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Deuxième Partie Réélection présidentielle et démocratie Dans cette deuxième partie de notre travail, nous nous proposons de délimiter

C HAPITRE 1 L E BESOIN DE DEVOILER

« La démocratie est très surévaluée »240.

FRANK UNDERWOOD On trouverait dans l’article de HANS NOEL intitulé « Dix choses que les politologues savent et vous non »241 une assez bonne introduction à la science

politique : il soutient que l’objectif de la discipline est « de s’assurer que les choses que nous croyons vraies le soient réellement » et que, par conséquent, le plus grand défi que la science politique pose à ses adeptes, c’est celui de développer la capacité de « reconnaître ce qu’ils ne savent pas ».

Nous ne pourrions pas imaginer une meilleure description de la fonction que remplissent en général les sciences sociales. Valider empiriquement ce qu’en principe nous croyons vrai et, dans le cas contraire, le démystifier, prouver que ce qui est évident est vrai, mais écarter aussi qu’il le soit quand ce qui est contre-intuitif s’avère plus judicieux, c’est justement ce que visent la majorité des découvertes scientifiques importantes. Il est difficile de trouver une observation plus perspicace à cet égard que celle de GÓMEZ DÁVILA : « Celui qui aura la curiosité de mesurer sa stupidité, devra compter le nombre de choses qui lui paraissent évidentes »242.

Nous croyons que la quantité de fausses évidences qui circulent sur la démocratie n’a pas d’équivalent dans l’histoire de la science et de la philosophie politique. Il n’existe pas un mot sémantiquement plus galvaudé que celui de « démocratie », ou un adjectif plus exploité de manière opportuniste que « démocratique », non seulement dans le langage courant mais même dans les textes de théorie démocratique. Rien que dans la littérature spécialisée, COLLIER et

240 « Democracy is so overrated ».

241 H.NOEL,Ten Things Political Scientists Know that You Don’t, The Forum, 8, nº 3 (2010), Article 12.

LEVISTKY243 ont identifié plus de 550 définitions de démocratie, fabriquées pour désigner des arrangements institutionnels avec des caractéristiques spécifiques qui correspondraient à des démocraties « pleines », ainsi qu’une vaste gamme de sous-

types utilisés afin d’encadrer des formes « réduites » de démocratie. Le catalogue des

définitions contient même des oxymorons, comme ceux par exemple de « démocratie autoritaire » et de « démocratie militairement dominée ». En vertu de sa capacité millénaire de survie dans plusieurs langues et en marge de la vaste ambigüité que ce mot a pu supporter afin de désigner une énorme multiplicité d’objets, il n’existe pas par conséquent dans l’histoire universelle du galimatias, un parcours sémantique qui provoque une telle perplexité que celle qui est décrite par le mot démocratie244.

La confusion sur la véritable portée de la démocratie en tant que phénomène observable, répond aussi à l’usage stratégique que les élites font de ce mot afin de justifier leur domination. « L’exercice du pouvoir dépend en grande partie d’un conditionnement social qui essaye de l’occulter. Les jeunes apprennent que, dans une démocratie, tout le pouvoir réside dans le peuple »245, a écrit KEN GALBRAITH dans sa

magnifique Anatomie du pouvoir. Quand le pouvoir est fondé sur la persuasion plus que sur la force, il est généralement édulcoré avec une bonne dose de ruse. Il n’y a pas de méthode plus efficace pour justifier la soumission de beaucoup d’individus à quelques-uns, que de leur faire croire qu’ils l’ont acceptée, ou encore de manière plus perverse – et plus efficace – que la soumission en réalité n’existe pas puisqu’ils continuent à détenir le pouvoir car il a été à peine délégué. Pour reprendre la terminologie de MERTON246, la principale « fonction latente » du mythe de la

souveraineté du peuple, c’est de tromper l’électeur sur la véritable portée de son

influence sur le processus démocratique. La personnification de l’État, son apparence de personne immatérielle distincte des citoyens sert, entre autres fins, à déguiser la domination parce « qu’elle cache le fait qu’il y a une domination de l’homme sur

243 D.COLLIER et S.LEVITSKY,Democracy with Adjectives, World Politics, 49, nº 3 (1997), p. 430-451.

244 J.DUNN,Democracy: A History, New York, Atlantic Monthly Press, 2005.

245 J.GALBRAITH,La anatomía del poder, Barcelona, Plaza & Janes Editores, 1984, p. 30. 246 R.MERTON, Teoría y estructura sociales, op. cit.

l’homme qui est intolérable pour le sentiment démocratique »247.

En 1904, G. K. CHESTERTON a publié son roman, Le Napoléon de Notting

Hill248. L’histoire se passe quatre-vingts ans plus tard249, dans un Londres du futur qui

a décidé – en apparence – d’abandonner la démocratie afin d’adopter un système aléatoire d’élection du Roi par tirage au sort par ordre alphabétique. AUBERON QUIN (un individu qui, « quand il entrait dans un endroit où il y avait des gens qui ne le connaissaient pas, était pris pour un petit enfant et ils voulaient tous l’assoir sur leurs genoux, jusqu’à ce qu’il se mette à parler et alors ils comprenaient qu’un enfant dirait des choses plus intelligentes ») est favorisé par le hasard et une fois élu roi, il s’attache à faire depuis le trône toute sorte d’imbécilités extravagantes. L’idée qu’exprime CHESTERTON avec un génie littéraire et une ironie mordante dans cette parodie, c’est qu’il n’y aurait pas de différence substantielle entre démocratie et autocratie car, à la longue, aucune d’entre elles ne parvient à garantir de meilleurs résultats. C’est pourquoi le modèle de gouvernement par tirage au sort est finalement devenu « la démocratie la plus pure », car il n’y aurait rien de plus démocratique que de laisser totalement au hasard l’élection des dirigeants, de manière que même l’individu le plus scandaleusement stupide puisse avoir la possibilité de diriger les autres (ce qui n’est pas très différent de ce qui arrive lors des élections). Il s’agissait sans doute d’une critique avisée de la principale limite de la démocratie : son incapacité à mettre en œuvre l’élection de dirigeants compétents. Le problème posé par CHESTERTON est ancien, il remonte à PLATON et à sa défense du protectorat ou « gouvernement des meilleurs » en tant que modèle de gouvernement alternatif supérieur à la démocratie. Cependant, ce débat est tellement complexe que, comme nous le verrons en détail plus loin (Section 2 du Chapitre 4), en partant de la perspective de la théorie démocratique, il n’est même pas possible de discerner quels seraient « les meilleurs » dirigeants puisque, en raison de l’énorme degré de contingence et de contenu moral que revêtent les décisions de nature politique, leur

247 H.KELSEN, Esencia y valor de la democracia, México, Colofón, 2005, p. 26.

248 G.CHESTERTON,GILBERT,The Napoleon of Notting Hill: A Fantasy of the Future, World Library Classics, 2009.

249 On spécule sur le fait de savoir si le nom de la monumentale dystopie portant le nom de cette année-là (1984) et que publiera GEORGE ORWELL 20 ans plus tard, n’a pas été une simple coïncidence.

valeur de correction échappe à des critères absolus de rationalité.

Il y a beaucoup de confusions, de lieux communs ouvertement faux mais solidement implantés dans l’imaginaire collectif et d’importantes questions encore sans réponse définitive du fait des preuves disponibles qui entourent le débat sur les possibilités de la démocratie. Cela englobe des problèmes analytiquement aussi élémentaires que celui de comprendre que la « volonté populaire » est un élément empiriquement inobservable, quelque chose qui n’existe pas dans la pratique politique car le processus d’agrégation des volontés individuelles imposé par la règle de la majorité est nécessairement défectueux, dans le sens où il ne parvient pas à satisfaire à la fois des impératifs de rationalité collective tels que la non-existence de restrictions dans le type d’intérêts ajoutables, l’absence de dictature, l’indépendance d’alternatives sans importance, la monotonie et la règle de la non-imposition ou souveraineté citoyenne, des conditions qui, selon le modèle d’ARROW250, une fois réunies rendraient possible la démocratie telle qu’elle est conçue par la doctrine classique. Mais la confusion concerne aussi des débats académiquement beaucoup plus complexes, puisqu’ils impliquent l’analyse longitudinale et transversale d’un énorme volume de données pour tenter d’établir des liens de causalité, comme par exemple, essayer d’élucider si le modèle démocratique de gouvernement est réellement la « cause » de niveaux supérieurs de paix aussi bien entre États qu’interne, ainsi qu’un moteur de développement économique.

Dans cette deuxième partie de notre recherche, nous nous approchons de manière critique et systématique des principales qualités que le maximalisme a attribuées au modèle démocratique de gouvernement sans s’arrêter suffisamment pour pondérer leur caractère raisonnable, parmi lesquelles : la représentation des intérêts des citoyens, la rationalité des décisions collectives, l’encouragement de la paix internationale et interne, le développement économique, l’égalité sociale et la protection des droits de l’homme. Mais avant cela, nous faisons dans le Chapitre 2 une courte présentation de l’aura mythico-religieuse qui entoure aujourd’hui l’idée démocratique, agissant comme principal mécanisme de normalisation globale et de reproduction intergénérationnelle d’idées bâtardes concernant les caractéristiques et

250 K. ARROW, Social Choice and Individual Values, New Haven, Yale University Press, 1951.

les capacités réelles du modèle démocratique, d’une manière très semblable à celle de n’importe quelle autre « religion ». Dans le Chapitre 3, nous présentons les deux grandes approches utilisées pour affronter le problème de définir la démocratie et le débat « Maximalisme idéaliste Vs. Minimalisme réaliste » suscité par les deux méthodologies. Nous aborderons ensuite en détail dans les deux chapitres suivante les inconsistances aussi bien théoriques (Chapitre 4) qu’empiriques (Chapitre 5) présentées par quelques perspectives maximalistes. Dans le Chapitre 6, nous développons ce que nous appelons la « démocratisation de la pensée », c’est-à-dire la dialectique dénaturée qui tend à valoriser toutes sortes de phénomènes sociaux en termes de plus ou moins démocratiques, bien qu’ils soient complètement étrangers au critère qui définit le modèle, procédé qui - à notre avis - a contribué à obscurcir énormément la discussion sur le contenu de la démocratie. Dans le Chapitre 7, nous formulons une définition minimale mais réaliste (vérifiable par l’expérience) du gouvernement démocratique pour en arriver finalement au Chapitre 8 où nous expliquons pourquoi l’approche réaliste est non seulement supérieure intellectuellement du fait de sa plus grande valeur descriptive, mais aussi qu’elle a une utilité sociale parce qu’elle produit une connaissance applicable à la rationalisation de la démocratie.

La question qui oriente toute notre recherche intellectuelle, c’est : quel devrait

être le contenu d’une définition rationnelle de la démocratie, à laquelle nous tentons

toujours de répondre avec le même leitmotiv : un contenu qui décrive avec la plus grande rigueur uniquement ce que la démocratie est réellement dans la pratique, et non ce qu’aussi bien ses détracteurs que ses adeptes voudraient qu’elle soit afin de la contredire ou de la promouvoir.

FRANK UNDERWOOD251 a raison quand il affirme que « la démocratie est surévaluée ». Non pas parce qu’elle manque de valeur, mais plutôt parce que le grand nombre de qualités qui lui sont attribuées aujourd’hui du fait de sa normalisation globale en tant qu’idéal de bonne gouvernance – qui entraîne surtout sa mauvaise compréhension – est loin d’être vérifiable. C’est pourquoi cette partie de notre travail entend préciser tout ce que la démocratie n’est pas et le peu – mais crucial – qu’elle

est. La démocratie est loin d’être un excellent modèle de gouvernement, mais sans

elle . . . le monde serait, pour commencer, plus violent.

C

HAPITRE

2.L

E CREDO DEMOCRATIQUE SECULIER

L’objectif de ce chapitre est de dévoiler que le discours démocratique traditionnel fonctionne aujourd’hui comme une religion politique. Autrement dit, comme une somme de lieux communs et de dogmes qui ne résistent pas à la vérification empirique et qui ne répondent pas non plus à la critique rationnelle. À cet effet, nous préciserons les portées de la théorie démocratique empirique et ses différences avec la théorie démocratique normative et l’idéologie démocratique (Section 1). Puis nous nous centrerons sur le fait de montrer que la démocratie est un modèle d’exercice du gouvernement qui est loin d’être parfait, afin de mettre en évidence qu’il possède des vertus mais aussi des défauts et des limites structurelles (Section 2). Puis nous présenterons la triade de fictions (« Sainte Trinité démocratique ») qui sert de socle au discours démocratique traditionnel (Section 3), ainsi qu’une sélection des grandes erreurs et injustices commises par les majorités tout au long de l’histoire (Section 4). Finalement, nous proposons l’hypothèse que les

excès de démocratie attentent contre la fonctionnalité du système démocratique qui a

souvent besoin de limites pour être rationalisé (Section 5). C’est pourquoi l’objectif final des réformateurs politiques ne doit pas être de prôner de manière indiscriminée « plus de démocratie » mais plutôt de forger une « meilleure démocratie ».