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Consultation du garçon et de la fille ?

CHAPITRE II : CHOIX DU CONJOINT ET ACCORDAILLES

2. Consultation du garçon et de la fille ?

Qu’il soit endogame ou exogame, le mariage arrangé est la norme chez les Aksimen, comme chez la plupart des tribus chleuhes (Tableau 1, p. 92). Le jeune homme, aussi bien que la jeune fille, sont totalement soumis à l'autorité parentale. Impubères, le garçon comme la fille peuvent être forcés au mariage par le père, en vertu de son droit de contrainte (zabr). En droit malékite1, seul le fils pubère échappe à la contrainte matrimoniale. Tant qu’elle n’a pas été mariée, la fille pubère vierge reste contraignable ; seul le mariage la libère de cette tutelle paternelle2.

Cependant, pour le jeune homme, il existe trois cas de figure. Le premier est celui où le choix parental lui est annoncé plus qu'il ne lui est proposé, et où toute velléité d'opposition de sa part est mal vue, voire considérée comme un motif de « malédiction » (saXt)3. Le jeune homme est souvent marié avant même d'en avoir manifesté le désir, à un âge où il vit encore sous la tutelle du père dont il dépend financièrement pour son établissement.

bien qu’au refus subversif du briseur de jeu, en ce qu’il sert encore l’autorité dont il se sert ». P. BOURDIEU, 1972, Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris/Genève : Droz, p. 92.

1. Dans les premiers temps, les sources du droit musulman (šaria) se limitait au Coran et à la geste du Prophète (sunna). Après la mort de ce dernier et avec l’expansion de l’Islam, une seconde source de droit est apparu avec les efforts déployés par les juristes pour résoudre des cas non traités par les premières sources, et pour adapter ses premières sources aux besoins des populations conquises. La division des juristes musulmans en plusieurs écoles a commencé aux temps des Omeyyades (661-750). Il existe quatre grandes écoles sunnites. L’école malékite, dont se réclame la législation marocaine, a été fondée par Malik Ibn Anas à Médine, au 8ème siècle. 2. Voir I. A. Z. KAYRAWANI, 1914, Risala ou Traité abrégé de Droit malékite et Morale musulmane, trad. de

l’arabe par E. Fagnan, Paris : L.O.P.G., pp. 116-117 ; L. MILLIOT, 1953, Introduction à l’étude du Droit musulman, Paris : Recueil Sirey, pp. 295-300.

3. saXt : le terme littéraire dont ce terme dialectal dérive signifie « mécontentement », particulièrement le mécontentement des parents envers un enfant désobéissant. En arabe dialectal, il qualifie également l'action (ou toute action susceptible) de mécontenter les parents, ainsi que la malédiction résultant du retrait de la bénédiction parentale. Il faut noter que la simple contestation d'une décision parentale est en soi considérée comme un manque de respect. Un proverbe marocain dit : « Celui que ses parents ont cassé (maudit), même les saints ne peuvent le soigner. Celui que les saints ont cassé sera soigné par ses parents ». E. WESTERMARCK, 1930, Wit

Le deuxième cas de figure est celui où un rôle consultatif est concédé au jeune homme. Le mariage arrangé par les parents est toujours privilégié, mais ces derniers lui font part de leur choix. Ils n'engagent la procédure de demande que s'il l'accepte. Quand le jeune homme est financièrement indépendant, et surtout s'il exerce un métier plus valorisé que celui du père, son avis est pris en considération. Dans le Sous, comme dans le reste du pays, il n'est pas rare que le fils quitte le foyer après un conflit avec le père. Nombreux sont les migrants, temporaires ou définitifs, qui ont pris le chemin de la ville pour un tel motif. Cependant, la coutume prévalant au Moyen Atlas qui permet au fils de réclamer au père sa part du patrimoine familial n'a pas cours ici1.

Le troisième cas de figure est celui où le jeune homme porte son choix sur une jeune fille de sa famille ou sur une voisine. Par l'intermédiaire d'un(e) parent(e) avec lequel (laquelle) il est en relation de plaisanterie il dirige l'attention de ses parents sur son élue. Ainsi, les parents arrangent le mariage dans l'illusion d'être les agents du choix de la bru.

Quant à la jeune fille, elle n'a pas d'alternative. Elle ne peut que se soumettre aux décisions paternelles. Le plus souvent, elle n'est pas du tout consultée2. Son mariage peut même lui être annoncé après l'entérinement de l'accord et la fixation de la date de la noce. Certaines de mes informatrices ont été données à l'âge de douze ans. L’une d’entre elles m'a avoué que ce n'est que le jour de la conclusion du mariage qu'elle a réalisé être l’objet principal de l'effervescence cérémonielle. Quand on met la jeune fille au courant d'une demande en mariage, il ne s'agit pas vraiment d'une « consultation » au sens où les juristes l'entendent. On ne lui soumet pas le projet en vue d'avoir son opinion et d'en tenir compte. En jeune fille bien élevée, elle est censée se soumettre au choix paternel, qu'il soit bon ou mauvais. Dans le rite malékite, le

1. Voir A. BERTRAND, 1977, La famille berbère au Maroc Central : une introduction aux droits coutumiers nords-africains, Thèse de 3ème cycle, E.H.E.S.S., p. 57 ; R. ASPINION, 1937, Contribution à l’étude du droit

coutumier berbère marocain. Étude sur les coutumes des tribus zayanes, Casablanca-Fès : Moynier, p. 110.

2. Alors que l’un des principaux changements que le Prophète Mohammed a essayé d’apporter aux coutumes

matrimoniales est l’exigence du consentement de la mariée. « Abou-Horaïra a rapporté que le Prophète a dit : ‘La femme ayant déjà été mariée ne peut être donnée en mariage que sur son ordre ; la vierge ne peut être donnée en mariage qu’après qu’on lui a demandé son consentement’ ». EL BOKHARI, 1977, Les traditions islamiques, t. 3, trad. de l’arabe par O. Houdas, Paris : L.A.O./Adrien Maisonneuve, p. 569.

consentement de la fille est considéré comme acquis si elle garde le silence1. Or, dans une société où la relation père/enfant est une relation d’évitement et de pudeur, le mutisme filial voile bien souvent une incapacité à affronter le père. La tradition ne leur permet donc pas de s'opposer ouvertement aux décisions paternelles. Mais elle leur offre d'autres moyens d'expression, à savoir la grève de la faim ou la simulation de la folie en présence des parentes du prétendant. La jeune fille peut également laisser le mariage se faire, se soumettre aux agents du rituel, pour ne se rebeller qu'au moment de la consommation du mariage. Ainsi, elle joue sciemment sur la croyance qu'une mariée qui se refuse la nuit de ses noces est forcément ensorcelée. L'échec ou la réussite du mariage dépend alors de la patience du marié et de sa famille. Un jeune homme impatient et coléreux renvoie l'épouse rebelle au bout de quelques jours. De son côté, sa famille fait appel à un « scribe » magicien (talb)2 pour la désenvoûter. Dans les cas extrêmes, si le marié retient sa jeune épouse contre son gré, il arrive qu'elle se laisse dépérir de faim, voire qu'elle choisisse une solution radicale : se jeter dans un puits ou ingérer une substance délétère. Les fugues et les suicides par empoisonnement ou noyade étaient fréquents chez les filles ayant fait un mariage forcé.

Dans d'autres localités, notamment chez certaines tribus de l'Anti-Atlas (Lakhsas, Ineda Ouzal, Ammeln), le code de ségrégation sexuelle est moins rigoureux que chez les Aksimen. Les jeunes gens rencontrent quasi quotidiennement les jeunes filles qu'ils accompagnent, ou rejoignent dans les champs et près des points d'eau potable. Ces rencontres ont lieu au vu et au su de tout le monde. Mais il existe une règle tacite qui veut que les rencontres aient lieu uniquement entre garçons et filles de villages

1

. « Le silence est un signe de consentement » (asukutu alamatu aridâ).

2. talb (plur. tlba) : littéralement le « demandeur » de savoir, « l’étudiant ». Les tlba sont des lettrés qui ont

mémorisé la totalité du Coran. Certains ont étudié les travaux d’exégèse dans une école traditionnelle de théologie. Dans les campagnes reculées où la majorité de la population est analphabète, le talb occupe une

position importante dans sa communauté. Il peut remplir et cumuler plusieurs fonctions : maître d’école coranique, rédacteur de contrats, sorcier/thérapeute et récitant de Coran lors des funérailles et des commémorations de morts. « Peu importe que le personnage soit inculte, garde la tête nue, ne porte qu’une chemise, laisse ses femmes vaquer à des travaux plus ou moins décents : l’utilitarisme malékite le tolère quand même, car, sans lui, le village ne prierait plus, et ne passerait plus de contrat ». J. BERQUE, 1955, Structures

différents (M. ALAHYANE, 1983, p. 130). Ici le « flirt chaste » (saqr)1 est toléré, et par suite les mariages d'inclination sont fréquents. Il est donc rare qu'un jeune homme envoie sa mère demander la main d'une jeune fille, avant de s'être au préalable entendu avec elle. Le don et l'acceptation de quelque menu cadeau suffisent à créer entre eux un lien reconnu et respecté par le groupe des célibataires des deux sexes (lmt)2. Si la jeune fille ne connaît pas ou n'apprécie pas le prétendant (et surtout si elle a un amoureux) elle s'arroge le droit de le refuser3. Si elle a le courage d'exprimer son opinion, elle est entendue. Les mariages forcés sont rares dans ces groupes.

Cette variété des rapports entre les célibataires des deux sexes semble déterminée par le type d’alliance privilégié. Les groupes qui ne tolèrent aucun contact entre les célibataires sont ceux qui manifestent une certaine préférence pour le mariage endogame. Tandis que les groupes qui ont officieusement institué des rencontres chastes dans l’espace communautaire sont ceux où existent « le souci de ne pas compromettre l’unité tribale en instaurant, par le mariage endogame, la discorde

entre les fractions de la tribu concernée par ce mariage », et « la nécessité d’avoir des

appuis à l’extérieur pour affronter un éventuel échange de violence avec les fractions

rivales, voire même éviter et décourager celui-ci ». (M. ALAHYANE, 1988, p. 34).

1

. Le terme saqr signifie « flirt » et «propos amoureux ». Par extension, il désigne les rencontres des jeunes

célibataires des deux sexes.

2. Ce terme désigne également l’ensemble de la communauté villageoise et peut par conséquent être entendu au sens de « groupement » ou « communauté ».

3. « Lorsque le choix du conjoint est fixé par le père, la jeune fille peut le refuser par cette parole : ‘Je ne veux pas aller là-bas.’ (ur riX inna), mais on dit de la jeune fille récalcitrante qu'elle n'a pas de respect pour ses

Tableau 1. - Choix du conjoint et consultation des jeunes gens. Variantes régionales Localités

(Sources)

Rôle des parents Consultation du garçon

Consultation de la fille

Rapports entre les sexes

Lakhsas (Alahyane, 1983, pp. 130, 131, 134) décisionnel pour le garçon et la fille souvent agent principal ; fils dépensier ou frivole non consulté

non mentionnée ségrégation modérée, rencontres des jeunes

célibataires

Idaw Martini (El Alaoui, 1991, pp. 154-155) décisionnel pour le garçon et la fille souvent agent principal

variable selon les familles, rébellion

possible

ségrégation modérée, rencontres des jeunes

célibataires Aït Waryaghar

(Hart, 1976, p 129)

décisionnel pour le garçon et la fille

non consulté non consultée ségrégation rigide

Aksimen (Azizi) décisionnel pour le garçon et la fille consultation formelle, soumission totale aux parents

non consultée ségrégation rigide, relation endogame possible Achtouken (Azizi) décisionnel pour le garçon et la fille consultation effective, refus du choix parental mal

vu

non consultée ségrégation rigide, relation endogame possible Ineda Ouzal (Azizi) décisionnel pour la fille, consultatif pour le garçon souvent agent principal

variable selon les familles, l’âge ; rébellion possible

ségrégation modérée, femmes non voilées, rencontres des jeunes

célibataires Tiznit (Azizi) décisionnel pour le garçon et la fille consultation effective, soumission au choix parental bien

vue

non consultée ségrégation rigide, relation endogame possible Houara (Azizi) décisionnel pour le garçon et la fille consultation formelle, soumission totale aux parents

non consultée ségrégation rigide, relation endogame possible Sihl (Azizi) décisionnel pour le garçon et la fille consultation effective, soumission au choix parental bien

vue

non consultée ségrégation rigide, relation endogame