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CONDITION ET SALAIRE - REVENU

Dans le document À Dominique et Antoine 1 (Page 74-77)

Le salaire, coût du travail ou revenu du travailleur ?

CONDITION ET SALAIRE - REVENU

Si l'on considère que la théorie sociologique n'est qu'un outil d'analyse du monde social – et qu'elle n'est pas une fin en soi, mais un moyen de connaissance –, il vaut mieux retenir de ces pages l'essentiel qui structurera les analyses empiriques présentées dans les deux parties suivantes. Les éléments fondamentaux tiennent en deux approches et en deux objets des inégalités sociales : l'opposition entre les perspectives individuelles et sociétales et la distinction entre le salaire-condition et le salaire-revenu.

L'opposition entre les approches individuelles et collectives des inégalités peut se comprendre par le concept de niveau d'analyse. Ce concept permet d'intégrer trois dimensions reliées entre elles : la mesure, la théorie et la politique. Le niveau d'analyse est donc tant un niveau de mesure, de réalité et d'interprétation politique. Le niveau de mesure renvoie au fait qu'il existe des indicateurs macro permettant de caractériser des sociétés (rapports et coefficients) et des indicateurs micro (régressions, et taux) permettant d'identifier des individus. Le niveau de réalité renvoie au fait que le chercheur doit distinguer parmi les objets qu'il crée lesquels sont de pures constructions de son esprit et lesquelles revoient à une réalité tangible, indépendante de lui. Le niveau d'interprétation politique renvoie à la dimension « (in)justice » de l'inégalité sociale : inévitablement, il va falloir prendre part au débat de la responsabilité – collective ou individuelle – de l'inégalité. Ces trois dimensions, bien que distinctes et théoriquement indépendantes, se renforcent souvent dans la pratique : les outils utilisés favorisent certaines considérations théoriques, qui, elles-mêmes, renforcent des opinions politiques – et vice-versa. Ce niveau est aussi une approche, c'est-à-dire un point de vue, posé – explicitement ou implicitement – a priori, qui cadre l'analyse. Ainsi, les outils utilisés, les positions conceptuelles adoptées face aux objets – créés ou découverts par le chercheur – et les opinions politiques vis-à-vis du « problème social » étudiés sont autant de contraintes qui, dans une certaine mesure, vont mener l'analyse dans telle ou telle direction.

Le salaire-condition et le salaire-revenu sont les deux manières d'appréhender le salaire qui m'ont paru les plus pertinentes dans une approche en termes d'inégalités sociales. Cette distinction ne peut pas se réduire à deux manières de mesurer un même concept : il s'agit réellement de deux conceptualisations différentes du salaire. Le salaire-condition s'intéresse au salaire en tant qu’indicateur de la valeur monétaire du travailleur sur le marché du travail. Autrement dit, il s'agit d'une mesure de la position de l'emploi dans la hiérarchie salariale. Le salaire-condition est, d'un point de vue théorique, plus attaché aux postes ou aux emplois qu'aux personnes. Ce concept s'insère plutôt bien dans une philosophie sociale déterministe, puisqu'elle ne laisse pas de place – avec une certaine raison – aux « choix » des individus. Le terme salaire-condition m'a semblé le plus adapté, car il permet de faire une analogie avec la notion de condition de travail57. Au contraire, le salaire-revenu s'intéresse au salaire en tant que mesure d'une partie des ressources du travailleur – celles provenant du travail. Ainsi, il est plus attaché à la personne qu'à l'emploi. Ce concept s'insère

57 Les conditions de travail renvoient aussi à un imaginaire déterministe – on subit les conditions de travail, on ne les « choisit » pas – et à une hiérarchie – certains ont de meilleures conditions de travail que d'autres – et sont plus attachées à l'emploi qu'à la personne.

également mieux dans une philosophie sociale centrée sur le libre arbitre de l'être humain. En effet, le concept de ressource permet de prendre en compte le fait que chacun pose des choix différents quant à l'utilisation de ces ressources.

Ces deux conceptions du salaire conduisent à la construction d'indicateurs différents. Dans le cas du salaire-condition, on cherche à quantifier le coût du travail. Ainsi, il est idéalement mesuré par le salaire brut, y compris les cotisations patronales58, comptabilisé dans un laps de temps plutôt court, par exemple un mois. Le salaire-condition, parce qu'il mesure le salaire à la source, est également préférable quand on s'intéresse aux déterminants du salaire. Au contraire, le salaire-revenu doit être mesuré en additionnant « tout » ce que reçoit le travailleur : le salaire net et les diverses prestations sociales (chômage, incapacité de travail, pension...) que reçoit éventuellement le travailleur. Ici, il est préférable de travailler sur un laps de temps plus long, par exemple un an, parce que les revenus ne sont pas utilisés en totalité au moment où ils sont perçus. Enfin, au contraire du salaire-condition, le salaire-revenu est plus adapté quand on s'intéresse aux effets du salaire, par exemple sur les conditions de vie.

La suite de cette thèse présentera des analyses empiriques qui croiseront ces deux approches des inégalités – au niveau macro et au niveau micro – et ces deux objets – le salaire-condition et le salaire-revenu. Ainsi, la deuxième partie présentera les analyses au niveau macro. La troisième partie présentera les analyses au niveau micro. Dans chaque partie, mais de manière plus nette pour la partie macro, les analyses traitant du salaire-condition précéderont les analyses du salaire-revenu. Cet ordre permet de présenter les causes des inégalités salariales avant les conséquences. De plus, nous le verrons, les données sur les salaires bruts sont de meilleure qualité que les données sur les salaires nets.

Avant d'entrer dans les parties empiriques, je veux préciser que je ne prends pas parti sur la pertinence de l’un ou de l’autre niveau, ni pour l'une ou l'autre conceptualisation du salaire. Il s'agit plutôt de mener des analyses en partant des différentes approches dans le but de les comparer. Ce qui permet de voir si les conclusions qu’on tire en étudiant une « même »59 question – mais à des niveaux différents ou avec des conceptualisations différentes – se recoupent ou divergent.

58 Dans la suite de la thèse, j'utiliserai le terme de salaire brut pour parler de ce que Friot (2012) appelle le salaire total. En effet, même si le terme de salaire total est justifié, il peut souvent embrouiller le lecteur, car la totalité peut renvoyer à autre chose qu'à la somme du salaire net, des impôts sur le revenu du travail et des cotisations patronales, par exemple à la somme de différents salaires perçus dans un certain laps de temps.

59 Le terme même est entouré de guillemets parce qu’à partir du moment où on utilise des niveaux de mesure ou des « objets » différents, la question n’est plus exactement la même. Il s’agit plutôt de questions traitant du même « thème ».

Dans le document À Dominique et Antoine 1 (Page 74-77)