• Aucun résultat trouvé

Deuxième Partie Réélection présidentielle et démocratie Dans cette deuxième partie de notre travail, nous nous proposons de délimiter

Section 2. Un modèle, pas un idéal

« L’une des conditions fondamentales pour que la démocratie fonctionne, c’est que les citoyens n’en attendent pas tout »266.

RALF DAHRENDORF Après avoir posé les prémisses épistémologiques ci-dessus, l’obstacle le plus important auquel la théorie démocratique empirique doit faire face aujourd’hui en tant que discipline, c’est que son objet d’étude, la démocratie, est devenue une « religion politique séculière » qui ne réagit plus à la critique rationnelle. La normalisation mondiale de la démocratie en tant que modèle institutionnel prédominant267 et souhaitable d’exercice du pouvoir politique fait que toute critique à l’encontre de la superioreté morale de l’autogouvernement du peuple soit automatiquement considérée – sans la soumettre au filtre de l’argumentation rationnelle – non seulement comme une erreur mais bien comme un « péché », une offense envers une vérité absolue révélée et consolidée dans l’imaginaire collectif global comme un idéal suprême de gouvernement et par conséquent irréfutable.

265 D.ACEMOGLU et ál.,Democracy Does Cause Growth, op. cit.

266 R.DAHRENDORF,El futuro y sus enemigos, Paidós, Barcelona, 2009, p. 116.

267 Selon le rapport de Freedom House « Freedom in the World 2016. Anxious Dictators, Wavering Democracies: Global Freedom Under Pressure » (disponible sur http://freedomhouse.org/), 64% des pays du monde (125 sur 195) étaient des démocraties électorales en 2015.

Une fois transformée en religion politique, celui qui osera critiquer la démocratie sera lynché par les supporters puisqu’il nie « Dieu », c’est-à-dire la volonté et la sagesse du peuple. Et comme celui qui ne croit pas en Dieu, c’est « parce qu’il adore le diable », alors le critique incorruptible de la démocratie est immédiatement accusé d’être autocratique tandis qu’est corroboré le faux dilemme selon lequel ce qui n’est pas démocratique, est dictatorial bien qu’en matière économique, par exemple, l’anarchie soit une alternative viable lorsqu’on choisit de confier dans les forces du marché268.

L’aspect grave de cette sacralisation d’un modèle particulier de gouvernement, c’est qu’on peut être un démocrate rationnel seulement à partir de la critique systématique de la démocratie, qui est la condition pour la comprendre comme ce qu’elle est réellement : une méthode politique ou un modèle de gouvernement avec des vertus, mais aussi des défauts et des possibilités limitées d’exécution. Le reste est du fanatisme qui alimente le comportement du « démocrate croyant » qui, même face à des preuves irréfutables de l’inexistence de ses idoles, continue à leur rendre un culte. Aucun design institutionnel n’est parfait dans le sens de pouvoir répondre à toutes les demandes qu’on peut lui présenter, mais il se caractérise par l’existence de compensations (trade-offs) entre les diverses aspirations qu’il pourrait réaliser.

Une grande vertu de la démocratie, c’est sa valeur pacificatrice. La « théorie de la paix démocratique » a été validée empiriquement par la littérature spécialisée pour corroborer l’hypothèse selon laquelle les démocraties non seulement ont moins tendance à se faire la guerre entre elles, mais aussi qu’elles sont moins violentes envers les citoyens qui les habitent, que les autocraties (voir sections 3, 4 et 5 du

Chapitre 5). Une autre précieuse qualité de la règle de majorité, procédure qui se

trouve au cœur de la structure démocratique, c’est sa capacité à satisfaire efficacement le plus grand nombre possible de volontés individuelles dans des scénarios de décisions caractérisés par la confrontation entre des intérêts politiques

268 « Dans les démocraties, la principale alternative à la règle de la majorité ce n’est pas la dictature, ce sont les marchés » (B. CAPLAN, The Myth of the Rational Voter: Why Democracies Choose Bad Policies, Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2007, loc. 198). Il s’agit évidemment d’une vision économiciste de la démocratie, mais qui est une vision pertinente en ce qui concerne les politiques économiques.

opposés. Toutefois, cette capacité a sa contrepartie négative dans le fait que, sauf dans les très rares cas d’unanimité, il n’est pas possible, dans les processus démocratiques, de faire plaisir à toutes les préférences individuelles, ce qui peut sans doute être compris comme une imperfection du modèle. Un autre défaut structurel de la démocratie libérale, le phénomène de l’abstention, c’est l’impossibilité de garantir la pleine participation aux processus électoraux. Les différentes modalités du vote obligatoire adoptées dans plusieurs parties du monde, qui augmentent la participation électorale de 11% en moyenne269, supposent un sacrifice plus ou moins important de

la liberté du citoyen selon le type de mesures coercitives établies comme sanction à l’électeur quand il s’abstient de voter. De plus, il y a deux limites270 claires de la

démocratie électorale : i. elle n’est pas appropriée pour garantir le choix de gouvernants compétents, ii. elle ne conduit pas non plus à la prise de décisions collectives d’une meilleure qualité, même pas dans des ambiances idéales pour échanger des arguments et par conséquent la délibération manque en réalité de valeur épistémique en lésant les aspirations de ses défenseurs les plus enthousiastes (voir

Section 6 du Chapitre 4). C’est bien pourquoi KELSEN271 peut caractériser avec lucidité la règle de majorité comme une méthode transactionnelle « dialectico- contradictoire »qui permet de prendre des décisions collectives en respectant le plus grand nombre de volontés individuelles, mais inadéquate pour trouver des « vérités plus élevées » ou absolues (donc on ne doit pas être surpris par la promulgation historique même de « lois atroces » bien qu’elles aient été approuvées de manière démocratique). De la même manière, le modèle démocratique spécifiquement représentatif possède des limites infranchissables quant à la quantité de participation citoyenne effective à l’exercice du gouvernement qu’il peut matérialiser puisqu’il devient inévitable qu’il soit élitiste (voir Section 3 du Chapitre 3). Il en résulte que « l’auto-gouvernement du peuple », dans le contexte moderne, est donc une aporie irréalisable qui, malgré tout, nourrit encore le discours démocratique.

269 A. BLAIS, To Vote or Not to Vote? The Merits and Limits of Rational Choice Theory. Pittsburgh, PA, University of Pittsburgh Press, 2000, p. 27.

270 La différence conceptuelle entre « défaut » et « limite » de la démocratie, c’est que le premier se réfère à un objectif qui, bien qu’on puisse l’atteindre, n’est pas réalisé, tandis que la deuxième correspond à une incapacité structurelle, quelque chose que le modèle ne peut pas réaliser empiriquement.