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Ritualisation des céréales de la noce

CHAPITRE III : LES CÉRÉMONIES PRÉNUPTIALES

2. Ritualisation des céréales de la noce

Les préparatifs de la noce se font collectivement. L'aide du groupe aux familles des mariés se manifeste premièrement par le prêt d'ustensiles de cuisine, de meubles, et par le don de certains produits de bouche (céréales, sucre, œufs, etc.) ; deuxièmement par la participation active à l'accomplissement des corvées cérémonielles. Ce travail collectif est sexuellement divisé.

Les jeunes gens collectent du bois de chauffage3, des ustensiles de cuisine et des meubles (nattes, tapis, coussins, tables). Aux jeunes filles revient l'approvisionnement de la noce en eau potable. Les femmes, quant à elles, lavent et trient les céréales. Elles tamisent la farine, roulent la semoule et pétrissent les pains. Avant l'introduction de

1. Ce sont respectivement le mois anniversaire de la mort du Prophète, et le mois de jeûne collectif. Pendant le Ramadan, seuls les mariages des veuves et des divorcées sont conclus.

2

. Un proverbe chleuh dit : « La récolte précède la noce » (tzward tamgra tamra).

moulins, le dur labeur de la mouture était également à leur charge. Si la famille de la mariée est aisée, ses parentes ne font pas la cuisine pendant les cérémonies. Cette corvée est à la charge de domestiques engagées pour la circonstance. À Achtouken, la cuisson des tajines, la vaisselle et le service des repas sont entièrement pris en charge par des hommes. Les femmes ne s'occupent que de la cuisson du couscous et des pains.

2.1. Le tri collectif : rites de protection et de propitiation

La cérémonie du tri des céréales, afran1, a lieu au domicile du jeune homme. La maîtresse de maison étend une grande natte le long du mur droit de la cour intérieure (asarag)2. Sur cette natte, elle verse l’orge de la noce. Toutes les femmes invitées au mariage (parentes et voisines) apportent un panier d'orge. Au fur et à mesure qu’elles arrivent, leurs paniers sont vidés sur les céréales du marié jusqu'à former un grand monticule. Lorsqu'elles sont toutes réunies, des dattes et un bracelet (en argent) ouvert (abzg bi-ymi) sont cachés dans l’orge. Avec quelques poignées de sel, trois « aînées » (timzwura) saupoudrent les céréales et les invitées. Elles poussent trois you-you et débutent le tri en chantant le chant (tangift) suivant :

bsm lah u salli ala Muhmad

Au nom de Dieu et prions pour Mohammed [le Prophète]

nzwur ism n rbi

Nous commençons par le nom de Dieu

g ma hna a yid iran

C'est mon frère chéri qui m'a appelé

azal ihman ihrrard kuyan

À l'heure chaude, chacun s'est libéré

g ma hna a yid iran

C'est mon frère chéri qui m'a appelé

a lluz ih ifsa tizwa a d isawal

Quand l'amandier est en fleurs, c'est avec les abeilles qu'il converse

abrrah s ubrrah

D'un crieur à l'autre

1. afran : stricto sensu, ce terme signifie « triage » ; lato sensu, il désigne les céréales, ainsi que toutes les opérations de préparation à la consommation. Il désigne également la cérémonie du triage. À Tiznit, c'est le terme

izid (mouture) qui recouvre tous ces sens. L'expression tiznitoise « ils ont tiré les céréales » (ksnd izid) signifie

« ils sont prêts pour la célébration du mariage ». 2

. asarag : cour intérieure à ciel ouvert sur laquelle donnent toutes les pièces de la maison. Cette cour est l’espace de tous les rituels publics.

ma mu ših tamrans a d šin ti ywi

Ceux dont j’ai mangé le mariage, qu'ils mangent celui de mon fils

Ce rite accompli, les autres femmes se mettent au travail. Quelques-unes chantent et dansent, pour les divertir et les encourager. Celle qui trouve le bracelet le garde jusqu'au jour de la noce. Elle aura l’honneur de le passer au bras de la mariée, sur le seuil du domicile conjugal. À Ineda Ouzal, tous les bijoux des femmes de la maisonnée du marié sont cachés dans le tas de céréales. Au fur et à mesure qu'elles les trouvent, les trieuses s'en parent. À la fin de la journée, elles les rendent à leurs propriétaires. L’enfouissement d’objets en argent dans les céréales a pour objectif de les protéger de la souillure1.

Leur corvée terminée, les trieuses se réunissent dans une grande pièce où elles se divertissent en chantant et en dansant. Bien qu’elles soient réunies pour l’accomplissement d’une tâche salissante, ces femmes sont revêtues de leurs plus beaux atours et parées de tous leurs lourds bijoux. Elles sont également maquillées et teintes au henné. La mère du marié leur offre un repas composé des mets suivants : de la bouillie de maïs (tagulla), du beurre cuit, de la pâte d'amandes (amlu), du miel, du pain et du thé. Des tajines d'agneau leur sont également offerts, si la famille du marié est aisée.

Pendant le tri des céréales, les jeunes gens sont allés de leur côté ramasser du bois de chauffage. À leur retour, ils placent les céréales dans les bâts de leurs mulets ; et ils les portent aussitôt au moulin. L’orge de la noce ne doit pas être mondée. Cet interdit est fondé sur la croyance que son émondage rend le mari physiquement violent envers sa conjointe.

2.2. Infraction rituelle au code de ségrégation (Tiznit)

À Tiznit, les rites du tri donnent lieu à l’élection de la plus belle trieuse, suivie du marquage de la chambre nuptiale au henné. À leur retour de la forêt, les jeunes

1

. Chez les Idaw Martini, où ce sont les « précédentes » qui trient les céréales, celle qui trouve le bracelet ouvert a l'honneur de ramasser le plus important fagot pour la noce. Voir N. EL ALAOUI, 1991, p. 156.

célibataires entrent dans la pièce où se tiennent les trieuses. Dès qu’ils arrivent, les femmes cessent leurs chants et leurs danses. Elles s’adossent aux murs et rabattent modestement leur voile (addal). Le jeune homme qui entre en premier porte un grand seau en cuivre contenant une pâte de henné préparée par une « aînée » du marié. Les jeunes gens saluent les femmes une par une ; et ils s’attardent auprès de celles qui leur semblent jolies. Si elles sont timides, ils prennent un malin plaisir à les chahuter. Pour les amener à se dévoiler, ils leur demandent de leur faire les yeux à l’antimoine (tazult). C’est le porteur du seau qui désigne la plus belle en lui demandant un bracelet. La « miss » ainsi élue retire son plus beau bracelet ; elle le plonge dans le henné et fait une onction sur la paume droite de tous les jeunes gens. Le porteur du seau garde ce bracelet et quitte la pièce, suivi de ses camarades. Il se dirige vers la chambre qui a été réservée pour la consommation du mariage, et qui deviendra l’appartement privé du jeune couple. À l'aide du bracelet enduit de henné, il trace une croix sur le mur juste au-dessus du linteau. Ce marquage au henné a une fonction de signalisation comme le dressage de deux roseaux qui est accompli chez les Aksimen et les Achtouken1.

L’entrée des jeunes gens dans l’espace féminin constitue une violation du code de ségrégation qui interdit à la femme tiznitoise de se dévoiler et de parler à tout homme étranger à sa parenté. Mais cette infraction est tolérée, d’une part parce qu’elle est accomplie dans un but rituel, et d’autre part parce que les agents sont de très jeunes garçons qui ont souvent l’âge des fils des femmes qu’ils chahutent.

2.3. Destruction de l’ivraie : rite de pluie et de protection

Les gravillons et les grains non comestibles que les trieuses ont séparé de l'orge sont appelés izg ayn, « ivraie »2. Ils sont placés dans un panier, avec les dattes et du henné en feuilles. À la tombée de la nuit, les trieuses se rendent près du point d’eau le plus proche. Le cortège est ouvert par une « aînée » (tamzwarut) qui porte le panier sur

1

. Voir infra p. 166 et sq.

2. izg ayn (sing. azg i) : ce terme signifie « balayures ». Son singulier, azg i, désigne la pelle qui sert à ramasser les balayures et les cendres du foyer. Dans ce contexte, je traduis le terme izg ayn par « ivraie », car les déchets

sa tête. En poussant trois you-you, elle jette l’ivraie dans l'eau et verse le henné et les dattes sur le sol. Les dattes sont glanées et offertes aux jeunes filles. Parce qu’elles sont entrées en contact avec les céréales de la noce, on attribue à ces dattes la faculté de hâter le mariage des vierges. Le henné en feuilles est ici utilisé en raison de ses propriétés purificatrices et protectrices1. Quant à la destruction de l’ivraie, elle a deux fonctions essentielles. Premièrement, elle met les déchets des céréales de la noce hors de portée des personnes malfaisantes. Car ils peuvent être utilisés pour nuire au jeune couple. Deuxièmement, la destruction de l’ivraie constitue un appel à l’abondance des pluies (E. WESTERMARCK, 1921, p. 85).

2.4. Le tamisage collectif : rites de protection et de propitiation

Le surlendemain, les femmes se rassemblent pour un tamisage collectif de la farine de la noce. Avant de débuter le travail, les « aînées » accomplissent de nouveau des actes de propitiation et de protection similaires à ceux du tri. À Aït ‘Abdellah (Anti-Atlas), ce sont les jeunes vierges qui sont chargées du tamisage. Douze « précédentes » (timzwura) sont assises en deux rangées de six. Entre elles est étendu le haïk blanc dans lequel la mariée sera drapée lors de sa conduite au domicile conjugal. Les douze jeunes filles tamisent la farine de la noce sur ce vêtement. Tandis qu’un petit « garçon non orphelin » (afruX itafn ibb as d innas) va et vient entre elles pour remplir les tamis. Autour d'elles d'autres jeunes filles dansent et chantent pour les encourager. Si l'une des tamiseuses ralentit la cadence, une danseuse la remplace aussitôt.