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Retour sur SILC, ou le flou des statuts auto-définis

Dans le document À Dominique et Antoine 1 (Page 191-196)

Comme nous l’avons vu dans le chapitre VII, une des limites de l’enquête SILC est le décalage entre les variables de revenu mesurées pour la totalité de l’année civile précédant l’enquête et les autres variables, comme le statut par rapport au marché du travail, mesurées au moment de l’enquête. Parce que tout le monde n’occupe pas un emploi stable, ce décalage a certainement conduit à attribuer pour certains répondants un salaire qui ne correspond pas à leur situation d’emploi. Par exemple, un répondant travailleur au moment de l’enquête qui n’a travaillé que de manière intermittente l’année précédente verra son salaire « actuel » sous-évalué.

Pour corriger ce genre de biais, SILC dispose de variables mesurant le statut auto-déclaré par rapport au marché du travail des répondants pour chacun des mois de l’année de revenu. Ces statuts mutuellement exclusifs sont : salarié à temps plein, salarié à temps partiel, indépendant à temps plein, indépendant à temps partiel, demandeur d’emploi, étudiant ou en formation, retraité, en

service militaire, au foyer, en incapacité de travail et autres inactifs166. Ces catégories permettent donc de mesurer le nombre de mois que la personne a passé en emploi pendant l’année de revenu et ainsi d’estimer le salaire mensuel moyen des personnes pour l’année de mesure du revenu. Toutefois, cette manière de procéder a ses limites. En effet, il faut reconnaître qu’il s’agit d’un salaire mensualisé et non mensuel. Il s’agit donc d’une mesure indirecte du salaire mensuel, ce qui la rend approximative et peut-être biaisée. Par exemple, dans le cas d'une succession de contrats temporaires, on mesurera le salaire mensuel moyen et non les salaires mensuels de chaque contrat. De plus, comme le statut par rapport au marché du travail est mesuré sur base mensuelle, les contrats débutant ou s’interrompant en cours de mois conduisent inévitablement à des imprécisions. Pour que cette mesure du salaire mensualisé soit fiable, il faut que la mesure des statuts mensuels le soit également. Or, nous allons le voir, cette dernière soulève quelques questions. Pour cela, revenons à SILC. Comme nous l'avons vu au chapitre VII, cette enquête comprenant une dimension longitudinale : les répondants sont interrogés quatre années de suite. Il est donc possible de suivre le statut auto-déclaré des personnes pendant 48 mois consécutifs. Cependant, dans la plupart des pays, ce suivi pose problème. En effet, on y observe un nombre anormalement important de transitions entre les mois de décembre et de janvier – c’est-à-dire entre deux enquêtes différentes. Le graphique XIII.1 compare les taux de transitions pour la Belgique et pour la France. La Belgique présente, comme tous les autres pays167, un pic de transition très élevé entre deux années. Au contraire, la France est le seul pays où ce pic n'est (presque) pas apparent. La comparaison entre ces deux pays sera donc instructive.

En Belgique, on observe que le taux de transition mensuel normal est d’environ 1 %, alors qu’il monte à 12 % entre décembre et janvier. Cette différence est si importante – tant en termes relatifs (10 fois plus importante) qu’en termes absolus (plus de 10 points de pourcentage) – qu’elle suggère une forme d’artefact. Cependant, cet artefact ne peut pas être dû à un problème dans l’identification

166 Avant 2009, ces trois dernières catégories étaient regroupées dans la catégorie autres inactifs. 167 Pour ne pas surcharger le graphique, j'ai préféré conserver uniquement ce pays-ci.

des répondants (un même numéro identifiant serait utilisé pour des personnes différentes). En effet, même en excluant les (rares) personnes qui ont changé de sexe ou de date de naissance (indicateurs d’une erreur du numéro identifiant), comme préconisé par Engel et Schaffner (2012), l’artefact persiste. Cet artefact ne provient pas non plus du fait que, dans certains cas, un autre membre du ménage peut répondre à la place du répondant (par exemple si ce dernier n’est pas disponible). En effet, même si l’on exclut tous les répondants qui ont au moins une fois laissé un autre membre du ménage répondre à leur place pour cette question168, l’artefact persiste également.

Quand on compare la Belgique et la France, on observe des régularités annuelles similaires comme plus de transitions en juin-juillet et août-septembre en raison des rythmes du système scolaire. Mais au-delà de ces régularités, on observe bien le pic extrême entre chaque année d’enquête en Belgique – qui s’il est légèrement présent n’est pas si important en France. L’explication de cette différence réside dans les questionnaires – qui, comme nous l’avons vu au chapitre VII, sont élaborés par les instituts statistiques nationaux, sur base des exigences et définitions d’Eurostat, et non élaborés directement par Eurostat. Dans le questionnaire belge, chaque année, on demande au répondant quel était son statut en janvier de l’année civile précédente, pour ensuite lui demander s’il a changé de statut au cours de l’année, et le cas échéant quel était ce changement et quand il a eu lieu. Dans le questionnaire français, dans un premier temps, l’enquêteur rappelle au répondant la réponse qu’il a donnée lors de l’enquête précédente. Ensuite, le répondant indique s’il a changé de statut au cours de l’année civile précédente – et, si nécessaire, « corrige » la réponse qu’il avait donnée lors de l’enquête précédente.

Cet artefact nous indique que les répondants ne se reconnaissent pas très bien dans les catégories proposées. En effet, si un répondant sur dix répond différemment en fonction du moment où on lui pose la question par rapport à un statut, c’est probablement parce qu’il est dans une situation floue, entre deux statuts169, ou qu’il cumule deux statuts.

Pour aller plus loin, on peut s’intéresser à la composition des pics. Pour cela, on peut identifier, dans les pics, les transitions surnuméraires en comparaison aux transitions que l’on retrouve en moyenne au cours de l’année. Le tableau XIII.1 présente pour chaque transition, le taux moyen pour les mois « normaux », le taux moyen pour les « pics », la différence entre ces deux taux – cet indicateur est très important puisque c'est lui qui permet d’identifier les transitions surnuméraires (c'est-à-dire artéfactuelles) dans les pics –, et la valeur p (calculée à partir du test exact de Fisher170) évaluant à quel point la différence entre les deux taux est significative. Il est important d'identifier les transitions surnuméraires des pics, et non se contenter de mesurer simplement toutes les transitions des « pics », parce que les transitions des « pics » ne comprennent pas que des transitions artéfactuelles, mais aussi des transitions réelles. En raison du nombre important de transitions possibles171, je ne vais pas m’attarder longtemps sur le tableau XIII.1. À partir des tests

168 De plus , le nombre de ces répondants est assez réduit, car, pour cette question, Eurostat insiste pour que ce soit le répondant qui réponde lui-même.

169 Par exemple, le statut de doctorant boursier se situe dans une zone floue entre celui d’étudiant et celui de salarié. 170 Ce test permet de comparer deux proportions, avec comme hypothèse nulle qu’elles sont équivalentes dans la

population de référence. Il est particulièrement adapté dans le cas où certains effectifs sont très faibles, ce qui est le cas ici pour certaines transitions peu communes.

171 Il y a 56 transitions possibles en Belgique, car il y huit statuts utilisables différents (8 X 8 = 64, nombre duquel il faut retirer les 8 absences de transitions, comme « passer » de retraité à retraité). Notons que la catégorie « service militaire » ne s'applique pas en Belgique. De plus, pour pouvoir utiliser les données antérieures à l’année d’enquête

2009, il est nécessaire d’utiliser l’ancienne catégorisation qui ne différencie pas les personnes en incapacité de travail, les personnes au foyer et les autres inactifs. Notez que les deux transitions entre les catégories d’indépendant à temps partiel et d’étudiant ne sont pas reprises dans le tableau, car elles ne comprennent aucun effectif.

Tableau XIII.1: Taux mensuels de transitions selon le type de transition en Belgique

Type de transition salarié partiel>salarié 0,046% 1,288% 1,242% 0,000000 salarié>salarié partiel 0,064% 1,247% 1,183% 0,000000 inactif>retraité 0,012% 1,050% 1,038% 0,000000 chômeur>retraité 0,014% 0,841% 0,827% 0,000000 retraité>inactif 0,000% 0,652% 0,652% 0,000000 retraité>chômeur 0,000% 0,650% 0,650% 0,000000 salarié>indépendant 0,008% 0,452% 0,445% 0,000000 inactif>chômeur 0,021% 0,458% 0,437% 0,000000 chômeur>inactif 0,015% 0,414% 0,399% 0,000000 inactif>salarié 0,068% 0,458% 0,390% 0,000000 chômeur>salarié 0,122% 0,482% 0,361% 0,000000 salarié>inactif 0,091% 0,436% 0,345% 0,000000 salarié>chômeur 0,130% 0,441% 0,312% 0,000000 inactif>salarié partiel 0,042% 0,318% 0,276% 0,000000 indépendant>salarié 0,006% 0,247% 0,241% 0,000000 salarié partiel>inactif 0,042% 0,233% 0,191% 0,000000 salarié partiel>chômeur 0,043% 0,228% 0,185% 0,000000 chômeur>salarié partiel 0,055% 0,238% 0,183% 0,000000 indépendant>indépendant partiel 0,001% 0,159% 0,158% 0,000000 indépendant partiel>indépendant 0,001% 0,153% 0,153% 0,000000 étudiant>inactif 0,031% 0,164% 0,134% 0,000000 étudiant>salarié 0,053% 0,178% 0,125% 0,000000 étudiant>chômeur 0,035% 0,159% 0,124% 0,000000 salarié>retraité 0,020% 0,143% 0,123% 0,000000 inactif>étudiant 0,021% 0,134% 0,113% 0,000000 chômeur>étudiant 0,003% 0,107% 0,104% 0,000000 salarié partiel>retraité 0,006% 0,099% 0,093% 0,000000 inactif>indépendant 0,004% 0,093% 0,089% 0,000000 salarié partiel>étudiant 0,004% 0,079% 0,076% 0,000000 étudiant>salarié partiel 0,015% 0,088% 0,073% 0,000000 salarié>étudiant 0,017% 0,082% 0,065% 0,000000

indépendant partiel>salarié partiel 0,001% 0,063% 0,062% 0,000000 indépendant partiel>retraité 0,001% 0,060% 0,060% 0,000000 indépendant>salarié partiel 0,001% 0,060% 0,059% 0,000000 salarié partiel>indépendant partiel 0,001% 0,058% 0,057% 0,000000 indépendant>retraité 0,002% 0,058% 0,056% 0,000000 retraité>salarié partiel 0,001% 0,052% 0,051% 0,000000 inactif>indépendant partiel 0,001% 0,044% 0,043% 0,000000 salarié partiel>indépendant 0,002% 0,044% 0,042% 0,000000 indépendant partiel>salarié 0,001% 0,041% 0,040% 0,000000 retraité>salarié 0,000% 0,036% 0,036% 0,000000 indépendant>inactif 0,006% 0,038% 0,033% 0,000000 retraité>étudiant 0,000% 0,033% 0,033% 0,000000 chômeur>indépendant 0,005% 0,036% 0,031% 0,000000 indépendant partiel>inactif 0,000% 0,030% 0,030% 0,000000 retraité>indépendant partiel 0,000% 0,030% 0,030% 0,000000 salarié>indépendant partiel 0,002% 0,027% 0,026% 0,000000 indépendant>chômeur 0,005% 0,025% 0,020% 0,000221 indépendant partiel>chômeur 0,001% 0,019% 0,018% 0,000004 retraité>indépendant 0,000% 0,016% 0,016% 0,000000 chômeur>indépendant partiel 0,002% 0,016% 0,015% 0,000156 Taux de transition “normales” (a) Taux de transition en période de “pic” (b) Diférence des taux (b-a) P-valeur de la différence de taux (test exact

d'hypothèses calculés séparément pour chaque transition, on remarque qu’à l’exception de transitions très atypiques comme passer directement d’étudiant à indépendant172, toutes les transitions sont significativement surnuméraires dans les pics. Ceci dit, près de la moitié de ces transitions surnuméraires sont des transitions (dans les deux sens) entre le temps plein et le temps partiel ou entre, d'une part, la retraite et, d'autre part, le chômage ou l’inactivité. Ces transitions témoignent plutôt bien de statuts relativement flous : le temps partiel « presque » plein (parfois par le cumul de temps partiels), la pré-pension (qui est financée par l'assurance-chômage), et le fait de s’occuper de son foyer (inactivité) quand on est à la retraite.

D’un point de vue général, ces constats soulèvent la question de l’utilisation du statut auto-défini dans les enquêtes par questionnaire. En effet, comme nous l’avons vu, une partie des répondants ne se retrouvent pas dans les statuts classiques du marché du travail. Face à ce constat, faut-il abandonner les statuts auto-définis pour des catégories plus « objectives », comme les définitions de l’emploi et du chômage du BIT ou les statuts construits à partir des revenus, que nous avons abordées plus haut ? Je ne le pense pas. Ces autres catégorisations présentent d’autres inconvénients, notamment une définition trop large de l’emploi. De plus, il est souvent pertinent de demander aux répondants comment eux-mêmes se voient et se définissent. Cela permet d’avoir des classifications correspondant mieux aux vécus subjectifs des individus. Par contre, il serait peut-être préférable de développer des catégories plus mutuellement exclusives – centrées sur l’une ou l’autre dimension (emploi, chômage ou perception d’une allocation), quitte à les combiner occasionnellement – plutôt que de construire une classification par un emboîtement des aspects qui, s’ils ne se chevauchent pas souvent, ne sont pas exclusifs – tant d’un point de vue logique que d’un point de vue empirique. Il est tout à fait possible pour quelqu’un de toucher une pension (retraite), de reprendre un commerce (comme indépendant à temps partiel), de s’occuper de ses petits enfants (au foyer), de suivre une formation (étudiant) et de chercher un emploi (demandeur d’emploi). Ces constats me font penser aux problèmes de l'identification des pauvres à travers les taux de pauvreté, que nous avons abordés au chapitre II. Pour rappel, nous avons vu que le taux de pauvreté ne pose pas de problème pour caractériser l'inégalité au sein d'une société, mais qu'il devient plus problématique d'identifier les pauvres. En effet, les personnes identifiées varient fortement selon la définition de la pauvreté, le seuil choisi et l'échelle d'équivalence utilisée. Dans le cas des statuts auto-déclarés par rapport au marché du travail, on observe une situation similaire. En effet, d’un point de vue macro, si l'on calcule des taux à partir de ces statuts pour caractériser la société étudiée, aucun problème ne se pose puisque ces indicateurs sont stables – même si les individus qui « composent »173 ces taux varient. Par contre, au niveau individuel, il est plus problématique de caractériser les individus selon leur statut auto-défini puisque, comme pour le taux de pauvreté, les frontières entre catégories sont floues et poreuses. Ainsi, on a l'impression que plus on « descend » vers le niveau individuel, plus l'objet de la mesure devient insaisissable.

172 A priori, on peut se demander pourquoi passer directement d’étudiant à indépendant est une transition marginale.

Pourtant les études de mobilité sociale (Merllié 1994) montrent qu’avant d’acquérir le statut d’indépendant, la plupart des futurs indépendants passent par une phase de travail salarié, qui peut permettre un apprentissage pratique ou la constitution d’un petit capital avant de se lancer à son propre compte. Ainsi, les transitions directes entre le statut d’étudiant et celui d’indépendant sont très rares.

173 L’utilisation des guillemets est nécessaire, puisque, comme nous l’avons vu, selon l’approche macro, les taux ne sont pas des agrégats (partiellement artificiels) d’individus, mais des indicateurs de phénomènes sociétaux (réels).

Mais clôturons cette parenthèse et revenons à notre question initiale de la mesure du revenu mensualisé. En revenant au tableau XIII.1, on peut calculer les transitions surnuméraires entre les statuts de travailleurs et les statuts de non-travailleurs. Autrement dit, il s'agit de regrouper les statuts auto-déclarés en deux catégories : les travailleurs et les non-travailleurs. Ces transitions surnuméraires spécifiques permettent d'évaluer à quel point le flou des statuts influence la mesure du salaire mensualisé – puisque, en ce qui concerne le salaire mensualisé, les distinctions au sein des travailleurs et au sein des non travailleurs ne sont pas pertinentes. Ainsi, on peut calculer qu’environ 3,33 % des répondants sont dans une situation entre l’emploi et le non-emploi. C’est à la fois peu et beaucoup. C’est peu parce que 3,33 %, cela représente une très faible minorité de la population. C’est beaucoup parce que 3,33 % de la population totale, c’est déjà plus de 5 % de la population en emploi. C’est également beaucoup parce que ce 3,33 % ce ne sont que ceux qui ont répondu différemment et non tous ceux dont la situation par rapport au marché du travail est ambiguë. En effet, en supposant qu'une personne se situant dans le flou total entre deux statuts répondra aléatoirement, il y a quand même une chance sur deux pour qu'elle ne change pas de réponse entre deux années.

Pour terminer cette discussion, on peut dire que la mesure du salaire mensualisé permet de corriger certains biais de la mesure du salaire annuel. Cependant, cette correction parce qu’elle n’est qu’une correction indirecte et non une mesure plus précise du salaire mensuel peut conduire à d’autres biais. J’écris « peut », car il est évidemment impossible de mesurer exactement l’ampleur de ces biais. J’en ai mesuré un, mais d’autres (comme les contrats s’arrêtant en cours de mois) ne sont pas directement mesurables dans SILC. Il me semble donc que cette mesure du salaire mensualisé est une bonne mesure complémentaire à la mesure du salaire, mais qu’il est préférable de tester la robustesse des relations constatées en utilisant ces deux mesures (la première plus approximative et plus « directe » et la deuxième « ajustée » mais plus indirecte), plutôt qu’en substituant purement le salaire mensualisé au salaire annuel.

Dans le document À Dominique et Antoine 1 (Page 191-196)