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L’ambiguïté du taux : indicateur sociétal ou proportion d’individus

Dans le document À Dominique et Antoine 1 (Page 31-35)

Généralement, les pouvoirs publics définissent le taux de pauvreté comme « la part des personnes »16, « le pourcentage de personnes »17 ou encore « le pourcentage de la population (personnes) »18 pauvres. Contrairement à ces définitions, certains chercheurs considèrent qu’il n’est pas si évident d’identifier les personnes pauvres. Par exemple, Paugam (2013, 6) écrit :

« Il suffit donc de changer légèrement le seuil officiel de pauvreté pour que change radicalement la proportion de la population concernée. Ce résultat prouve qu'il existe une forte concentration de ménages autour du seuil de pauvreté retenu et que celui-ci

15 Pour ma part, je préfère opposer individuel à sociétal ou à collectif plutôt que d'utiliser, comme Wright (1994), les termes de monadique et de relationnel. D'une part, le terme monadique ne me semble pas approprié puisque toute mesure ne prend son sens que par rapport à la comparaison à d'autres mesures ou à un étalon. C'est en ce sens que la pauvreté est relative : on est pauvre par rapport à un étalon (par exemple un panier de biens, dans le cas de la pauvreté absolue) ou à d'autres personnes (par exemple le médian, dans le cas de la pauvreté relative). Il me semble qu'il n'existe jamais de mesure qui puisse prendre son sens en elle-même. D'autre part, l'utilisation du terme sociétal permet de faire ressortir le fait que c'est plus une opposition sur le niveau de l'observation, individuel ou sociétal, que sur l'attribut lui-même. Notez que le terme sociétal, ne doit pas faire explicitement référence au niveau de la société tout entière, entendue comme un État-nation. D’autres niveaux sociétaux peuvent être considérés, qu’ils soient plus larges, par exemple un continent, une union douanière ou le monde entier, ou plus restreints, par exemple une région, un secteur d’activité, une ville ou une entreprise. Ainsi, j'utiliserai parfois le terme collectif comme synonyme à sociétal. Bien que je les utilisent aussi, les termes macro et micro,bien que je les utilise aussi, me semblent aussi moins explicites que les termes sociétal et individuel. En effet, ils ne donnent que l’idée que l’un est plus grand que l’autre (ou, que le premier est regardé de plus loin que le second) – sans vraiment dire ce qui est regardé, ce qui est cas avec individuel et sociétal: soit on regarde les individus, soit on regarde les sociétés. C’est pourquoi dans la suite du texte, j’utiliserai principalement les termes d’individuel et de sociétal ou de collectif pour évoquer cette opposition.

16 Selon Eurostat (http://epp.eurostat.ec.europa.eu/statistics_explained/index.php/Glossary:At-risk-of-poverty_rate/fr, page consultée le 7 octobre 2014).

17 Selon le Service public de programmation – intégration sociale (SPP-IS) (https://enquete.mi-is.be/armoedebarometer/pages_fr/1_1_armoederisicograad.html, page consultée le 7 octobre 2014)

18 Selon l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (IWEPS) (http://www.iweps.be/taux-de-risque-de-pauvrete-des-menages, page consultée le 7 octobre 2014)

contribue à établir une coupure radicale parmi un ensemble de personnes, qui, dans la réalité, vivent dans des conditions probablement similaires. »

Il en déduit que la définition du seuil comprend intrinsèquement quelque chose d’arbitraire – et qu’il n’est donc pas vraiment pertinent de circonscrire une population de pauvres. Accardo (2007) arrive à un constat similaire en questionnant le concept d’échelle d’équivalence. Comme nous l’avons vu, l’échelle d’équivalence est un instrument qui permet de tenir compte des économies d’échelle au sein des ménages en attribuant un poids de 1 au premier adulte du ménage et un poids inférieur à 1 (variable selon les échelles) aux enfants et autres adultes du ménage. Accardo constate que si l’on change d’échelle d’équivalence, la composition de la population pauvre (constat individuel) change radicalement : d’une dominance de familles avec enfants, on passe aux personnes seules. Par contre, il observe que, quelle que soit l’échelle d’équivalence utilisée, les variations temporelles et géographiques sont limitées. En prolongeant les réflexions de Paugam et Accardo, on peut se dire qu’il n’existe pas objectivement une population de pauvres clairement identifiable, mais que par contre, les taux de pauvreté peuvent être utilisés comme indicateurs de l’ampleur des inégalités sociales dans une société donnée.

En réalité, de nombreux auteurs ont attribué aux taux le statut d’indicateur d’un phénomène sociétal. Par exemple, Durkheim utilise le taux de suicide comme indicateur d’un phénomène sociétal. Dans son introduction, il l’explicite clairement :

« Chaque société a donc, à chaque moment de son histoire, une aptitude définie pour le suicide. On mesure l'intensité relative de cette aptitude en prenant le rapport entre le chiffre global des morts volontaires et la population de tout âge et de tout sexe. Nous appellerons cette donnée numérique taux de la mortalité-suicide propre à la société

considérée. » (Durkheim 2013a, 10)

Ici, le taux de suicide n’est pas seulement la proportion de personnes qui se sont suicidées, mais un indicateur d’une caractéristique de la société, son « aptitude » au suicide. En paraphrasant Baudelot et Establet (2006), on peut dire que l’étude de Durkheim en dit beaucoup sur la société, mais peu sur les suicidés. En réalité, conforme à sa méthode fondée sur le fait social supérieur et extérieur aux individus, Durkheim ne s’intéresse pas aux personnes s’étant suicidées, mais à l’« aptitude » au suicide des sociétés.

Un autre exemple historique d’un taux utilisé pour mesurer un fait social est le taux de chômage. En effet, l’invention du taux de chômage entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle voit le passage de la question des chômeurs, en tant qu’individus, à la question du chômage en tant que fait social (Topalov 1994). Tout comme le taux de suicide est un fait social propre, le taux de chômage (en tout cas à l’époque) est considéré comme un fait social découlant d’autres faits sociaux (conjoncture économique et mauvaise organisation du marché du travail) et non comme un agrégat de faits individuels (employabilité insuffisante des chômeurs). Notons que pour Topalov, cette transformation cognitive a eu lieu à cette époque, en partie, parce que l’invention du fait social durkheimien l’a rendue possible.

En réalité, les taux sont, de manière générale, une mesure équivoque qui oscille entre le niveau sociétal et l’individuel. Je pense que cette ambiguïté est inhérente à tous les indicateurs collectifs qui sont issus d’une somme – la moyenne provient de la transformation d’une somme, et la

proportion est, du point de vue mathématique, le cas particulier d’une moyenne calculée sur une variable binaire. La somme étant la formalisation mathématique de l’agrégat, elle peut se concevoir comme découlant d’une philosophie individualiste, puisqu’elle ne prend pas en compte les relations entre individus. En renversant l’axiome holiste « le tout est supérieur à la somme des parties », on peut aisément déduire « en analysant la somme, on se contente d’étudier les parties ». Pour ces indicateurs, c’est plutôt le statut que leur donnent leurs utilisateurs qui permet de différencier l’approche individuelle de l’approche sociétale.

Sur ce point, la comparaison entre l’approche d’Émile Durkheim et celle de Raymond Boudon est très instructive. Durkheim, car il concilie l’utilisation des taux avec une approche très collective – dont il explicite les principes fondateurs dans Les règles de la méthode sociologique. Boudon, d’abord, parce qu’il partage avec Durkheim une approche quantitative du social (mais de manière plus sophistiquée que son prédécesseur) – ce qui permet de ne pas confondre cette distinction entre individuel et sociétal avec la distinction entre méthodes qualitatives et quantitatives19. Ensuite, parce qu’il explicite également, avec son individualisme méthodologique, les principes qui sous-tendent son approche. Enfin, ces deux auteurs ayant fait de leur méthode leur cheval de bataille ils incarnent, en quelque sorte, chacun l’idéal-type respectivement des perspectives quantitatives individualistes et sociétales20.

Pour Émile Durkheim, l’objet d’étude de la sociologie est le fait social. Le fait social est, ontologiquement, extérieur et supérieur aux individus. En effet, « la société n'est pas une simple somme d'individus, mais le système formé par leur association représente une réalité spécifique qui a ses caractères propres » (Durkheim 2013b, 102-103). La proposition forte de Durkheim est de considérer les faits sociaux comme des objets réels et non comme des agrégats mathématiques, des abstractions ou des constructions intellectuelles. Ce réalisme du fait social est le cœur de sa méthode. Il l’explicitera ainsi clairement dans la seconde préface des règles de la méthode

sociologique :

« notre principe fondamental : la réalité objective des faits sociaux. C’est donc finalement sur ce principe que tout repose, et tout s’y ramène. [...] les phénomènes

19 Souvent, on considère que les approches micro sont plus qualitatives, sont plus concrètes, sont moins déterministes et s'intéressent plutôt à la subjectivité et aux discours des acteurs. Au contraire, on considère que les approches macro sont plus quantitatives, sont plus abstraites, sont plus déterministes et s'intéressent plutôt à des faits objectifs. Or, si dans les études menées par les chercheurs on peut retrouver ces exemples typiques, ces dimensions sont, d'un point de vue logique, totalement indépendantes. Une approche macro peut être qualitative, par exemple en étudiant les règles juridiques d'une société, et une approche micro peut être quantitative, c'est ce que pratique l'individualisme méthodologique. L'opposition concret vs abstrait relève d'une tension générale en sciences, où certains sont plus portés sur la théorie et d'autres sur l'analyse empirique, sans aucun rapport avec l'opposition macro vs micro : on peut théoriser tant sur l'individu que sur la société. La question du libre arbitre et du déterminisme relève plus de la philosophie sociale et politique que de la science, qui, je crois, doit inévitablement partir d'un postulat quelque peu déterministe. Enfin, la question de l'étude de la subjectivité ou de l'objectivité est aussi indépendante du niveau d'analyse. Par exemple, les enquêtes par questionnaire cherchant à comparer les attitudes entre les pays européens, tels les eurobaromètres, sont centrées sur la subjectivité des acteurs. Au contraire, certaines descriptions ethnographiques s'intéressent plus à l'observation de faits objectifs qu'à la restitution de la subjectivité des individus. 20 Cette comparaison entre les approches de Durkheim et de Boudon est donc caricaturale. Les pensées de ces deux

auteurs sont certainement plus fines et plus nuancées, mais les présenter de cette manière a des vertus heuristiques pour comprendre la distinction entre les approches sociétales et individuelles.

sociaux, pour n'être pas matériels, ne laissent pas d'être des choses réelles » (Durkheim 2013b, 11)

Raymond Boudon part du postulat inverse. L’épigraphe (tirée des travaux de Max Weber) de son

Dictionnaire critique de la sociologie ne peut être plus limpide :

« Si je suis finalement devenu sociologue (comme l’indique mon arrêté de nomination), c’est essentiellement afin de mettre un point final à ces exercices à base de concepts collectifs dont le spectre rôde toujours. En d’autres termes, la sociologie, elle aussi, ne peut procéder que des actions d’un, de quelques, ou de nombreux individus séparés. C’est pourquoi elle se doit d’adopter des méthodes strictement “individualistes”. » (Boudon et Bourricaud 2002, IV)

Ces mots, empruntés à Weber21, lui permettent d’expliciter le point central de son individualisme méthodologique : la seule réalité tangible est l’individu. En effet, « on dira qu’on a affaire à une méthodologie individualiste lorsque l’existence ou l’allure d’un phénomène P, ou lorsque la relation entre un phénomène P et un phénomène P’ sont explicitement analysés comme une conséquence de la logique du comportement des individus impliqués par ce ou ces phénomènes » (Boudon et Bourricaud 2002, 306). Comme pour Durkheim le fait social est l’essence même de la méthode sociologique, pour Boudon, « l’individualisme méthodologique doit donc être tenu pour un principe fondamental, non de la seule économie, mais de toutes les sciences sociales : histoire, sociologie aussi bien que science politique ou démographie » (Boudon et Bourricaud 2002, 307). S’il ne peut récuser Durkheim à cause de son statut de père fondateur de la discipline, Boudon (2002, 307) a des mots très durs envers les approches holistes du social qui rejettent son principe de l’individualisme méthodologique « pour des raisons métaphysiques ou idéologiques. » D’ailleurs, preuve de sa volonté d’exclure ces approches de la discipline, le terme holisme ne fait pas partie des entrées de son dictionnaire.

Même s’il identifie les concepts collectifs à un « spectre », c’est-à-dire à quelque chose qui n’existe pas réellement, il reconnaît l’utilité de certaines analyses macro. Par exemple, « faute d’informations microsociologiques suffisantes [...] il faut – provisoirement – se borner à constater [une corrélation macro-sociale] » (Boudon et Bourricaud 2002, 307). Pour parler de ce niveau sociétal, Boudon (2002, 306) préfère le terme de « niveau agrégé ». Ce qui est cohérent avec sa conception individualiste du social : puisque le collectif n’existe pas en lui-même, il ne peut être qu’un agrégat d’actions individuelles. Fondamentalement, le social c’est « le comportement des individus dont la logique engendre [tous les phénomènes sociétaux] » (Boudon et Bourricaud 2002, 306). Ainsi, pour vraiment comprendre les phénomènes sociaux et les relations causales qui leslient, il faut « mettre en évidence la logique des actions individuelles sous-jacente [aux] corrélation[s] » (Boudon et Bourricaud 2002, 307).

Ce qui oppose frontalement ces deux sociologues, c’est ce qu’ils considèrent être la réalité (sociale). Pour Durkheim, les faits sociaux sont des objets réels22. Pour Boudon, au contraire, les faits sociaux

21 Ces mots me semblent plus révélateurs de la position de Boudon que de celle de Weber lui-même dont on ne peut résumer la position sur la question de l’opposition entre l’individu et la société en une seule citation.

22 Ce postulat est généralement partagé par les sociologues qui s’insèrent une approche holiste. Par exemple, pour Marx (1976, Livre premier. Le développement de la production capitaliste:254), il existe un « travailleur collectif

ne sont que des constructions intellectuelles, ce sont les individus qui sont réels. Cette différence de conception ontologique se retrouve dans leurs travaux empiriques. En effet, si l’on compare leurs travaux les plus marquants, Le suicide de Durkheim (2013a) et L’inégalité des chances de Boudon (1973), on remarque qu’ils utilisent tous les deux de nombreux tableaux présentant des taux. Mais leur interprétation de ces chiffres et le vocabulaire qu’ils utilisent diffèrent nettement. Durkheim utilise essentiellement le terme de taux alors que Boudon lui préfère les termes de pourcentage, de proportion, de composition ou de répartition d’une population, ou encore présente directement les effectifs dans des tableaux croisés23. Ces différences de vocabulaire témoignent de leurs conceptions du social. En effet, le taux est plus facilement considéré comme un attribut d’une entité collective alors que le pourcentage ou la proportion évoque plutôt un ensemble d’individus. Par exemple, le taux de chômage en Belgique est aisément conçu comme une caractéristique du système socio-économique belge24, alors que le pourcentage (ou la proportion) de chômeurs parmi la population active évoque plutôt un ensemble de chômeurs. On observe donc que bien que ces deux sociologues utilisent des outils mathématiques identiques, ils ne les utilisent pas de la même manière. Durkheim utilise le taux comme un indicateur d’une caractéristique (l’aptitude au suicide) d’une entité réelle (la société), tandis que Boudon les utilise comme des sommes d’individus portant des caractéristiques spécifiques.

Dans le document À Dominique et Antoine 1 (Page 31-35)