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Différents degrés de ségrégation sexuelle

CHAPITRE I : CADRE ET AGENTS DES RITES TRADITIONNELS

1. Différents degrés de ségrégation sexuelle

Dans le Sous, les sexes sont traditionnellement ségrégués comme dans le reste du Maroc. Toutefois, ce code n’est pas partout appliqué avec la même vigueur. Ainsi, les rapports entre les sexes peuvent aller d’une ségrégation très rigide à une ségrégation modérée. Les Aksimen, les Achtouken, les Idaw Ba‘qil et les habitants de la ville de Tiznit appartiennent à la catégorie des groupes qui pratiquent une ségrégation rigide. Leurs femmes entretiennent des relations d’évitement même avec les plus proches parents de l’époux. Tout échange verbal avec un étranger à la famille leur est proscrit. Et, c’est dans ces groupes-là que la pratique du voile est la plus vivace. Même à l’intérieur de leur domicile, les femmes ont toujours sur la tête un châle (addal)1

avec lequel elles se voilent la totalité du visage dès qu’un homme entre dans leur champ visuel.

1. addal : un rectangle de cotonnade, blanche et fine, qui mesure environ un mètre et demi sur quatre vingt dix centimètres, qui sert à la fois de voile et de châle de prière. Le terme addal désigne également la partie supérieure du drap de laine que les femmes utilisent comme vêtement d’extérieur. Voir infra les photos 7 et 9.

Par contre, dans les tribus telles que les Ihahan, les Aït Lakhsas (A. ALAHYANE, 1983), les Idaw Martini (N. EL ALAOUI, 1991) et les Ineda Ouzal, la ségrégation des sexes n’est pas aussi drastique. Les femmes ont vis-à-vis de la gent masculine une attitude un peu plus ouverte. Elles entretiennent des échanges amicaux avec leurs co-villageois auxquels elles peuvent parler sur les chemins communautaires. Les jeunes gens sont implicitement autorisés à faire une cour chaste et discrète aux jeunes filles, près des points d’eau et dans les champs.

Le degré de ségrégation qui sévit entre les sexes influe directement sur l’accès des femmes à l’espace public. Dans les centres urbains (Agadir, Inezgane, Tiznit), le souci de protéger les femmes des hommes étrangers au lignage est toujours plus grand que dans les micro-sociétés rurales, où un réseau de parenté et d’alliance unit parfois tous les membres d’un même village. Ainsi, même les rurales originaires de tribus ne pratiquant pas le voile (Ihahan, Idaw Tanan) adoptent le haïk (lizar)1 dès qu’elles s’installent en ville. La claustration des citadines peut être stricte ou modérée selon la position de leur lignage ou le statut social du chef de famille (père, époux, etc.). Mais la plupart d’entre elles sont réduites aux fonctions de ménagères et de procréatrices. Le travail féminin pour un tiers étant un déshonneur pour l’homme2, la plupart des citadines chleuhes n’ont aucune activité rémunérée à l’extérieur du foyer3. Celles qui sont cloîtrées ont une vie sociale réduite au strict minimum. Au mieux, leurs visites dans la famille natale sont festives. Au pire, elles sont annuelles. Par contre, les semi- cloîtrées ont un accès contrôlé à l’espace public. Elles sont autorisées à se rendre au hammam, à fréquenter le marabout le plus proche ; et elles ont une vie sociale plus importante (visites ordinaires et festives dans la parenté et dans le voisinage). Les

1. lizar : un grand rectangle de cotonnade blanche, tissé localement ou acheté dans les souks hebdomadaires. Ce

vêtement sans coutures est drapé sur le corps. Retenu d’une main au niveau du menton ou du nez, le pan qui recouvre la tête, les épaules et les bras, éclipse pratiquement tout le visage. Surtout en présence d’hommes, la femme ne laisse apparaître qu’un oeil. Lorsqu’il est fait dans une cotonnade noire ou indigo, ce vêtement est appelé ahayk ou amlhaf. Pour désigner tous ces types de vêtement sans coutures, j’utilise « haïk », le terme arabe entré dans l’usage français.

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. « To be able to take women is proof of strength and high status. Inability to protect and keep women is the mark of the weak and the inferior ; it brings shame to the men for it diminishes their moral credit, resulting in the loss of their public credibility as autonomous and powerful ». A. RASSAM, 1980, p. 173.

3. Des activités productrices telles que le tissage ou la couture sont tolérées tant qu’elles ont pour cadre le domicile familial ou conjugal.

citadines sont toujours voilées qu’elles soient cloîtrées ou semi-cloîtrées. L’espace public citadin n’est pour la gent féminine qu’un lieu de passage rapide, et non un lieu de sociabilité.

En zone rurale, par contre, les hommes ne peuvent faire l’économie de la force de travail des femmes. Celles-ci prennent en charge une bonne partie des tâches agricoles1. Leur rôle d’agent économique (amazzal) est sanctionné par la coutume qui leur donne un droit aux acquêts à partir d’un an de vie commune. Ici, seules les femmes d’extraction maraboutique (tigurramin)2, ainsi que les épouses et proches parentes des notables et des lettrés sont cloîtrées. Ces femmes d’un rang social élevé ne participent pas aux travaux agricoles. Leurs sorties dans le cercle de la proche parenté sont comptées et étroitement surveillées. En période de labours et de moisson, leur seule participation consiste en la préparation des repas des ouvriers agricoles. Les femmes du commun participent à l’exploitation des terres paternelles ou conjugales. Les épouses et les filles d’hommes sans terres peuvent louer leurs services aux grandes familles dont les femmes sont cloîtrées. Mais les pères et les époux ne le tolèrent que s’ils sont dans une indigence extrême.

La liberté d’évolution des femmes rurales dans l’espace communautaire est très relative. Car le périmètre où il leur est permis de circuler est délimité par l’emplacement des terres cultivées, des points d’eau potable et des réserves de bois de chauffage. L’emplacement des champs détermine la nature du rapport des femmes à la terre. Ce rapport peut être individuel ou collectif. À Aït Milk (Achtouken), par exemple, les maisonnées sont très dispersées. Le domaine agricole de chacune se situe

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. Chez les Aït Lakhsas, « la femme jouait même un rôle déterminant dans la production économique. Aux travaux qui lui étaient dévolus : cueillette et transformation des noix d’arganiers, travail de la laine, etc., s’ajoutaient des tâches agricoles que les paysannes des autres régions marocaines laissent aux hommes : participation aux labours et aux récoltes, etc. A la suite de ces tâches viennent bien évidemment les autres travaux domestiques allant du ramassage du bois de chauffage à la transformation des produits agricoles en vue de leur consommation : mouture, préparation des repas, ménage, etc. ». M. ALAHYANE, 1988, « Mutations socio- culturelles et statut de la femme » in : COLLECTIF, Femmes partagées famille-travail, Casablanca : Le Fennec, p. 34.

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. tigurramin (sing. tagurramt) : femmes d’ascendance maraboutique ou épouses de marabouts. Versées dans la lecture du Coran et des travaux d’exégèse, ces femmes assument souvent une fonction de thérapeute. Voir H. BOUMLIK, 1996, Igurramn et tigurramin. Une communauté religieuse berbère au Maroc. Transmission du savoir religieux et thérapeutique, Thèse de 3ème cycle, Université des Sciences Humaines de Strasbourg, pp. 18, 123-127.

dans sa proximité. Les femmes vont y travailler individuellement ou par petits groupes de parenté. En général, les vergers sont encerclés par des haies de figuiers de barbarie ou par des murets surmontés d’épineux de jujubiers. Ils constituent une prolongation du « domaine de l’interdit » (haram)1. Aucun homme étranger n’est autorisé à y pénétrer. L’existence de puits à l’intérieur des demeures, et/ou sur le domaine agricole familial, limite encore plus les déplacements de ces femmes hors de l’espace lignager. La situation des terres et des points d’eau fait qu’elles ne peuvent pas échapper au contrôle social.

Par contre, dans l’Anti-Atlas, les maisonnées sont regroupées en terrasse sur les flancs des montagnes ; et les terres cultivées sont situées dans les vallées. Ces vallées fertiles sont parfois très éloignées de l’espace résidentiel. Par exemple à Timguilcht (Ammeln) ou à La‘youn (Idaw Ba‘qil), les champs sont travaillés collectivement. Les femmes du village s’y rendent en groupe. De même, les filles accomplissent collectivement les corvées d’eau et de bois de chauffage. Si les femmes rencontrent des co-villageois, elles peuvent les saluer, voire s’arrêter pour un brin de discussion. Car il s’agit souvent de parents ou d’alliés2. Mais, en théorie, elles doivent éviter tout contact avec les étrangers. De manière tacite, les hommes évitent d’emprunter le chemin des champs et des points d’eau à l’heure des passages féminins3. Quand ces dernières croisent des étrangers, elles s’écartent sur le bas côté, pour leur céder le passage4. Face

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. haram : l’« interdit », l’« illicite ». Les domaines dits du haram de l’homme sont le territoire, la femme, la maison et la terre. Voir R. JAMOUS, 1981, pp. 65-67.

2. « Sans la cloîtrer ni même l’empêcher de communiquer avec les hommes de son village ou avec ceux du village de ses parents, la morale collective va tout de même dans le sens du maintien de la femme aussi loin que possible de tout contact avec les hommes étrangers à son [lignage]. La morale sociale se trouve ainsi devant une contradiction qui se résume de la sorte : un désir de claustrer la femme qui relève plutôt d’un idéal à atteindre et une pratique quotidienne dictée par la vie communautaire villageoise qui met constamment la femme en contact avec ces hommes ». M. ALAHYANE, 1983, p. 147.

3. « Le plus gros scandale serait de voir un homme toucher une femme en public. Dans les fêtes, les musiciens

s’approchent des filles, mais à aucun moment il n’y a contact. Le proverbe pour décrire les rapports entre les hommes et les femmes est le suivant : ‘Le feu et la poudre ne vont pas ensemble’. Dans les maisons, il y a une porte pour les hommes et une porte pour les femmes. Dans le village, les femmes ont leurs sentiers et leur lieu de réunion. Chaque sexe passe sa vie dans son groupe sexuel et l’on peut penser la société chleuhe comme formée de deux collèges ou deux casernes. Cette opposition homme/femme est la grande opposition de cette société. Il existe un antagonisme de classe ; la femme c’est l’ennemi ». P. COATALEN, 1972, p. 88.

4. « ... à l’approche d’un homme, qu’il soit chrétien ou musulman, les femmes ramènent précipitamment leur voile

sur leur visage, celles qui se trouvent près de chez elles courent jusqu’à la porte de leur maison, les autres se blottissent dans une encoignure ou se tournent contre le mur jusqu’à ce que l’homme soit hors de vue ». A. ADAM, 1950, « La maison et le village dans quelques tribus de l’Anti-Atlas » Hespéris 13 (3-4), p. 303.

à un groupe de femmes important, l’homme peut avoir le premier ce réflexe. Quant aux jeunes filles, leurs rencontres avec des jeunes gens d’autres villages sont tolérées. Ils les rejoignent quasi quotidiennement à la source, dans les bois ou aux champs. Leurs corvées finies, ils les raccompagnent jusqu’aux abords du village. Ces rencontres permettent aux jeunes de faire l’apprentissage de la relation homme/femme1.

Le degré de ségrégation sexuelle détermine donc le rapport des femmes à l’espace public dans la vie quotidienne. Il détermine également la sexualisation des espaces domestique et public en situation cérémonielle.