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Première Partie Ce que la théorie dit

Section 3. L’abus du pouvoir présidentiel à des fins électorales

3.4. Pouvoirs et ressources d’assistance

3.4.2. Les programmes de transfert monétaire conditionnel

Les pays d’Amérique Latine se caractérisent par l’adoption d’une « version tronquée de l’État-providence »186 en raison de l’exclusion du marché formel du travail

d’une grande partie de sa population, qui se trouve par conséquent dans des conditions sociales de vulnérabilité. Dans ce contexte, les droits sociaux des citoyens n’ont pas un caractère universel, mais comme ils sont liés à la participation au marché du travail formel de ses bénéficiaires, ils constituent un privilège auquel n’ont accès ni les travailleurs indépendants, ni les salariés sans protection qui n’ont pas les ressources suffisantes pour payer les services sociaux. Il s’agit d’un « régime libéral-informel dans lequel la prévision et la sécurité sociale fournies par le fait du marché ont gagné du terrain face aux services sociaux de l’État »187.

185 R.SIMMONS,If you really want to help the poor remember Milton Fredman, PERC Report, 26, nº 3 (2008), printemps.

186 J. SAAVEDRA et M. THOMASSI, Informality, the State and the Social Contract in Latin America: A Preliminary Exploration, International Labour Review,146, nº 3-4 (2007), p. 279- 309.

187 R. DOMBOIS, ¿“Brasilianización” global? Empleo atípico y Regímenes de Bienestar en Europa y América Latina”, Revista Latino-americana de Estudos do Trabalho, 17, nº 28 (2012), p. 28.

C’est pourquoi, avant la consolidation de l’État-providence en tant qu’instrument général de redistribution de la richesse, ce qui a prévalu en Amérique Latine c’est un modèle paternaliste néolibéral compensatoire, c’est-à-dire, un modèle destiné à « soigner » la pauvreté au lieu de l’éliminer, un modèle de dépense focalisée de l’État, mais non un modèle de promotion du développement humain durable à long terme, plus réactif que proactif face aux indicateurs de pauvreté.

Autrement dit, le modèle de protection sociale qui prévaut en Amérique Latine a été orienté, en raison des restrictions budgétaires des États, vers la promotion de l’aide

sociale plutôt que vers l’établissement d’une véritable sécurité sociale. La sécurité sociale comprend des institutions et des programmes tels que l’assurance-santé et

d’autres régulations du marché du travail (retraite, congés payés, primes, treizièmes mois) qui cherchent à protéger les salariés et leurs familles contre des contingences futures capables de mettre en péril leurs standards minimums de vie, telles que la maladie, la vieillesse et le chômage188. Elle se caractérise aussi par son cofinancement

à travers un modèle de contributions partagées entre les employeurs et les salariés, qui implique l’existence d’un contrat de travail ou du moins, la formalisation du travail indépendant. En revanche, l’aide sociale est directement financée par l’État avec des ressources provenant des impôts qui sont utilisées spécifiquement afin de soulager la situation de pauvreté.

Les pays latino-américains se caractérisent par leurs taux élevés de pauvreté, d’inégalité et d’emploi informel. Les données consolidées de TAKAHASHI189 montrent, au milieu des années 2000-2010190, les indicateurs suivants dans 16 pays d’Amérique Latine : un taux moyen de pauvreté de 36.3%, équivalent à plus d’un tiers de la population de la région ; un taux d’inégalité (estimé sur la base du coefficient de Gini) de 0.525, un des plus hauts du monde par continent ; un taux d’informalité du travail

188 A.BARRIENTOS,Social Protection and Poverty, Social Policy and Development Programme Paper, 42, The United Nations Research Institute for Social Development (UNRISD), 2010. 189 Y. TAKAHASHI, The Political Economy of Conditional Cash Transfers in Latin America, SSRN, 27 janvier 2014, p. 14.

190 Les données dont dispose TAKAHASHI ne correspondent pas à la même période pour tous les pays. Elles varient entre 2003 (Pérou) et 2007 (Panama).

parmi la population économiquement active qui s’élevait à 49.9% (presque la moitié de la population), avec une couverture de la sécurité sociale dans le secteur urbain formel de 68.4% et de 19.6% dans le secteur urbain informel. En somme, le pourcentage de couverture de la sécurité sociale dans la région était à l’époque (2005) d’à peine 37.4%.

Dans ce contexte d’énorme précarité du travail, on mesure mieux l’importance acquise par l’aide sociale en qualité de principal moyen de lutte contre la pauvreté dans la région. Ce déficit de sécurité sociale a conduit, en Amérique Latine, à la prolifération d’un type spécifique d’aides monétaires connu sous le nom de « programmes de transferts monétaires conditionnels » (PTC) ou « CCTs » pour ses initiales en anglais (Conditional Cash Transfer Programs). En 2012, les PTC subventionnaient 21.1% de la population latino-américaine. Les couvertures les plus larges se trouvaient en Équateur (43.1%), au Brésil (28.5%), au Guatemala (27.7%), au Mexique (27.2%) et en Colombie (24.6%) ; venaient ensuite le Pérou (11.4%), l’Argentine (8.8%), le Costa Rica (4.8%), le Panama (4.1%) et le Chili (3.7%)191 .

Les PTC peuvent être définis comme des politiques publiques à dépense focalisée dont le but est de briser le cycle intergénérationnel de pauvreté grâce à la formation de capital humain. Les PTC ont typiquement six caractéristiques en commun:

1. Leurs bénéficiaires potentielles, les individus extrêmement pauvres, sont sélectionnés après vérification des critères de précarité sociale.

2. Les bénéfices en liquide et sous forme de services sont transférés aux foyers ou aux familles, et non aux individus.

3. Ils fournissent de l’aide aux mères de famille avec enfants, qui continuent à percevoir l’allocation à condition de s’engager en contrepartie à envoyer leurs enfants à l’école et à les soumettre à des contrôles périodiques de santé.

4. Ils favorisent le développement de capital humain grâce à l’aide sociale qu’ils fournissent et qui intègre l’enseignement, la santé et la nutrition.

5. Ils encouragent la participation des bénéficiaires au fonctionnement et au contrôle du

programme.

6. Ils appuient la réalisation d’évaluations externes afin de mesurer l’impact du programme sur la réduction de la pauvreté192.

En termes généraux, l’état actuel du débat sur l’efficacité et l’impact des politiques d’aide à la lutte contre la pauvreté soutient qu’elles sont plus efficaces à moyen et à long terme quand elles envoient un « message positif » – non stigmatisant – au citoyen bénéficiaire193. A cet égard, les politiques publiques qui matérialisent des « droits »

universels – et non des bénéfices – et qui s’accompagnent de mécanismes qui favorisent la participation politique des citoyens, tendent à être plus réussies194. En cas de conditionnalité

des versements, sauf si ces politiques sont accompagnées par des incentives appropriés, elles peuvent agir comme des dispositifs de stigmatisation sociale et de perpétuation du cercle de pauvreté dans des contextes où le fait d’être, de se montrer et de se déclarer « pauvre » face à l’État, est une affaire beaucoup plus rentable que de travailler ou de faire des efforts pour sortir de la pauvreté.

Bien qu’au début on ait indiqué que les PTC pourraient provoquer la chute de leurs bénéficiaires dans « le piège de la pauvreté », les évaluations réalisées en Argentine, au Brésil, au Chili, au Honduras, au Mexique, au Nicaragua et au Paraguay, n’ont trouvé aucune évidence empirique pouvant prouver qu’ils peuvent défavoriser l’inclusion dans le marché du travail. Au contraire, plusieurs recherches et études d’impact ont démontré qu’ils démotivent le travail des enfants mineurs parce que, si les parents perçoivent une aide économique, les enfants peuvent aller à l’école au lieu

192 Y.TAKAHASHI,The Political Economy of Conditional Cash Transfers in Latin America, op. cit.

193 Voir en général A.CAMPBELL,How Policies Make Citizens. Senior Political Activism and the American Welfare State, Princeton, Princeton University Press, 2003 et J. FLÓREZ, De Maquiavelo al Estado postmoderno. Paradigmas políticos de aproximación al fenómeno estatal”, Revista Derecho del Estado, 29, nº 2 (2012), p. 107-144 ; sur les immigrants voir I. BLOEMRAAD, Becoming a Citizen: Incorporating Immigrants and Refugees in the United States and Canada, Berkeley, University of California Press, 2006 ; sur les minorités ethniques voir S. KUMLIN et B. ROTHSTEIN, 2007. Minorities and Mistrust: The Cushioning Impact of Informal Social Contacts and Political-Institutional Fairness, Paper presented at the European Consortium for Political Research Joint Session of Workshops, Helsinki, 7-12 mai 2007.

194 S. METTLER et J. SOSS, The Consequences of Public Policy for Democratic Citizenship, Perspectives on Politics, 2, nº 1 (2004), p. 55-73.

d’être obligés de travailler195.

Au Chili (les PTC) ont poussé plus de gens à travailler dans des zones rurales. Au Brésil il arrive que les bénéficiaires du programme cherchent davantage de travail que les non-bénéficiaires qui appartiennent à la même classe sociale. En Colombie aussi, le taux d’inactivité professionnelle et de chômage des bénéficiaires ont chuté. Dans plusieurs pays comme le Brésil, on voit que les mères, du fait qu’elles sont obligées d’envoyer leurs enfants à l’école, ont plus de temps pour travailler à l’extérieur de la maison.

Rares sont les cas où des individus ayant perçu l’aide arrêtent de travailler. L’un d’entre eux s’est présenté en Argentine, où il y a eu des familles dans lesquelles l’homme continue de travailler et la femme quitte le travail parce qu’elle gagnait très peu, en général comme employée domestique, et avec l’allocation elle peut rester à la maison et s’occuper de ses enfants ou de ses parents. Les pauvres en Amérique Latine ont peu souvent accès aux crèches pour leurs enfants petits ou aux maisons de soins gériatriques pour les personnes âgées. Au Brésil aussi, il s’est avéré que des femmes ont réduit leur horaire de travail rémunéré du fait de Bolsa Familia, tandis que les hommes l’élargissaient dans des zones rurales196.

En Colombie, le programme Familles en Action a eu un impact direct important sur la lutte contre la pauvreté en favorisant l’augmentation de la fréquentation scolaire, ainsi que la réduction de la malnutrition infantile et de la mortalité qui en est la conséquence. Il a également eu des répercussions positives indirectes sur la participation électorale, sur l’offre éducative, sur l’autonomie économique des femmes, sur la grossesse chez les adolescentes, et sur la bancarisation, entre autres197. Le

programme a même eu des conséquences positives totalement inattendues, telles que la réduction de la criminalité en vertu d’un double effet de « revenu » et « d’incapacité ». L’effet revenu fait que le PTC affecte le taux de criminalité car il « soulage la restriction budgétaire des foyers grâce à l’allocation octroyée par le

195 « Los programas de transferencias condicionadas y el mercado laboral », CEPAL et OIT, Coyuntura laboral en América Latina y el Caribe, nº 10, mai 2014.

196 A.REBOSSIO,Estudios descartan el mito de que los subsidios fomentan la vagancia, op. cit. 197 A.CAMACHO,Familias en Acción: un programa con alcances adicionales a la formación de capital humano, op. cit.

programme », en réduisant ainsi le besoin de participer à des activités illicites pour financer les dépenses du foyer. L’effet d’incapacité, pour sa part, est obtenu grâce à l’augmentation de la scolarisation des enfants et des adolescents, c’est-à-dire grâce à une plus longue permanence dans les établissements d’éducation, ce qui les rend « incapables » de réaliser des activités illégales198.

Les PTC sont actuellement une recette de lutte contre la pauvreté qui est appliquée dans la plupart des pays d’Amérique Latine. Depuis 1990, on peut identifier 19 pays qui ont mis en place des programmes de ce type199.

198 A. CAMACHO, D. MEJÍA et C. ULLOA, Unintended effect of Conditional Cash Transfer Programs: Reductions in the Crime rate, op. cit.

199 S.CECCHINI etA. MADARIAGA,Programas de transferencias condicionadas. Balance de la experiencia reciente en América Latina y el Caribe, Cuadernos de la CEPAL, nº 95, 2011, p. 11. Par pays :

1. Honduras (1990) : « Programme d’Allocation Familiale » ; « Bon pour 10.000 Éducation, Santé et Nutrition » (2010).

2. Brésil (1996): « Bolsa Escola » ; rebaptisé « Bolsa Familia » en 2003.

3. Mexique (1997) : « Plan Opportunités », son nom original était « Progresse » et il a été changé en 2002.

4. Équateur (1998) : « Bon de Solidarité » ; restructuré en 2003, lorsqu’il a pris le nom de « Bon de Développement Humain ».

5. Nicaragua (2000-2006) : « Réseau de Protection Sociale ».

6. Colombie (2001) : « Familles en Action » ; après une restructuration en 2012 il est devenu « Plus de Familles en Action ».

7. Chili (2002) : « Chili Solidaire ».

8. Jamaïque (2002) : « Programme de progrès grâce à la santé et à l’éducation » (PATH). 9. Pérou (2005) : « Ensemble ».

10. Argentine (2005) : « Programme Ciudadanía Porteña (Citoyens de Buenos Aires) “De plein droit” » ; « Allocation Universelle par Enfant » (2009).

11. République Dominicaine (2005) : « Programme Solidarité ».

12. Salvador (2005) : « Communautés Solidaires Rurales » (ancien « Réseau Solidaire »). 13. Paraguay (2005) : « Tekoporã » ; « Abrazo » (2005).

14. Panama (2006) : « Réseau d’Opportunités ». 15. Costa Rica (2006) : « Avançons ».

16. Bolivie (2006) : « Bon “ Juancito Pinto” » ; « Bon pour Mère de Garçon-Fille “Juana Azurduy de Padilla” » (2009).

17. Trinité et Tobago (2006): « Programme de transferts monétaires conditionnés focalisés (TCCTP) ».

18. Uruguay (2008) : « Allocations Familiales ». 19. Guatemala (2008) : « Ma Famille Progresse ».