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Initiation du fiancé à l’obligation d’entretien

CHAPITRE II : CHOIX DU CONJOINT ET ACCORDAILLES

6. La période des accordailles

6.2. Initiation du fiancé à l’obligation d’entretien

Les rites de mariage offrent un terrain d’observation privilégié de l’établissement de la relation homme/femme propre à chaque société. Dans les sociétés musulmanes, cette relation est fondée sur le souhait d’une totale dépendance économique de l’épouse. L’un des principaux effets du mariage est l’obligation faite au mari de subvenir aux besoins matériels de sa conjointe. Dénommé nafaqa1, le devoir d’entretien de l’épouse est une « obligation » (farida) de source coranique. Au verset 233 de la sourate II, il est dit : « Au père de l’enfant incombe la subsistance et la vêture

(des mères), de la manière reconnue (convenable) ». (Le Coran, 1980, p. 64). Des

hadiths étendent ce droit à toutes les épouses, qu’elles soient mères ou non. « Vous devez aux femmes les aliments et l’habillage selon le bon usage ». (COLLECTIF, 1988, p. 140). Les dépenses en faveur de l’épouse (et de la famille en général) sont recommandées comme des aumônes assurant à l’homme la bénédiction divine2. Au Maroc, le Code de Statut Personnel et des Successions, la Moudawana3, définit l’épouse comme la seule personne qui n’ait pas à subvenir à ses besoins par ses propres ressources. Juridiquement, l’entretien de l’épouse constitue une prestation « en contrepartie de la jouissance que l’époux tire d’elle » (M. LAPANNE-JOINVILLE, 1949, p. 166)4, et une compensation pour le « préjudice qu’il lui fait subir. Préjudice qui consiste en ce que l’épouse est privée des moyens d’existence qu’elle pouvait

obtenir hors du cadre du mariage, soit par son travail hors du domicile conjugal, soit

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. nafaqa : ce terme vient « des mots nafaqa et anfaqa qui signifient dépenser sa fortune au point de se dépouiller de son patrimoine ». COLLECTIF, 1988, L’obligation alimentaire. Étude de Droit interne comparé, Paris : C.N.R.S., p. 13.

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. « Tout ce que tu dépenses (pour les tiens) t’est compté comme aumône, même la bouchée que tu portes à la bouche de ta femme ». « La meilleure aumône est la fortune qu’on laisse (à ses héritiers). La main la plus haute (celle qui donne) vaut mieux que la main la plus basse (celle qui reçoit). Commence par ceux qui sont à ta charge. La femme dit : Ou donne-moi à manger ou répudie-moi. L’esclave dit : Donne-moi à manger et fais-moi travailler. Le fils dit : Donne-moi à manger chez qui tu m’auras laissé ». EL BOKHARI, 1977, pp. 644-645. 3

. « Art. 115. - Toute personne subvient à ses besoins par ses propres ressources à l’exception de l’épouse, dont l’entretien incombe à son époux ». MAROC (a), 1996, p. 97. Voir également M. BORRMANS, 1977, pp. 167- 273 ; 1979, Documents sur la famille au Maghreb de 1940 à nos jours, Rome : I.P.O., pp. 220-271

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. Voir également M. LAPANNE-JOINVILLE, 1951, « L’obligation d’entretien de l’épouse en droit malékite »

par une pension alimentaire de ses proches parents à laquelle elle aurait eu droit en tant que célibataire ». (Y. MEROU, 1971, p. 230).

Le vêtement et les produits cosmétiques sont classés par tous les auteurs parmi les composants obligatoires de l’objet de l’entretien. Selon KHALIL, « la femme a

droit à (un minimum de) deux vêtements par an : un vêtement d’hiver et un vêtement

d’été » ; et il incombe également au mari « de [lui] fournir le cosmétique, la pommade,

le kôhl, les parfums, l’huile, le henné, les objets nécessaires à l’entretien de la chevelure, etc. ». (L. MILLIOT, 1953, p. 334). Or, tous ces accessoires de la toilette

féminine sont les composants essentiels des dons prénuptiaux du fiancé. Aussi, nous allons voir comment par ces prestations matérielles s’ébauche la trame de la relation d’entretien (nafaqa) entre les deux futurs époux.

Durant la période prénuptiale, il s'établit entre les deux familles un cycle d'échange de visites qui est toujours enclenché, ou renouvelé, sur l'initiative des parents du fiancé. Chaque visite est l'occasion d'un don composé de denrées alimentaires (sucre, farine, beurre, miel, fruits secs, etc.). Le jour de la fête du mouton, la dépouille d'un bélier sacrifié par le fiancé pour sa future est adjointe à ces produits de bouche. Si la famille du fiancé venait à manquer à ces visites, leur négligence est considérée par la famille de la jeune fille comme un motif suffisant de rupture. Ils s'estiment dégagés de leur promesse et libres de donner leur fille à tout autre prétendant. Les rencontres entre les deux parties servent, donc, à consolider leur promesse d'alliance mutuelle.

Quant au fiancé, il fait parvenir son « cadeau » à sa future, par l'intermédiaire de sa mère. Car il ne participe jamais aux visites à ses futurs beaux-parents. Son « cadeau de fête » se compose essentiellement de pièces de vêtements (timlsit l-lid1), de produits cosmétiques (henné, écorce de noyer, etc.) et de fruits secs (dattes, figues, amandes, etc.). L'offre de bijoux de valeur est très rare durant cette période. Si le fiancé travaille, les frais du « vêtement de fête » (timlsit l-lid) sont à sa charge.

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. timlsit l-lid : littéralement le « vêtement de fête ». Pour les différents termes désignant les cadeaux du fiancé, dans le Sous et dans d’autres régions, voir Tableau 5, p. 111.

La locution chleuhe qui exprime l’envoi des dons prénuptiaux indique qu’il s’agit là d’une prestation obligatoire, et non d’une simple libéralité. « Il faut qu’il lui envoie » (iXsa a y-s isrf). Dans ce contexte, le verbe envoyer (srf) est utilisé comme synonyme d'acheter (s). À chaque fête religieuse, le fiancé doit faire une dépense en faveur de sa promise. Par cette prestation, il se rappelle à son bon souvenir1 ; et il lui signifie sa fidélité à l’engagement. Tout manquement à cette coutume est interprété comme un signe d’irresponsabilité et/ou de désintérêt pour l’union.

Dans la plupart des tribus du Sous, la coutume prescrit également au fiancé l’envoi d’un panier de provisions chaque jour de marché (c’est-à-dire une fois par semaine). Cette pratique n’est pas spécifique au pays chleuh. Dans le Moyen Atlas, le fiancé doit participer à l’entretien de sa future dès la célébration des accordailles (A. BERTRAND, 1977, p. 76 ; R. ASPINION, 1937, p. 115). A Tanger et à Fès, un cycle d’échanges matériels s’établit entre les fiancés (G. SALMON, 1904, p. 277 ; E. WESTERMARCK, 1921, pp. 25-26 ; A. LAHLOU, 1970, p. 327). Ce cycle est enclenché par le cadeau d’engagement du fiancé. En retour, la jeune fille lui envoie un plat cuisiné ou des pâtisseries qu’elle a confectionnées de ses propres mains. L’ustensile qui a contenu ces aliments ne devant jamais être renvoyé vide, le jeune homme y place une petite somme d’argent et un fichu. Cet échange est renouvelé sur l’initiative du fiancé à chaque fête religieuse, et lors des visites de sa mère. Il envoie un panier de provisions dont la jeune fille prépare un repas. Elle lui en fait parvenir la moitié et consomme le reste. En échange, elle reçoit une pièce de vêtement et des produits cosmétiques. La nature des plats cuisinés et des cadeaux est fixée par la coutume. Elle ne relève pas d’une initiative ou d’un choix personnel. S’ils ne sont pas cousins ou voisins, les fiancés sont, l’un pour l’autre, de parfaits étrangers. Leurs actes ne sont donc pas des manifestations d’affection.

En raison de l’aspect coutumier de ces pratiques, le terme « cadeaux » est totalement impropre. Les termes « prestation » et « contre-prestation » sont bien plus

1. En remettant ces objets à la fiancée, sa mère lui dit « Vois, le fiancé ne t’a pas oublié ». À Fès, le terme désignant les dons du fiancé est tafkira qui signifie « souvenir ». Voir A. LAHLOU, 1970, « Étude sur la famille traditionnelle au Maroc. Le mariage à Fès » I.B.L.A., 2 (126), p. 327.

adéquats, car l’échange prénuptial ressemble en tout point à l’échange de prestations conjugales1. A Tanger (G. SALMON, 1904, p. 277), l’usage de nfqa, un dérivé dialectal de nafaqa, pour désigner les cadeaux de fête, montre que pour les actants les prestations du fiancé sont identiques ou similaires à celles de l’époux. D’un côté, l’échange prénuptial permet de maintenir et de consolider l’engagement des deux familles ; et, d’un autre côté, il crée une relation à distance entre les fiancés. Cette institution permet l’initiation des deux individus à l’exercice de leurs devoirs respectifs. En se rendant au souk pour acheter le « vêtement de fête » (timlsit l-lid), le fiancé chleuh apprend à prendre en charge les besoins de sa future en vêtements et en produits cosmétiques. Par l’achat hebdomadaire de denrées alimentaires, il participe à son entretien. En théorie, la subvention de vêtements et d’aliments ne lui incombe qu’après la consommation du mariage2. Mais l’application précoce de l’obligation d’entretien permet à sa belle famille, et à sa propre famille, de tester ses capacités d’agent économique et son sens des responsabilités. Un autre moyen de tester le sérieux de ses intentions est l’intérêt qu’il porte à sa fiancée en cas de maladie. Il doit, selon ses moyens, participer aux frais de son traitement. S’il ne le fait pas, ou s’il l’abandonne, il se déconsidère aux yeux de tous les pères, dont aucun ne l’acceptera comme gendre. Les accordailles constituent, donc, pour le fiancé chleuh une période de mise à l’épreuve et d’initiation à l’exercice de son devoir d’entretien.

De son côté, la fiancée chleuhe n’est tenue à aucune contre-prestation durant cette période. Selon une vieille femme issue d’un milieu très ségrégationniste (Aït Baha, Achtouken), ce serait là une marque de soumission avant l’heure. Mais, dans les localités de l’Anti-Atlas où les rencontres entre fiancés sont tolérées, le jeune homme peut demander à sa future de menus services : laver son linge, puiser de l’eau, ramasser de l’herbe et du bois pour sa mère. Ainsi, il teste sa disposition à son égard, et surtout à

1. Si le mari doit pourvoir sa femme en nourriture, cette dernière a « la charge de veiller à la bonne marche du foyer et à son organisation ». M. BORRMANS, 1979, p. 227. Au cas où son époux n’a pas les moyens de payer les services d’une domestique, l’épouse doit, entre autres tâches ménagères, s’acquitter de la préparation des repas du ménage.

2. « Dans le rite malékite, l’entretien n’incombe au mari qu’à compter de la consommation. Kkalil dit

expressément : ‘Le mari doit l’entretien lorsque le mariage a été consommé, ou lorsque la femme, pouvant supporter la consommation, s’est offerte à lui’ ». L. MILLIOT, 1953, p. 331.

l’égard de sa famille. Par exemple, si elle refuse d’aider sa future belle-mère, ou si elle ne lave que le linge de son fiancé et délaisse celui de ses futurs beaux-parents, la jeune fille trahit un caractère individualiste qui ne peut être accommodé aux nécessités de la vie communautaire. Or, une bonne épouse doit avant tout être une bonne bru. La femme est non seulement au service de son époux, mais aussi à celui de tous les membres de sa famille, notamment ses vieux parents et ses frères célibataires.

Tableau 5. - Dénominatifs des prestations festives du fiancé dans différentes localités1 Localités (Sources) Les cadeaux de fête

Fez (Lahlou, 1970, p 327) tafkira Ulad Bu ‘Aziz (Westermarck, 1921, p 33-34) t-tabiêda Tanger (Salmon, 1904, p 277) nefqa Aksimen et Achtouken (Azizi) timlsit l-lid Tiznit (Azizi) taiyat Ihahan (Azizi) asis Conclusion

Dans les groupes (Aksimen, Achtouken, Tiznit) où les jeunes filles sont cloîtrées et/ou strictement voilées, la mère joue un rôle primordial dans le choix de la bru. Tandis que dans les groupes (Anti-Atlas) où la ségrégation est moins drastique, la tolérance des rencontres des groupes de célibataires dans l’espace communautaire permet aux jeunes gens une relative liberté de choix. Mais, même ici, le choix individuel reste en définitive soumis à l’approbation des parents, dont le rôle est prépondérant dans le processus matrimonial, de la demande en mariage à la célébration de son acceptation. Quels que soient son âge, son sexe et la part qu’il a pris dans le choix de son futur, l’individu est totalement écarté de la cérémonie des accordailles.

Car cette cérémonie constitue plus une célébration de l’alliance des deux familles que la célébration de l’union de deux individus.

Le degré de ségrégation des sexes a une incidence certaine sur la nature des rapports entre les fiancés pendant la période prénuptiale. Ainsi, la tribu Aksimen fait partie des groupes qui interdisent toute rencontre des fiancés et instaurent une distance même entre deux proches parents. Tandis que dans les sociétés les moins ségrégationnistes de l’Anti-Atlas, la période prénuptiale est l’occasion de rencontres publiques dans l’espace communautaire, et l’occasion de l’apprentissage de la relation homme/femme. Mais, que les fiancés soient ou non autorisés à se rencontrer, la coutume des prestations prénuptiales du jeune homme instaure entre eux une relation dissymétrique avant même la conclusion du mariage. Dans l’idéal social, l’homme est le supérieur de la femme ; et il a autorité sur elle en vertu des dépenses qu’il fait en sa faveur. Cet idéal est commun à la plupart des sociétés patriarcales où l’occultation du travail féminin donne de l’épouse une image de femme entretenue. Dans les sociétés musulmanes, cet idéal est conforté par le passage coranique qui dit : « Les hommes ont autorité sur les femmes du fait qu’Allah a préféré certains d’entre vous à certains

autres, et du fait que [les hommes] font dépense sur leurs biens [en faveur de leurs femmes] ». (Le Coran, 1980, p. 110-111). En théorie, l’institution de la nafaqa pose

l’homme en unique agent économique du ménage. Il doit pourvoir à tous les besoins matériels de son épouse et n’a pas le droit de la forcer à travailler. Mais, dans la pratique, hormis les femmes cloîtrées, la plupart des femmes marocaines sont loin d’être des femmes oisives et entretenues1. Ainsi, les rurales chleuhes jouent un rôle prépondérant dans la production agricole. Tandis que les citadines participent également à la production de biens de consommation par leurs activités artisanales. Les

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. « La femme improductive et recluse n’a existé dans la réalité historique marocaine que comme un cas très exceptionnel. Il ne faudrait pas oublier que l’histoire du Maroc jusqu’à très récemment est l’histoire d’un pays miné par les famines, les épidémies et les dissensions intestines. Les femmes dans le Maroc historique réel n’ont jamais pu être nourries par leurs époux sans avoir à travailler très dur parmi les masses paysannes qui constituaient la majorité de la population. L’article 115 de la Muduwana [...] reflète non la réalité mais le fossé qui sépare le vécu féminin et les principes inspirant cet article. Il est intéressant de noter à cet égard que la

Muduwana a été élaborée par des hommes seulement. À l’aube de l’Indépendance, le leadership nationaliste qui s’est fait torturer dans les prisons pour que règnent l’égalité et la démocratie a dessiné la future famille marocaine en l’absence de l’élément central de cette famille, la femme ». F. MERNISSI, 1991, Le monde n’est pas un harem. Paroles de femmes du Maroc, 2ème éd. remaniée et complétée, Paris : Albin Michel, p. 19.

femmes n’ayant pas accès à la plupart des marchés, le numéraire est monopolisé par les hommes qui sont les seuls à pouvoir monnayer les produits de leur travail agricole ou artisanal. Les hommes sont aussi les intermédiaires obligés des femmes pour l’achat de vêtements et de produits cosmétiques1. Et, même si l’argent qui a servi à l’achat de ces articles est le juste fruit du travail de la femme, il est porté au débit de l’homme et considéré comme un acte d’entretien.

1. Les vendeurs ambulants (itarn) qui venaient proposer aux femmes ces articles à domicile étaient le plus souvent payés en nature. Car très peu de numéraire passe entre les mains des femmes. Aujourd’hui, la plupart des citadines ayant un accès plus libre aux espaces marchands, le colportage a pratiquement disparu de l’aire périurbaine d’Agadir. Mais cette tradition subsiste en milieu rural où les marchés restent interdits aux femmes.