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Première Partie Ce que la théorie dit

Section 3. Le « Libertador » [Libérateur] et la bipolarité des

caudillos

Dans un premier moment, le 15 février 1819, jour de l’inauguration du Congrès d’Angostura qui a eu lieu au Venezuela, SIMÓN BOLÍVAR s’est prononcé contre la réélection présidentielle car il considérait qu’elle constituait le prélude de la tyrannie du fait de

102 Cf. Q, Mr. Roosevelt’s Moral Right to Become a Candidate or Reelection, The North American Review, vol. 183, nº 598 (7 septembre, 1906.), p. 331-337.

l’ambition, naturelle chez le détenteur de la plus haute fonction de l’État, de garder indéfiniment l’énorme pouvoir qui lui avait été donné :

La continuité de l’autorité chez un même individu a souvent marqué la fin des gouvernements démocratiques. Les élections répétées sont essentielles dans les systèmes populaires, puisque rien n’est plus dangereux que de maintenir pendant longtemps un même citoyen au pouvoir. Le peuple s’habitue à lui obéir, et lui s’habitue à lui commander ; c’est l’origine de l’usurpation et de la tyrannie. Une juste préoccupation, c’est la garantie de la liberté républicaine, et nos citoyens doivent craindre à plus forte raison que le même magistrat qui les a commandés pendant longtemps, puisse les commander perpétuellement104.

Cependant, sept ans plus tard, dans le discours prononcé à Lima le 25 mai 1826 devant le Congrès Constituant de Bolivie, le Libérateur a changé diamétralement d’opinion pour proposer la création d’une présidence à vie, inspirée du modèle haïtien :

Le président de la République est, dans notre Constitution, comme le soleil qui, solidement placé en son centre, donne vie à l’Univers. Cette Autorité suprême doit être perpétuelle parce que dans les systèmes sans hiérarchies il est nécessaire, plus que dans d’autres, d’avoir un point fixe autour duquel les Magistrats et les citoyens peuvent tourner : les hommes et les choses. Donnez-moi un point fixe, disait un ancien, et je ferai bouger le monde. Pour la Bolivie, ce point est le Président à vie. Tout notre ordre repose sur lui, sans que n’en découle aucune action. Sa tête a été coupée pour que personne ne craigne ses intentions, et ses mains ont été liées pour qu’il ne lèse personne105

Cette sorte de « bipolarité des caudillos » n’est en rien bizarre chez les hommes politiques présidentiables, elle est peut-être aussi ancienne que l’existence du pouvoir. Ils préviennent d’abord sur les dangers que représente le fait qu’une même personne accumule autant de pouvoir pendant trop longtemps (normalement lorsqu’ils ne l’ont pas encore) et ils reculent ensuite pour dire exactement le contraire, en général quand ils sont eux-mêmes les bénéficiaires directs. Pour citer un exemple plus proche de cette pathologie politico- psychologique, pendant sa première candidature à la présidence de la Colombie, le 7 mai

104 S.BOLÍVAR,Escritos políticos, Bogotá, El Áncora Editores, 1983, p. 51 105 Ibid., p. 86-87.

2002, ÁLVARO URIBE s’est déclaré, devant le Sénat, contre le projet de prolongation du mandat des gouverneurs [préfets] et des maires :

La réélection immédiate ne me séduit pas, car le Gouvernement peut alors commencer à la rechercher, c’est l’une de ses expressions. En Colombie, nous avons vu qu’il y a un grand pourcentage de maires qui ont obtenu la réélection après une période intermédiaire. Si cela a fonctionné ainsi, où est la nécessité de la réélection immédiate ? Je ne suis pas d’accord avec cette modalité. Si moi, en tant que Président, je propose d’allonger le mandat présidentiel à cinq ans, cela doit bénéficier au candidat suivant, non pas à moi. Parce que si je gagne la Présidence, le peuple va voter pour me confier un mandat de quatre ans106.

Nous savons qu’en 2004 URIBE a non seulement encouragé une réforme constitutionnelle au Congrès afin de permettre la RPI qui a à peine obtenu la majorité nécessaire pour être approuvée au travers de l’achat des voix de certains parlementaires, mais qu’une fois élu pour un second mandat il a à nouveau voulu changer la Constitution par la voie d’un référendum, afin d’autoriser un troisième mandat. Seul un arrêt de la Cour Constitutionnelle colombienne a empêché sa perpétuation au pouvoir, du fait qu’elle a trouvé que cette initiative de plébiscite était formellement viciée aussi bien dans ses formalités parlementaires que dans son financement, et qu’elle était en plus matériellement contraire aux principes démocratiques non modifiables d’équilibre des pouvoirs et d’alternance au pouvoir. Cependant, lorsque le projet de référendum pour sa seconde réélection avait déjà été approuvé par le Sénat, au cours d’un forum organisé par la revue

The Economist à Bogota, à la question de l’un des participants sur l’intérêt de se faire réélire

pour la deuxième fois, le président URIBE a répondu :

J’y trouve des inconvénients pour les raisons suivantes : vouloir perpétuer le Président, et parce que le pays a beaucoup de bons dirigeants. Dans le domaine personnel, parce que je voudrais éviter l’amertume que les nouvelles générations me voient comme quelqu’un qui est attaché au pouvoir107.

Bien que le cynisme latent dans les affirmations de l’ancien président colombien ne laisse aucun doute sur la grande inconsistance qu’il y a entre ce qu’il dit et ce qu’il fait, le

106 « Uribe contre la réélection en 2002 », journal El Tiempo, 10 février 2004.

cas du Libérateur mérite une analyse plus fouillée afin d’explorer les fondements intellectuels, s’il y en a eu, de la transformation aussi radicale de sa pensée en seulement sept ans.

Du fort contraste entre les deux positions adoptées, on pourrait déduire un changement fondamental dans la conception théorique du modèle constitutionnel que BOLIVAR considérait comme le plus approprié pour l’Amérique Latine. En 1819 il a cherché pour le Venezuela une forte concentration du pouvoir présidentiel dans le but de contrecarrer la faiblesse provoquée par le modèle fédéraliste qui prévalait jusqu’alors, et qui avait comme contrepartie, l’établissement de mandats fixes et courts pour le président.

Le Libérateur pense à cette époque-là que la principale différence entre les monarchies et les républiques démocratiques c’est que, tandis que dans les premières tout le système d’équilibres est établi en faveur du monarque, dans les secondes, il est organisé contre le chef de l’État. Par conséquent, en vertu d’institutions et de pratiques séculaires telles que la vénération des peuples pour le Trône, l’appui de la noblesse, les immenses richesses accumulées de génération en génération par la dynastie royale et la protection fraternelle apportée de manière réciproque par tous les rois, dans les monarchies, le pouvoir qui doit être renforcé afin de trouver un équilibre, c’est le Parlement. En revanche, dans les républiques démocratiques, le pouvoir le plus fort doit être le pouvoir exécutif, ou plus précisément le pouvoir gouvernemental, car « tout conspire contre lui », dans la mesure où il doit supporter la fureur du peuple et les attaques constantes aussi bien du corps législatif que du pouvoir judiciaire :

Cette faiblesse peut être corrigée uniquement par la vigueur bien fondée et plutôt proportionnelle à la résistance opposée nécessairement au Pouvoir Exécutif par le Pouvoir Législatif, par le Pouvoir Judiciaire et par le peuple d’une République. Si on ne met pas à la portée de l’Exécutif tous les moyens qu’indique une juste attribution, il tombe de manière inévitable dans la nullité ou alors il abuse de son pouvoir ; je veux dire qu’il en arrive à la mort du gouvernement dont les héritiers sont l’anarchie, l’usurpation et la tyrannie. On tente de contenir l’autorité de l’exécutif par des restrictions et des obstacles ; il n’y a rien de plus juste ; mais il faut avertir que les liens que l’on prétend conserver sont renforcés, oui, mais non pas resserrés108.

108 S.BOLÍVAR,op. cit., p. 69.

L’encouragement postérieur de la présidence à vie pour la Bolivie en 1826 a cependant supposé une transformation substantielle de l’imaginaire du Libérateur concernant la meilleure structure de gouvernement pour l’Amérique Latine. L’option pour la continuité indéfinie du chef de l’État a été néanmoins accompagnée de l’affaiblissement du pouvoir présidentiel comme contrepartie du modèle institutionnel. C’est pourquoi la figure du président perpétuel a eu « la tête coupée » et « les mains liées » dans la Constitution de la Bolivie, selon BOLÍVAR.

Le modèle qui inspire la nouvelle constitution bolivienne c’est le président à vie avec le droit d’élire son successeur, propre à Haïti, qui est, selon BOLIVAR, « l’inspiration la plus sublime dans l’ordre républicain ». ALEXANDRE PETION a été nommé premier Président de la République d’Haïti en 1807 ; en 1816 il a promulgué une Constitution qui lui a octroyé la perpétuité dans ses fonctions, qu’il a seulement exercées jusqu’en 1818, quand il est mort de la fièvre jaune. Lui a succédé au pouvoir son protégé JEAN-PIERRE BOYER, un militaire qui a exercé la présidence jusqu’en 1843 quand il a été condamné à l’exil. Dans la Constitution haïtienne de 1816 le président avait de très larges pouvoirs : il était le Chef des Forces Armées, il proposait les lois au pouvoir législatif, il nommait tous les fonctionnaires civils, municipaux et militaires ainsi que les membres du pouvoir judiciaire, il dirigeait les relations internationales du pays et il avait le pouvoir de déclarer la guerre avec l’approbation du Sénat. L’idée de BOLIVAR c’était d’adapter cette figure à la Bolivie, mais en réduisant les pouvoirs du président afin de le rendre « moins dangereux ». C’est pourquoi le chef de l’État bolivien a été privé de ses plus importantes fonctions :

Il ne désigne ni les magistrats, ni les juges, ni les dignitaires ecclésiastiques, même pas les moins importants. Aucun gouvernement bien constitué n’a encore souffert de cette réduction du pouvoir : elle rajoute de plus en plus d’obstacles à l’autorité d’un chef qui verra toujours un peuple dominé par ceux qui exercent les fonctions les plus importantes de la société. Les prêtres dominent les consciences, les juges dominent la propriété, l’honneur et la vie, et les magistrats dominent tous les actes publics. Comme ils doivent uniquement au peuple leur dignité, leur gloire et leur fortune, le Président ne peut pas prétendre compliquer leurs ambitions. Si à cette considération on rajoute celles qui proviennent naturellement des oppositions générales que rencontre un gouvernement démocratique à tous les stades de son administration, il y a des motifs d’avoir la certitude que l’usurpation du pouvoir public est plus éloignée de ce

gouvernement que d’aucun autre109.

En marge de la mise en perspective de la proposition dans le cadre de la pensée de BOLÍVAR,qui donne une certaine rationalité à ce changement aussi brusque d’opinion, si nous analysons d’une manière séparée l’argumentation en faveur de la présidence à vie, nous voyons qu’elle revêt un caractère presque ésotérique. Le chef de l’État est considéré comme « le soleil qui donne vie à l’Univers », une métaphore héliocentrique très prétentieuse qui, cependant, n’a aucune valeur démonstrative, alors que le président à durée indéfinie est considéré comme « le point fixe » qui permettrait de « faire bouger le monde ».

Mais cela est-il en réalité un argument ? Pourquoi serait-il nécessaire d’avoir un « point fixe autour duquel tourneraient les magistrats et les citoyens » ? Existe-t-il la « loi de la gravitation politique universelle » qui fait que l’État fonctionne de la même manière que le système solaire ? En effet, on attribue à ARCHIMEDE l’affirmation métaphorique selon laquelle avec un point d’appui on pourrait faire bouger le monde, mais quel est le rapport empirique entre la théorie du levier et la perpétuité du pouvoir présidentiel ? Aucun, évidemment. Bien au contraire, la fragmentation du pouvoir, c’est-à-dire l’existence de multiples foyers dans lesquels on peut le disséminer comme une technique de rationalisation de son exercice, est la méthode adéquate pour éviter l’abus du pouvoir avant d’inciter à sa

concentration. C’est en outre le leitmotiv des principes de séparation, d’équilibre et de

contrôle réciproque des pouvoirs publics, tellement chers à la réflexion politique déjà en vigueur à l’époque.

Transposée à l’analyse des régimes politiques, une opération de jonglerie argumentative qui nous renvoie à COPERNIC et à ARCHIMEDE en extrapolant des conclusions du domaine de la physique à celui de la politique (même dans un sens métaphorique110),

peut avoir une certaine valeur esthétique, mais elle ne prouve rien, et il n’est pas nécessaire de trouver des arguments contre, pour la même raison qu’il n’est pas possible de réfuter la poésie.

109 Ibid., p. 87-88.

110 Sur les limites explicatives de l’argument analogique, on peut lireA.TAPIA,Persuasión en riesgo : el argumento por analogía, Blog El árbol de la retórica, 25 juillet 2008.

Section 4. Juan Linz et la règle de la non-réélection comme un