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À Dominique et Antoine 1

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Academic year: 2021

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« L’analyse savante ne mettra jamais fin aux violents conflits politiques suscités par les inégalités. La recherche en sciences sociales est et sera toujours balbutiante et imparfaite. Elle n’a pas la prétention de transformer l’économie, la sociologie et l’histoire en sciences exactes. Mais en établissant patiemment des faits et des régularités, et en analysant sereinement les mécanismes économiques, sociaux, politiques, susceptibles d’en rendre compte, elle peut faire en sorte que le débat démocratique soit mieux informé et se focalise sur les bonnes questions. Elle peut contribuer à redéfinir sans cesse les termes du débat, à démasquer les certitudes toutes faites et les impostures, à tout remettre toujours en cause et en question. Tel est, à mon sens, le rôle que peuvent et doivent jouer les intellectuels, et parmi eux les chercheurs en sciences sociales, citoyens parmi d’autres, mais qui ont la chance d’avoir plus de temps que d’autres pour se consacrer à l’étude (et même d’être payés pour cela – privilège considérable). » Thomas Picketty, Le capital au

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(5)

R

EMERCIEMENTS

La rédaction d'une thèse de doctorat n'est pas possible sans l'aide et le soutien de nombreuses personnes. Chacune d'elle a, à sa manière, été indispensable dans l’achèvement de ce travail de recherche.

Je remercie d'abord mon promoteur, Pierre Desmarez. Il est rare d'avoir un promoteur qui laisse une très grande liberté de recherche à son doctorant et, en même temps, est disponible pour procurer l'aide et les conseils nécessaires à l'avancement de la thèse. Pierre a réussi à combiner admirablement ces deux qualités. Je n'oublierai pas ses relectures très attentives de mes brouillons remplis de coquilles – réalisées à une vitesse remarquable pendant la période surchargée de défense des mémoires –, ni la confiance qu'il m' accordée pour écrire ma thèse.

Je remercie Dirk Jacobs, Síle O'Dorchai, Serge Paugam et Christophe Vanroelen pour avoir accepté de faire partie de mon jury. La lecture d'une thèse étant un investissement temporel non négligeable, j'espère que le contenu des pages qui suivent suscitera leur intérêt. Je voudrais remercier particulièrement Dirk Jacobs et Síle O'Dorchai pour avoir fait partie de mon comité d'accompagnement, et à ce titre, d'avoir relus des brouillons, de m'avoir conseillé des lectures et de m'avoir permis de continuer mes recherches pendant ces quatre années. Je remercie aussi particulièrement Serge Paugam d'avoir accepté de participer à une journée d'étude à l'ULB en 2013. Il en a résulté des discussions très intéressantes Enfin, je remercie Christophe Vanroelen pour les échanges que nous avons eus lors de la rédaction d'un projet de recherche sur les travailleurs pauvres.

Je remercie les relecteurs de mon manuscrit, en particulier Joël Girès et Natasia Hamarat. Les commentaires de Joël m'ont considérablement aidé à rendre plus compréhensible ce qui ne l'était pas dans les versions précédentes. Les commentaires de Natasia m'ont principalement permis de restructurer certaines parties et d'améliorer le style d'écriture.

Je remercie mes collègues de METICES. Non seulement nous avons eu des échanges intellectuels passionnants, mais l'ambiance de travail au sein du centre de recherche était particulièrement chaleureuse et décontractée. Les discussions déjantées de midi y sont certainement pour beaucoup. À l'heure où j'écris ces lignes, j'éprouve une réelle tristesse à devoir les quitter pour d'autres aventures professionnelles.

Je porte une attention particulière à Pina Meloni et Manuella Bruyndonckx, les deux secrétaires du centre de recherche, dont le travail, malheureusement moins reconnu et rémunéré que celui des universitaires, est essentiel. Sans elles, le centre METICES n'existerait tout simplement pas.

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ne veux pas oublier que la recherche en science sociale est toujours tributaire du bon vouloir de nos « objets ».

Je remercie aussi tous les anonymes – dont certains dont je n'imagine même pas l'existence – qui m'ont permis de réaliser cette thèse : les femmes de ménage qui nettoient le bâtiment S, les techniciens qui réparent la photocopieuse, les développeurs des logiciels R et Open Office, les ouvriers qui ont fabriqué le papier... Chacun, à sa manière, a rendu possible cette thèse.

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T

ABLE

DES

MATIÈRES

R

EMERCIEMENTS

...5

I

NTRODUCTION GÉNÉRALE

...13

P

REMIÈREPARTIE

: L

ATHÉORIE

,

OUCOMMENTPENSERL

INÉGALITÉ

...21

CHAPITRE I : INTRODUCTION – INDIVIDUSETRAPPORTSSOCIAUX...23

CHAPITRE II : DÉCRIRELESINÉGALITÉS, OULENIVEAU DEMESURE POSTULÉ...25

Des rapports et coefficients pour mesurer les inégalités de revenu...26

L’identification des pauvres à travers les taux de pauvreté...29

L’ambiguïté du taux : indicateur sociétal ou proportion d’individus...31

La définition a priori du niveau considéré comme réel...35

CHAPITRE III : EXPLIQUERLESINÉGALITÉS, OUL’ATTRIBUTIONPOLITIQUEDELARESPONSABILITÉ ...38

Les explications strictement individuelles : culturalisme et biologisme...39

L’exclusion, entre explication individuelle et contextualisation sociétale...40

L'exploitation, archétype de l’explication relationnelle...42

La théorie des rapports sociaux, ou la constitution de groupes hiérarchisés...43

Une opposition fondamentalement politique...45

CHAPITRE IV : RELATIONS ENTRE ENTRE NIVEAU DE MESURE ET EXPLICATION POLITIQUE DES INÉGALITÉS...46

Une affinité théorique quand le rapport conflictuel est source des catégories... ...46

... Et quand on ne reconnaît qu’un seul niveau de réalité...49

Une affinité résultant aussi des outils méthodologiques utilisés...49

(8)

La pauvreté comme accident de vie...52

L’inscription dans la philosophie de l’État social actif...52

Des politiques centrées sur la dimension psycho-affective...53

Le pauvre et le citoyen standard : deux étrangers séparés par un fossé ?...54

Le respect des pauvres : chacun doit y mettre du sien...55

Une mesure individuelle conduit à une explication individuelle...56

Le capital au XXIe siècle, une histoire de sociétés...57

Des mesures visant à approcher la complexité d’une distribution statistique...57

Événements historiques, lois économiques et politiques publiques...58

Des impôts pour réduire les inégalités...59

Le caractère souple de l’affinité...59

La nécessaire distinction entre niveaux de mesure, de « réalité » et de « responsabilité » ...60

CHAPITRE V : UNOBJETDEL’INÉGALITÉ, LESALAIRE...62

Ressource ou condition : la place de la liberté...62

Rapport à l'emploi et rapport au travail...64

Le salaire, coût du travail ou revenu du travailleur ?...65

Un seul flux salarial au niveau macro-économique...66

Les différents salaires au niveau individuel...70

Sur quel laps de temps mesurer le salaire ?...71

CHAPITRE VI : CONCLUSION – NIVEAUXD'ANALYSE, SALAIRE-CONDITIONETSALAIRE-REVENU74

D

EUXIÈME PARTIE

: L’

ANALYSEDES

I

NÉGALITÉS SALARIALESAUNIVEAUSOCIÉTAL

...77

CHAPITRE VII : INTRODUCTION – UNPREMIER REGARDSURLESINÉGALITÉSSALARIALES...79

La base de données SILC...79

La population prise en compte pour calculer l'inégalité salariale...81

La mesure du salaire avec SILC...82

(9)

Une vue d'ensemble des inégalités salariales au sein des pays européens...85

CHAPITRE VIII : TRANSPOSER LES MÉTHODES QUANTITATIVES À LA COMPARAISON INTERNATIONALE ?...89

Constats objectifs et interprétations subjectives...89

Les fondements du test d’hypothèse...91

L’inférence statistique sur un « échantillon » de pays ?...94

Pourquoi, comment et quand pondérer en comparaison internationale ?...97

CHAPITRE IX : QUELQUES TYPOLOGIES EN COMPARAISON INTERNATIONALE, LEURS APPORTS ET LEURSLIMITES...103

Les typologies d’États-providence...103

L’origine des trois modèles d’État-providence : conservatisme, socialisme et libéralisme...105

Critiques et apports ultérieurs : le modèle méditerranéen...107

Les statuts pécuniaires pour illustrer ces modèles...107

Les modèles se trouvent-ils dans les inégalités de salaire ?...113

Les typologies des relations professionnelles : Corporatisme, étatisme et dérégulation...114

La perspective des variétés du capitalisme...117

Économies de marché libérales vs économies de marché coordonnées...117

Les effets des variétés du capitalisme : avantages comparatifs et inégalités...119

La limite des typologies en comparaison internationale...120

Retour sur la causalité...120

La typologie, entre la taxinomie et l’idéal-type...122

CHAPITRE X : POURQUOI LENIVEAUNATIONAL ?...126

Les niveaux infra-nationaux, ou la prise en compte de facteurs nationaux et de contextes individuels...127

Les limites du niveau supra-national, ou l’Europe...127

L’intégration européenne et ses effets sur les inégalités, perspective théorique...130

Politiques européennes en matière de marché du travail : soft law et méthode ouverte de coordination...132

(10)

Conclusion : le poids indirect de l’Europe sur l’inégalité salariale...135

CHAPITRE XI : POURQUOILESRELATIONSPROFESSIONNELLESPLUTÔTQUELEMARCHÉ ? ...138

Si le marché du travail était un marché comme un autre... ...138

...mais le marché du travail n’est pas un marché classique...148

La base de données ICTWSS pour mesurer les relations professionnelles...155

Quels sont les déterminants du taux de couverture par convention collective ?...159

CHAPITRE XII : EXPLICATIONS DES INÉGALITÉS SALARIALES À L’AIDE DE LA QUALITATIVE COMPARATIVEANALYSIS...162

Les principes des méthodes QCA...162

La technique QCA dichotomique...164

Application de la méthode QCA dichotomique...165

Dichotomisation des variables...165

L’inégalité salariale...165

Le salaire minimum...166

Le degré de centralisation des négociations collectives...167

Le taux de couverture des salariés par convention collective...168

Le taux de syndicalisation...169

Résultats : cas empiriques et simplifications booléennes...170

Les simplifications booléennes...172

L’interprétation des résultats...173

La méthode QCA avec des ensembles flous : affiner ou embrumer les résultats ?...175

Combinaison et causalité avec les ensembles flous...177

Des résultats assez similaires...180

L’hypothèse d’un modèle additif : corrélations et régressions linéaires...182

CHAPITRE XIII : ROBUSTESSEETVARIATIONDESRÉSULTATS...191

Retour sur SILC, ou le flou des statuts auto-définis...191

(11)

Une inégalité autour du centre de la distribution...198

De l’inégalité de salaire-condition à l’inégalité de revenu...200

CHAPITRE XIV : CONCLUSION – UNSCHÉMARÉCAPITULATIF...206

T

ROISIÈME PARTIE

: L'

ANALYSEDES INÉGALITÉSSALARIALESAUNIVEAUINDIVIDUEL

. 209

CHAPITRE XV : INTRODUCTION – IDENTIFIER DES COMPORTEMENTS INDIVIDUELS, DES POPULATIONSÀRISQUEOUDESDISCRIMINATIONS...211

CHAPITRE XVI : MESURESDESVARIABLESETMODÉLISATIONS...217

Appréhender l'inégalité salariale au niveau individuel...217

Les facteurs explicatifs et le problème du décalage temporel...220

Une modélisation européenne ou des modélisations nationales ?...224

CHAPITRE XVII : LESRÉSULTATS, OUIDENTIFIERLESHAUTSETBASSALAIRES...229

Les salaires-conditions moyens et les taux d'emploi à bas salaire ...229

Les salaires-revenus moyens et les taux de travailleurs pauvres...231

Les régressions pour contrôler l'effet des facteurs extérieurs...233

La régression sur le logarithme du salaire-condition...234

La régression logistique sur le risque d'occuper un emploi à bas salaire...240

La régression sur le logarithme du salaire-revenu...244

La régression sur le risque d'être un travailleur pauvre...247

Conclusion...250

CHAPITRE XVIII : CONCLUSIONS - LESMULTIPLESANALYSESINDIVIDUELLES...252

C

ONCLUSIONGÉNÉRALE

...255

L

ISTE DESTABLEAUX

...260

L

ISTE DESGRAPHIQUES

...263

B

IBLIOGRAPHIE

...265

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I

NTRODUCTION

GÉNÉRALE

À l'origine de cette thèse, il y a une volonté d'étudier les inégalités par rapport au marché du travail. L'expression inégalités par rapport au marché du travail recouvre de nombreuses choses. Certaines approches se focalisent sur l'accès au marché du travail. Ainsi, on peut chercher à évaluer l'ampleur des discriminations à l'embauche, le poids des contraintes de la vie familiale ou l'entrée des jeunes dans la vie active. On peut aussi s'intéresser aux travailleurs eux-mêmes plutôt qu'à l'accès à l'emploi. Dans cette optique, on peut chercher à savoir à quel point les travailleurs occupent une position stable sur le marché du travail, ou au contraire, s'ils occupent une position précaire. Ainsi, on peut comparer les protections légales conférées par les différents types de contrats de travail. On peut également étudier, dans une approche moins juridique, les risques concrets de perte d'emploi et leurs conséquences en termes psychologiques ou d'identité. La question du temps partiel – en tout cas du temps partiel involontaire – peut s'insérer dans ce type d'approche, puisque les travailleurs à temps partiel peuvent dans certains cas être considérés comme situés en périphérie du marché du travail. Il est également possible de s'intéresser non pas au fait d'avoir un emploi, mais à la qualité de celui-ci. Dans ce cas, on étudiera les conditions de travail, tant physiques que psychologiques, des travailleurs. L'étude du salaire, de l'accès à la formation continue et des possibilités de faire carrière et les perspectives d'avancement peut également être une autre manière d’appréhender la « qualité » d'un emploi.

Cette diversité de ce que peuvent recouvrir les inégalités par rapport au marché du travail trouve un écho dans la multiplicité des méthodes utilisées pour décrire ces inégalités. Dans une approche quantitative, il est possible d'utiliser des grandes enquêtes standardisées, comme l'Enquête sur les forces de travail ou l'Enquête européenne sur les conditions de travail. Il est aussi possible d'utiliser des données administratives, comme celles issues de la banque carrefour de la sécurité sociale en Belgique. Ce type de données a l'avantage de rendre possible l'étude de sous-populations relativement réduites comme une région ou un secteur d'activité particulier, parce qu'elles concernent l'ensemble de la population. Par contre, en raison de leur caractère strictement national, elles ne permettent pas de comparer les situations dans différents pays. À côté de ces approches quantitatives, d'autres préfèrent des approches qualitatives. Ainsi, il est possible de s'intéresser à l'une ou l'autre entreprise particulière. Les études de cas qui mêlent observations ethnographiques et entretiens permettent d'avoir une description fine d'aspects moins aisément quantifiables, comme le vécu de la précarité ou certaines conditions de travail spécifiques à l'un ou l'autre métier. Enfin, pour l'étude spécifique des discriminations, on utilise aussi certaines méthodes expérimentales, consistant à comparer l'effet de candidatures fictives qui ne diffèrent que par l'origine ethnique ou le sexe.

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sur les inégalités salariales, avec des techniques quantitatives dans une perspective de comparaison européenne.

Aborder les inégalités par rapport au marché du travail à travers le salaire m'a semblé pertinent et intéressant pour plusieurs raisons. D'abord, le salaire c'est une chose importante1. C'est la principale

source de revenu d'une majorité de la population – et la vie sera totalement différente selon le niveau de son revenu. Ensuite, le salaire est un enjeu de la relation de travail formalisée par un contrat ou un statut – c'est lui qui fait que, dans nos sociétés contemporaines, les activités productives sont organisées sous la forme communément désignée par l'expression marché du travail. Enfin, cet objet soulève de nombreuses questions. En effet, il n'existe pas un salaire, mais

plusieurs salaires : nets, bruts, différé dans le temps... Le choix d'une de ces définitions du salaire

soulève des questions métrologiques (comment le mesure-t-on concrètement?), théoriques (sur base de quels fondements élabore-t-on sa définition ?) et politiques (quels sont les enjeux sous-jacents au choix d'une ou de l'autre définition ?). Les inégalités salariales constituent donc un objet particulièrement stimulant du point de vue intellectuel.

D'un point de vue méthodologique, cette thèse est presque exclusivement quantitative2. Comme tout

choix de méthode – même si cela apparaît très rarement noir sur blanc dans les textes sociologiques –, cette décision résulte pour partie de compétences et d'intérêt personnels. Cependant, parce que la notion d'inégalité est aussi un concept mathématique, j'ai la conviction que les méthodes quantitatives sont nécessaires pour les analyser. Une étude exclusivement qualitative pourra traiter du même thème, mais elle fera probablement mieux appel à d'autres notions – précarité, pauvreté, injustice... – que celle d'inégalité sociale proprement dite. En outre, il me semble particulièrement pertinent d'étudier le salaire dans une approche quantitative, parce qu'il est justement une variable quantitative. Il m'a également semblé intéressant de ne pas me contenter d'étudier la situation dans un seul pays ; la comparaison entre sociétés différentes est toujours instructive. Toutefois, j'ai préféré me concentrer sur les pays européens. En effet, ces pays ont l'avantage d'être suffisamment semblables pour être comparables, mais suffisamment différents – particulièrement du point de vue institutionnel – pour que la comparaison conduise à des résultats intéressants. En outre, on dispose de données d'enquête suffisamment standardisées pour permettre la comparaison sans que cela pose trop de problèmes techniques.

Même si l'analyse des inégalités salariales dans les pays européens est un programme de recherche plus précis que l'étude des inégalités par rapport au marché du travail, le lecteur peut, à ce stade, se demander quel sera l'apport de cette thèse. Autrement dit, quelle est l'originalité de cette recherche doctorale par rapport aux autres études traitant du même sujet ? Son apport est de tenter de combiner des objectifs de nature différente.

Ainsi, les objectifs de cette recherche doctorale sont doubles : méthodologiques et explicatifs.

Un objectif de cette thèse est d'apporter une réflexion, méthodologique, sur la manière d'étudier les inégalités sur le marché du travail. Plusieurs raisons m'ont poussé à m'intéresser aux questions de

méthode. D'abord, c'est, à mon sens, la méthode qui distingue la science des autres savoirs et

1 Le fait que les questions d'argent soient relativement taboues dans nos sociétés me semble être un indice de l'importance que l'on accorde à ces questions : on refuse d'en parler parce que les enjeux qu'elles soulèvent sont trop conséquents.

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représentations du monde. Ensuite, c'est la méthode qui permet de relier les deux pôles de la science : la théorie abstraites et l'empirie. Enfin, quand on étudie une question vaste, complexe et sujette à de nombreuses prises de positions politiques, comme le sont les inégalités sociales, il est nécessaire de baliser – avec méthode – la manière dont on va les étudier. Produire une thèse dont certains objectifs sont de nature méthodologique implique que la méthode ne soit pas considérée uniquement comme un simple moyen de produire des résultats. Les méthodes sont des outils façonnés par leur propre histoire. Ainsi, ces outils sont porteurs de sens et révèlent à travers leurs capacités et leurs limites une certaine manière de regarder le monde social.

L'autre objectif de cette thèse est de mettre en évidence certains mécanismes qui produisent, renforcent ou limitent les inégalités. À côté des objectifs méthodologiques, il m'a semblé nécessaire

d'introduire ces objectifs que l'on peut qualifier en termes de « résultats ». En effet, étudier la méthodologie pour elle-même ne me semble pas très intéressant. La méthodologie est un outil de compréhension du monde social. L'outil peut être observé comme tout autre objet, mais son utilité première est d'être utilisé à une fin spécifique. C'est d'ailleurs en mettant en pratique une technique qu'on va pouvoir comprendre quels sont ses apports, ses limites et repérer les hypothèses théoriques qui la sous-tendent. Constater des régularités et identifier des mécanismes sociaux concernant les inégalités salariales seront donc l'autre objectif principal de cette thèse.

Ces deux objectifs ne seront pas traités séparément. En effet, les questions méthodologiques et les recherches d'explications sont liées entre elles. L'outil permet d'identifier certains mécanismes et l'identification de mécanismes permet de mieux comprendre l'outil. Notons que ces deux objectifs ne se réduisent pas à des questions d'ordre technique. La notion d'inégalité sociale est un concept politiquement et socialement très chargé. Elle n'a pas de définition naturelle. Au contraire, les définitions qu'on lui donne sont construites socialement – et même politiquement. Ainsi, quand on questionne les outils méthodologiques et qu'on cherche à identifier des mécanismes sociaux liés aux inégalités sociales, il est nécessaire de s'intéresser aux questions théoriques et politiques qui y réfèrent. Tout au long de la thèse, les réflexions méthodologiques, constats explicatifs et questionnements théoriques et politiques seront donc entrecroisés.

À ce stade, le lecteur peut se demander quelle sera la perspective épistémologique adoptée. En étudiant l'histoire des approches quantitatives, Desrosières (2010, 7) identifie deux perspectives opposées que le chercheur peut adopter sur les objets de mesure. La première est réaliste, en ce sens qu'elle les considère comme des « choses réelles ». La seconde – que Desrosières ne sait pas vraiment comment l'appeler : a-réaliste, anti-réaliste conventionnelle, nominaliste, sceptique, relativiste, instrumentaliste ou constructiviste ; elle considère que les objets statistiques sont avant tout le produit d'actions humaines3. Depuis Platon – pour qui les Idées étaient plus réelles que leurs

incarnations ici-bas –, cette discussion est au centre des débats épistémologiques4. Dans le cadre de

cette thèse, comment vais-je me positionner par rapport à cette question ? S'agira-t-il d'une approche

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plutôt réaliste, qui cherche à « découvrir » des explications aux inégalités ? Au contraire, s'agira-t-il d'une perspective constructiviste, dont l'objectif est de mettre à jour la manière dont les indicateurs, les conceptions et les a priori politiques des inégalités sont socialement construits ? On remarque que l'objectif méthodologique de la thèse penche plutôt pour une approche constructiviste, alors que l'objectif explicatif penche pour une approche réaliste. En fait, ni l'une ni l'autre ne me convient totalement. Même s’« il est difficile de penser en même temps que les objets mesurés existent bel et bien et que cela n'est qu'une convention » (Desrosières 2008a, 8), je préfère tenter de combiner les deux, tantôt pour (dé)montrer des résultats tangibles par rapport aux inégalités, tantôt pour mettre en évidence certains a priori politiques ou contraintes techniques de telle ou telle mesure.

Avant d'entrer dans le vif du sujet, il me semble nécessaire de développer quelque peu la notion d'inégalité sociale, en particulier ses dimensions auxquelles nous allons être confrontés tout au long de la thèse. Toute recherche sur les inégalités sociales comprend toujours, il me semble, trois dimensions reliées entre elles : la mesure, la théorie et la politique. Les questions de mesure traitent des indicateurs, des données, des outils statistiques à utiliser quand on s'intéresse aux inégalités. Il est difficile de s'en passer. La dimension théorique renvoie à l'essence de l'inégalité : qu'est-ce qu'une inégalité sociale ? comment définit-on le social, quand on s'intéresse aux inégalités ? Si ces questions ne se retrouvent pas toujours explicitement dans les études des inégalités, je crois qu'elles sont toujours implicitement présentes dans le raisonnement du chercheur5. Enfin, la dimension

politique fait référence à la question de la justice, toujours présente quand on traite des inégalités sociales : comment serait une société idéale ? quelles inégalités sont injustes (et lesquelles sont acceptables) ? Cette question est toujours présente, sans quoi il est vain de travailler sur les inégalités sociales. Ces trois dimensions entretiennent des relations entre elles.

Théorie et politiques sont liées. Il suffit de lire des sociologues politiquement engagés pour

s’apercevoir que la manière dont ils conçoivent la réalité est inextricablement liée au projet politique qu'ils portent. Ainsi, Karl Marx (1999) ne peut concevoir autrement la société que comme un système d'opposition entre classes sociales – sauf quand il s'agit de la société communiste utopique –, ce qui n'est pas sans lien avec ses idées révolutionnaires. À l'opposé, Pitrim Sorokin, le père des études de mobilité sociale, dont la conception de la société annonçait un fonctionnalisme exempt de conflictualités, était franchement anti-communiste (Merllié 1994).

Politique et mesure sont liées. Par exemple, Freyssinet (2004) montre que l'apparition de

l'indicateur « taux d'emploi » sur le devant de la scène européenne résulte d'un compromis entre des forces politiques sociales-démocrates et néo-libérales dans les années 2000. En effet, pour les sociaux-démocrates, cet indicateur comprenait une facette « sociale » – l'augmentation de l'emploi est positive pour les travailleurs. Pour les néo-libéraux, c'est surtout l'interprétation « économique » – plus d'emploi, c'est plus de production – qui était retenue.

Mesure et théorie sont liées. En effet, mesurer quelque chose n'est pas qu'une affaire de technique –

rechercher l'indicateur le plus fiable possible. Pour qu'une mesure ait du sens, il faut qu'elle renvoie à un concept théoriquement défini. Cela peut paraître évident, mais Becker (2002, 180-182) rappelle bien que la définition théorique est toujours nécessaire – et implicitement réalisée. Dans son exemple, il revient sur les tests psychologiques développés pour mesurer l'intelligence des

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individus. Pour leurs critiques, ces tests ne mesurent pas vraiment l'intelligence. Les psychologues leur répondent qu'on peut appeler ce qu'ils mesurent n'importe comment. En appelant X le résultat du test, on peut considérer sérieusement qu'il ne s'agit pas de l'intelligence. Dans ce cas, ce test n'a plus aucune pertinence théorique. Pour chaque différence de résultat au test, les critiques peuvent se contenter de répondre un bref et cinglant « Et alors ? Qu'est-ce que cette différence de X implique ? » Cependant, en appelant X le résultat du test, presque tout le monde savait bien que le psychologue faisait quand même implicitement référence à une mesure de l'intelligence. Becker en conclut qu'il n'est pas possible de faire l'économie d'une définition théorique : les mesures n'ont pas de sens intrinsèque, elles n'en acquièrent un qu'en référence à une théorie – et, dans un souci de clarté et d’honnêteté intellectuelle, il est préférable d'en expliciter la définition théorique6.

Un exemple concret de ces liens entre mesure, théorie et politique est l'apparition de la question du chômage à la fin du XIXe siècle (Topalov 1994). À cette époque, c'est la conjonction de plusieurs facteurs qui permet l'émergence de la question sociale du chômage. D'un point de vue politique, c'est une période qui voit l'émergence du mouvement ouvrier (syndicats, partis sociaux-démocrates, mutuelles...). En outre, de nombreux réformateurs progressistes émergent dans plusieurs cercles influents. D'un point de vue théorique, le concept durkheimien de fait social – qui vient d'apparaître – permet de penser le chômage comme une totalité, et non comme une collection de faits individuels divers. Enfin, d'un point de vue métrologique, la question du chômage apparaît réellement avec la formalisation du taux de chômage comme outil de mesure relativement univoque.

Si ces trois aspects sont liés entre eux, il faut néanmoins nuancer ces liens. En effet, ces relations sont loin d'être automatiques. C'est d'ailleurs une raison pour laquelle il est pertinent de les distinguer. Ainsi, cette triade doit surtout être considérée comme un outil, nous rappelant les différentes dimensions qui peuvent caractériser une approche.

Si j'évoque et je détaille cette triade, c'est parce qu'elle me semble être non seulement particulièrement pertinente dans l'analyse des inégalités, mais aussi parce qu'elle s'incarne assez bien dans le concept central de cette thèse : celui de niveau d'analyse, qui, concernant les inégalités salariales, peut être individuel ou sociétal. En effet, le niveau m'est apparu comme la question sous-jacente aux diverses approches des inégalités. En renvoyant à cette triade, le « niveau » est, ici, compris comme un entrecroisement de postulats théoriques, d'outils de mesure et de positions politiques. En effet, on peut – et je pense qu'on le doit – postuler que les objets d'un certain niveau sont plus réels que ceux d'un autre. Certains outils de mesure sont plus adaptés à l'un ou l'autre niveau. On peut également considérer que les inégalités relèvent d'un problème politique sociétal ou, au contraire, qu'il s'agit avant tout des effets de conduites de la responsabilité individuelle de chacun. Autrement dit, le niveau d'analyse renvoie et capture ces trois dimensions métrologiques, théoriques et politiques. S'il ne faut retenir qu'un mot de cette thèse, c'est bien celui de niveau.

(18)

La question du niveau étant centrale, la structure de cette thèse en découle assez largement. La première partie est essentiellement théorique ; elle permet de développer le concept de niveau d'analyse, ainsi que les questions soulevées par la définition du salaire. La deuxième partie présente les analyses au niveau sociétal (macro). Elle est assez longue – il s'agit véritablement du cœur de la thèse de doctorat – puisque non seulement les résultats y sont présentés, mais diverses réflexions méthodologiques les accompagnent. La troisième partie présente les analyses au niveau individuel (micro), accompagnées également de réflexions d'ordre méthodologique. Cette partie est plus courte et moins approfondie : il s'agit plutôt d'un point d’ancrage, permettant par contraste d'éclairer la deuxième partie, que d'un équivalent à cette dernière, permettant une comparaison terme à terme entre ces deux approches.

La première partie commencera par une brève introduction (le chapitre Erreur : source de la référence non trouvée) interrogeant le concept d'inégalité sociale, et en particulier l'opposition entre les approches relationnelles et individuelles. Les premières s'inspirent de la notion de rapport social, dans son acception de tendance marxiste. Ainsi, elles s'intéressent avant tout aux relations – pensées comme conflictuelles, ou au moins potentiellement conflictuelles – entre les « dominants » et les « dominés ». Les secondes, au contraire, s'intéressent plutôt directement aux individus situés en bas de l'échelle sociale. Pour comprendre finement ces deux types d'approches, la distinction entre la description et l'explication m'a semblé pertinente. Ainsi, le chapitre II étudie les opérations de description et de mesure des inégalités des approches relationnelles et individuelles. Le chapitre III traite, quant à lui, de l'explication et de l'interprétation politique des inégalités. Le chapitre IV interroge les relations entre les questions relatives à la description et à l'explication, soulevées dans les deux chapitres précédents. Pour ce faire, deux exemples typiques de ces approches sont comparés : la politique de lutte contre la pauvreté menée par le Service Public de Programmation – Intégration Sociale, pour l'approche individuelle, et le livre Le capital au XXIe siècle de Thomas Piketty (2013), pour l'approche relationnelle. Ce chapitre permet ainsi de faire le point sur le concept de niveau d'analyse, dans une perspective d'étude des inégalités, en distinguant les trois dimensions de ce concept, que sont le niveau de mesure, le niveau « d'interprétation politique » et le niveau « de réalité ». Il aurait été possible de conclure la partie théorique sur ce chapitre – c'est d'ailleurs ce que j'avais prévu. Mais cela aurait conduit à une lacune : la partie théorique n'aurait abordé que la question de la forme de l'inégalité, et pas celle de son objet. Autrement dit, nous aurions discuté longuement de la question « comment l'inégalité ? »7, sans jamais nous poser la

question « l'inégalité de quoi ? » Or, la question de l'objet de l'inégalité est toute aussi fondamentale que celle de sa forme, surtout quand l'objet choisi – le salaire – est lui-même l'objet d'enjeux politiques, théoriques et métrologiques. Le chapitre V, en apportant une discussion théorique sur le salaire, permet de pallier cette lacune. Il peut apparaître un peu en décalage avec les chapitres précédents, puisque son objet – le salaire – diffère de celui du reste de la partie théorique – l'inégalité –, mais est un préalable indispensable aux études empiriques qui suivent. Enfin, le chapitre VI conclut cette partie en revenant sur le concept de niveau d'analyse et les définitions du salaire.

La deuxième partie, qui présente les analyses au niveau sociétal (macro), débute par un chapitre introductif (le chapitre VII) qui présente l'ampleur des inégalités salariales dans les pays européens

(19)

– et la manière dont celle-ci a été mesurée. Cela permet d'avoir une vue d'ensemble. Le chapitre VIII propose une discussion sur l'application de l'inférence statistique à la comparaison internationale. Ainsi, il part de la question « l'ensemble des pays comparés constitue-t-il un échantillon statistique ? » pour en aborder d'autres, telles que celles du statut épistémologique des pays ou de la pondération. Ces questions doivent être abordées avant de chercher à mettre en évidence des explications des variations des inégalités entre pays. Le chapitre IX présente les principales typologies utilisées en comparaison internationales sur des sujets touchant au marché du travail, ainsi qu'une discussion sur la pertinence, les apports et les limites des typologies de pays, souvent utilisées dans ce type de comparaison internationale. Le chapitre X revient plus directement sur la question du niveau d'analyse, en s'interrogeant sur le choix du niveau national – au détriment d'autres, notamment l'Europe – comme niveau macro. Le chapitre XI discute des explications possibles des variations d'inégalités entre pays. Rappelant que le marché du travail n'est pas un marché classique, ce chapitre explore les caractéristiques pertinentes, pour l'analyse, des systèmes de relations professionnelles et leurs mesures possibles. Le chapitre XII teste l'effet des facteurs identifiés dans le chapitre XI à l'aide des méthodes de Qualitative Comparative Analysis. La pertinence, les apports et les limites de cette technique y seront aussi discutés. Le chapitre XIII permet de mettre à l'épreuve les conclusions tirées des analyses du chapitre XII. Ainsi, d'autres mesures de l'inégalité salariale, plus fines ou partageant des postulats différents, sont testées. Le chapitre XIV permet de d'achever cette partie en revenant sur les principales conclusions tirées dans les chapitres précédents.

(20)
(21)

P

REMIÈRE

PARTIE

: L

A

THÉORIE

,

OU

COMMENT

PENSER

(22)
(23)

C

HAPITRE

I :

I

NTRODUCTION

INDIVIDUS ET RAPPORTS SOCIAUX

La pauvreté, l’exclusion, l’indigence, la déchéance, la misère, le paupérisme, les privations, les inégalités sociales, la précarité, l’absence de redistribution des richesses, la fracture sociale, l’injustice sociale, l’exploitation, la domination, les classes sociales défavorisées, les catégories socioprofessionnelles modestes, le prolétariat, les exclus, les pauvres, les démunis, les nécessiteux, les personnes vulnérables, les sans-quelque chose… Les mots sont nombreux pour parler des inégalités sociales et de ceux qui en sont les victimes. Pourtant, ces vocables sont loin d’être de parfaits synonymes. Cette partie a pour point de départ un postulat stipulant que la manière dont on dit cette question sociale révèle celle dont on la pense.

Parmi ces multiples manières de parler des inégalités sociales – et donc de les concevoir – Pfefferkorn (2007) oppose deux grandes d'approches : l’une en termes de positions individuelles et l’autre en termes de rapports sociaux. La première voit la misère comme résultant principalement de destins individuels malheureux. Elle se centre donc sur l'étude de groupes défavorisés : les pauvres, les chômeurs, les exclus, les sans-abris, etc. Au contraire, la seconde s'intéresse à l'ensemble de la population. Elle relie la petitesse des petits avec la grandeur des grands. C'est l'idée de relations conflictuelles entre groupes qui est au cœur du concept de rapports sociaux8. Les

analyses se situant dans cette perspective utiliseront donc les concepts de classe sociale, de genre, de génération et de groupe ethnique.

Ce caractère relationnel ou individuel est plus complexe qu'il ne le semble à première vue. En effet, il peut concerner soit l'objet de l'inégalité soit sa cause. Wright (1994) nous éclaire à ce sujet en proposant une typologie des inégalités sociales qui croise deux dimensions. D'une part, l'attribut des personnes – c'est-à-dire l'objet d'une inégalité – peut être relationnel ou monadique. D'autre part, le

processus d'acquisition de cet attribut peut également être relationnel ou monadique. L'attribut est

relationnel quand il ne prend son sens que par rapport à celui des autres. Il est considéré comme monadique quand, au contraire, il prend son sens en lui-même. Pour Wright, le pouvoir est un exemple d'attribut relationnel. Une personne ne peut avoir du pouvoir que par rapport à d'autres, qui en ont moins. Il n'est donc pas possible de déterminer une valeur absolue du pouvoir. Le revenu a au contraire une valeur intrinsèque. La valeur d'un revenu ne dépend pas de celui des autres. Quant au processus d'acquisition, il est relationnel quand l'attribut s'acquiert dans une compétition entre individus. Ainsi, le revenu et le pouvoir sont tous les deux des résultats de processus relationnels. D'autres attributs s’acquièrent par un processus monadique, c'est-à-dire au travers des prédispositions génétiques ou des comportements individuels. Par exemple, le talent ou la taille des personnes s’acquièrent de cette manière.

(24)

L'intérêt de ce développement est de différencier explicitement l'attribut de sa cause – qui peuvent être l'un et l'autre relationnels ou individuels. Cet auteur a le mérite de montrer l'indépendance logique entre ces deux dimensions. Les quatre possibilités existent : attribut relationnel avec cause relationnelle ; attribut relationnel avec cause individuelle ; attribut individuel avec cause relationnelle et attribut individuel avec cause individuelle. Néanmoins, je ne suis pas convaincu par l'idée de placer certains attributs (revenu, talent, pouvoir...) dans des cases fixes. En effet, il me semble qu'une caractéristique comme le revenu puisse être considérée comme relationnelle : la valeur d'échange de la monnaie dépend de sa rareté, et donc de la quantité d’argent que possèdent les autres. Un des principaux intérêts du revenu est le pouvoir d’achat qu’il procure à son détenteur – permettant tant un certain niveau de vie (achat de biens et services consommation) qu’une accumulation de richesses (achat de force de travail et de biens d’investissement). D’ailleurs, nous le verrons plus loin, certaines mesures de l'inégalité de revenu sont relationnelles et ne peuvent pas être individualisées. Dès lors, le caractère relationnel ou individuel d'un attribut semble plus relever d’un choix méthodologique ou d’une posture épistémologique que de la réalité propre au phénomène étudié. Soit, dans une perspective relationnelle, on étudie les inégalités au niveau d'un groupe : la société, une entreprise, voire un couple. Soit, dans une perspective individuelle, on étudie les inégalités au niveau des personnes. Cette distinction relève donc d'une différence dans le niveau d'analyse.

Concernant le processus monadique ou relationnel d'acquisition des attributs, je ne pense pas non plus qu'il soit possible de classifier facilement et définitivement certains attributs. Comme le note Wright, la plupart des attributs proviennent partiellement de processus monadiques et partiellement de processus relationnels. Je crois que ce sont les interprétations politiques qui mènent à insister sur l'un ou l'autre. Certains légitiment les inégalités en invoquant des processus individuels (comme des différences de talent ou d'effort). Dans ce cas, ces inégalités ne sont pas considérées comme des inégalités sociales, mais comme des inégalités infra-sociales ou individuelles (Bihr et Pfefferkorn 2008). D'autres dénoncent ces mêmes inégalités en invoquant des processus relationnels, comme l'exploitation. Dans ce cas, ils insistent sur le fait que les inégalités sont sociales ; et qu'il est donc de la responsabilité de la société de les combattre.

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C

HAPITRE

II :

D

ÉCRIRE LES INÉGALITÉS

,

OU LE NIVEAU DE MESURE POSTULÉ

Le concept d'inégalités sociales comprend deux dimensions : une facette objective et une facette subjective (Bihr et Pfefferkorn 2008). La dimension objective fait appel au concept mathématique d'inégalité. Sans inégalité mathématique, il n'y a pas d'inégalité sociale. Cette dimension est nécessaire à l'opération de mesure des inégalités. La dimension subjective fait référence au sentiment d'injustice. Sans sentiment d'injustice, l'inégalité reste une simple inégalité mathématique et n'est pas sociale. Elle n’est rien de plus qu’une simple différence, comme tant d’autres. Cette dimension subjective fait qu'il n'y a pas une définition des inégalités sociales. Elles varient selon les lieux, les époques et les subjectivités. C'est pourquoi il est nécessaire de disserter sur leurs définitions. La dimension mathématique des inégalités implique que pour parler d’inégalité il faille

quantifier un phénomène pour ensuite le comparer. La comparaison, comme nous le verrons, peut

être réalisée envers un idéal théoriquement défini, une valeur spécifique, ou être plus systématique et mener à une synthèse de l'ensemble d'une distribution statistique. Dans cette dimension objective, les inégalités marchandes9 ont un statut privilégié. Comme elles possèdent un étalon relativement

formalisé et accepté – l’argent –, elles peuvent être facilement quantifiées. Même s’il n’est pas toujours aisé de transformer en équivalent-argent certains avantages en nature et certains biens immobiliers ou mobiliers, il est plus simple de mesurer à l’aune de la monnaie le revenu ou le patrimoine de quelqu’un que de mesurer sa renommée en unités de réputation. Cette propension à la quantification transforme la dimension marchande en idéal-type des inégalités sociales – c’est-à-dire une caricature heuristique. Plus formalisées et plus facilement opérationnalisables pour mener des études empiriques, les inégalités marchandes présentent les théories et mesures les plus abouties. On y retrouve notamment les concepts d’exploitation10 et de pauvreté, des instruments de

mesure tels que le coefficient de Gini et les rapports inter-déciles. Les inégalités marchandes sont aussi un modèle pour l'étude des autres inégalités sociales. Par exemple, les études quantitatives des inégalités en matière d’éducation font souvent appel11 à des concepts et méthodes relevant de

9 Je préfère parler d’inégalités marchandes que d’inégalités économiques. L’adjectif économique peut faire référence à la production matérielle ou à la valeur d’usage des biens et services. Or, il s’agit bien de mesure de la valeur d’échange et non de valeur d’usage ou de production matérielle. En effet, la valeur ajoutée – et donc le PIB – mesure les biens et les services faisant l’objet d’un échange monétaire. Ainsi, dans la comptabilité nationale, la production autoconsommée n’a pas sa place et les services publics gratuits sont considérés comme une dépense qui n’apporte pas de valeur ajoutée supplémentaire à leur coût. Par contre, tout échange, même s’il n’ajoute aucune valeur d’usage (par exemple un échange spéculatif), y est inclus. L'étalon de la mesure de la valeur ajoutée, l'argent, n’a qu’une valeur d’échange – même si la monnaie peut être une valeur refuge ou spéculative, elle garde sa valeur en raison d’un échange futur possible. Notons également que cette mesure en équivalent-argent de la valeur marchande reste réductrice et construite. Elle est réductrice parce que les valeurs d’échange des biens et services varient géographiquement et historiquement. Corollairement, elle est construite parce qu’elle ne s’impose pas naturellement et qu’elle dépend de l’existence d’un marché. La valeur d’échange des biens et services même si elle est quantifiée ne leur est pas intrinsèque. L’oublier serait commettre une réification. Sur la conception exclusivement marchande de la richesse par l’économie, voir Méda (1998, 208-217).

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l’économie comme ceux de capital, d’individualisme méthodologique et d’acteur rationnel. Pour des raisons heuristiques, j’aurai recours à ce modèle des inégalités marchandes dans cette section. Je vais donc aborder dans un premier temps la mesure relationnelle des inégalités marchandes : les inégalités de revenu. Dans un second temps, je développerai la mesure individuelle : la pauvreté monétaire.

Des rapports et coefficients pour mesurer les inégalités de revenu

La perspective des inégalités mobilise des outils de mesure construits à partir de l’ensemble de la population : courbe de Lorenz, coefficient de Gini, strobiloïdes, rapports interquantiles. Avant de détailler ces techniques, voyons quels principes les sous-tendent. Selon Destremau et Salama (2002, 23) quatre axiomes permettent de définir une bonne mesure des inégalités marchandes :

« La construction d'indicateurs robustes […] doit obéir à quatre principes : le principe de l'anonymat (peu importe de savoir qui gagne combien) ; le principe de population (l'ordre reste le même si le revenu moyen double) ; le principe de revenu relatif (les inégalités sont les mêmes qu'elles soient mesurées dans une monnaie ou dans une autre […] c'est-à-dire que 1000 et 2000 sont dans le même rapport que 2000 et 4000) ; et enfin le principe de Dalton, le plus important. Lorsqu’un individu subit un transfert en faveur d'un autre mieux doté en revenu, on dit être en présence d'un transfert régressif. Pour tout transfert régressif, la distribution des revenus doit être plus inégale »

Le premier principe plaide pour une conception non spécifique des inégalités. Contrairement à une approche en termes de discrimination ou d'égalité des chances, il ne faut pas se centrer sur certains rapports sociaux particuliers : inégalités de genre, entre groupes ethniques, de générations... Toute inégalité est considérée a priori comme aussi illégitime qu'une autre.

Les deuxième et troisième principes impliquent que l'objet des inégalités doit être mesuré par une variable de rapport, et pas seulement ordinale ou d'intervalles. En effet, selon ces principes, il est nécessaire de pouvoir effectuer des ratios entre les différentes mesures. Le zéro doit donc correspondre à une absence du phénomène mesuré12. Ces principes correspondent donc à une

exigence maximale de la facette mathématique du concept d'inégalité sociale.

Enfin, le principe de Dalton montre le lien entre l'étude des inégalités marchandes et les politiques de redistribution des richesses. En effet, plus on redistribue les revenus en prenant aux riches pour donner aux pauvres, plus on avance vers l'égalité sociale. Ce raisonnement comprend une dimension contre-factuelle, proche de l'idée d'optimum de Pareto, puisqu'il ne se contente pas de mesurer une situation existante, mais compare deux situations en imaginant le mécanisme

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nécessaire pour passer de l'une à l'autre. Cette idée de lien entre l'inégalité de revenu et les politiques de redistribution des richesses est centrale chez les économistes (Piketty 2008).

Voyons maintenant ce que sont les mesures retenues des inégalités : la courbe de Lorenz, le coefficient de Gini, strobiloïdes et rapports interquantiles. La courbe de Lorenz est une représentation graphique du revenu des fréquences cumulées de la population. « La courbe représente alors graphiquement en abscisse les X% d’individus les moins riches d’une société et, en ordonnée, les Y% du revenu total perçus par ces X% d’individus » (Chauvel 1995, 217). Dans une société totalement égalitaire, où tous les revenus seraient égaux, cette courbe devient une droite coupant le graphique du coin inférieur gauche au coin supérieur droit. Plus la courbe est concave, et s’éloigne de cette « ligne d’égalité », plus la société peut être considérée comme inégalitaire.

Le coefficient de Gini permet de synthétiser cette courbe en un nombre. Ce qui facilite les comparaisons et les modélisations mathématiques. « La valeur du coefficient de Gini est simplement le double de la surface comprise entre la ligne d’égalité (la diagonale) et la courbe de Lorenz ; le Gini vaut donc 0 dans le cas d’une société parfaitement égalitaire, et 1 dans une société parfaitement inégalitaire [le “graphique” de Lorenz est un carré dont le côté vaut 1], puisque tout le revenu national serait aux mains d’un seul » (Chauvel 1995). Le coefficient de Gini est préféré à des indicateurs plus simples comme écart-type du revenu parce que ce dernier ne respecte pas le principe de Dalton. C’est d’ailleurs cette raison qui a permis une certaine hégémonie de cette mesure synthétique comme indicateur d’inégalité (Destremau et Salama 2002). Il est remarquable de constater que la logique même de l’indicateur le plus commun pour mesurer les inégalités de revenus est explicitement liée à la redistribution sociale des richesses, et donc à la question de l’État social13 dans son ensemble.

13 Dans le sillage de Castel (1999, 450-453), je préfère le terme État social à celui d’État-providence. Ce dernier pose problème parce qu’il évoque une certaine largesse de l’État, alors qu’il n’en est rien : il repose sur les principes de l’assurance et de la solidarité plutôt que sur ceux de l’assistance et de la générosité. De plus, ce vocable a été utilisé

Figure II.1: Courbe de Lorenz

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Cependant, le coefficient de Gini n'est pas absent de critiques. L'une d'elles est son caractère réducteur : en synthétisant en un seul nombre les inégalités, on peut regrouper des situations relativement différentes. Ainsi, Chauvel (1995) montre que deux situations synthétisées par une même valeur de coefficient de Gini – et représentées des courbes de Lorenz semblables, mais pas identiques – peuvent différer sensiblement : dans l’une, les inégalités sont plus importantes entre les riches et les classes moyennes, alors que dans l’autre, ce sont les inégalités entre la classe moyenne et les pauvres qui sont plus importantes. Par exemple, la Suède est caractérisée par un État social d’inspiration sociale-démocrate qui permet une redistribution importante des richesses des classes supérieures vers les classes moyennes : les premiers voient leurs revenus limités alors que les secondes bénéficient d’un revenu majoré. Mais les pauvres bénéficient peu de ces dispositifs, leur situation par rapport aux classes moyennes est comparable à celles dans les autres pays d’Europe continentale. Par contre, dans la société néerlandaise, un dispositif de revenu minimum solide permet de limiter l’écart entre les pauvres et les membres des classes moyennes. Mais il n’a pas d’effet sur l’écart entre ces derniers et les riches.

C’est pourquoi Chauvel préfère les strobiloïdes aux coefficients de Gini. Ceux-ci sont une représentation graphique du revenu en forme de toupie similaire à une pyramide des âges – le revenu étant situé en ordonnée et les fréquences en abscisses. Plus le strobiloïde est gonflé à une hauteur particulière, plus la proportion de personnes de revenu correspondant est importante. Pour des raisons similaires, Piketty (2013, 451) critique aussi le coefficient de Gini pour son caractère trop synthétique qui ne permet pas de décomposer les inégalités en inégalités entre très riches, riches, classes moyennes, pauvres, très pauvres... Il lui préfère les rapports interquantiles14

ou les parts du revenu national captées par différentes proportions de la population. Non seulement cela permet de détailler les différentes inégalités, mais aussi de fournir des chiffres plus évocateurs qu’un coefficient allant de 0 à 1 dont l’interprétation précise de la valeur absolue est assez ésotérique. En effet, il est plus parlant, et plus détaillé, de dire qu’actuellement en Europe les « très riches » (les 1% les plus riches) s’approprient 10% de l’ensemble des revenus, les « riches » (les 9% suivants) captent 25% des revenus, les « classes moyennes » (les 40% suivants) reçoivent 40% des revenus et les « pauvres » (les derniers 50% ) se contentent des 25% des revenus restants que de dire que le coefficient de Gini est de 0,36 (Piketty 2013, 392).

Le concept central de cette conception au niveau sociétal de la mesure des inégalités est celui de rapport. Le terme de rapport doit être compris principalement dans sa signification mathématique : que vaut le revenu des riches par rapport à celui des pauvres ? Bien que ce concept mathématique de rapport n’implique pas nécessairement le concept sociologique de rapport social (c’est-à-dire de relations de pouvoir et de domination entre groupes sociaux), il empêche de se centrer uniquement sur certains individus spécifiques (tels les pauvres) et pousse à prendre en compte l’ensemble de la

à l’origine de manière péjorative pour pointer la passivité des assujettis. Or, rappelons que l’État social s’est construit sur base de luttes sociales qui n’ont rien de « passives ».

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population. Même si cette population peut aller d’un pays à une petite ville, il s’agit d’étudier les inégalités au sein d’une collectivité et non certains individus porteurs de caractéristiques spécifiques. Si l’on peut dire qu’un groupe est traversé par des inégalités plus ou moins considérables, cela n’a aucun sens de dire qu’une personne est plus ou moins « inégalitaire ».

L’identification des pauvres à travers les taux de pauvreté

Dans Les formes élémentaires de la pauvreté, Serge Paugam (2013) étudie la manière dont les sociétés et les sociologues définissent les pauvres. Depuis Tocqueville, la pauvreté est vue comme relative. C’est-à-dire que la définition de qui est la population pauvre varie selon les sociétés. Un pauvre n’est pas pauvre en soi. Tocqueville « identifie explicitement les pauvres aux assistés, c’est-à-dire […] à tous ceux qui ont besoin de recourir à l’appui de leurs semblables et qui vivent à leurs dépens. » (Paugam 2005, 29) Cette définition de la pauvreté par la relation d’assistance sera ensuite plus formalisée par Simmel. Notons que pour ce dernier l’objectif de l’assistance n’est généralement pas l’aide désintéressée aux pauvres (Paugam 2013, 48). Il s’agit plutôt de protéger la collectivité. Par exemple, les aides de parents permettent de sauvegarder l’honneur de la famille. Les indemnités de chômage attribuées à l’origine par les syndicats visaient plus à prévenir la concurrence déloyale sur le marché de l’emploi qu'à aider les nécessiteux. Cette relativité de la pauvreté implique qu'on est pauvre selon la société dans laquelle on vit.

La définition classique de la pauvreté dans un monde marchand est la pauvreté monétaire. Les pauvres sont ceux dont le revenu (ou parfois le patrimoine) est trop faible. Il s’agit donc de déterminer un seuil en dessous duquel les personnes (ou les ménages) sont considérées comme pauvres. Ce seuil peut être déterminé de façon absolue, c’est-à-dire qu’on décide « une fois pour toutes » du seuil. Mais le plus souvent, c’est d’ailleurs ce que font Eurostat et les instituts nationaux de statistique, on mesure la pauvreté relative. Dans ce cas, le seuil n’est pas fixe : il dépend de la distribution du revenu. Il s’agit d’une proportion – généralement 40%, 50% ou 60% – de la médiane ou parfois de la moyenne de cette distribution. Cela a l’avantage de prendre en compte la relativité de la pauvreté : celui qui est considéré comme pauvre dans telle société ne le sera pas forcément dans telle autre. Notons que l’utilisation d’une proportion du revenu médian est révélatrice de l’aspect individuel de cette conception de l’inégalité sociale. En effet, la médiane – l’observation située au milieu de la distribution statistique – n’est pas influencée par la valeur des revenus supérieurs. Ainsi, si toutes choses égales par ailleurs, les riches doublent leur revenu, la pauvreté – mesurée de cette manière – n’augmentera pas.

Pour tenir compte des économies d’échelles – un ménage de deux personnes n’a pas besoin d’autant d’argent que deux ménages d'une personne –, des systèmes de pondération ont été développés. Classiquement, l’échelle d’Oxford accorde dans un ménage un facteur de 1 au premier adulte, de 0,7 aux autres adultes et 0,5 aux enfants. Récemment, « l’échelle de l’OCDE modifiée » propose un ajustement des facteurs de 0,5 pour les autres adultes et de 0,3 pour les enfants parce que les postes budgétaires pour lesquels les économies d’échelles sont les plus grandes (par exemple le logement) ont pris plus d’importance au détriment des postes où ces économies sont plus limitées (notamment l’habillement et l'alimentation).

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importantes dans certaines situations. Par exemple, les productions vivrières autoconsommées ne sont pas négligeables dans les campagnes des pays en voie de développement. Certains biens et services (éducation, santé...) sont parfois mis gratuitement ou à un prix inférieur à celui du marché à la disposition des citoyens par l'État. Ces aides et services publics ne sont pas pris en compte dans la mesure de la pauvreté monétaire. D'autre part, quand elle est centrée sur le revenu, elle ne prend pas en compte le patrimoine. Or, ce dernier est une ressource non négligeable. Par exemple, être locataire ou propriétaire de son logement influence certainement le niveau de vie.

Ces méthodes de mesure permettent de dénombrer les pauvres, c’est-à-dire de voir quelle est la proportion de la population qui est touchée par ce phénomène. Il est aussi possible de mesurer l’intensité de la pauvreté. C’est à dire à quel point les pauvres sont pauvres. Une des méthodes est

l’income gap (Sen 2000, 150). Il est défini comme l’écart moyen de revenu entre les pauvres et le

seuil de pauvreté. Il peut être interprété comme l’augmentation moyenne des revenus qu’il faudrait mettre en place pour éradiquer la pauvreté.

À côté de cette conception classique de la pauvreté monétaire, il existe deux autres définitions opérationnalisables de de la pauvreté : la pauvreté subjective et la pauvreté en termes de conditions

de vie. Notons qu’empiriquement ces conceptions ne se recouvrent que très partiellement (Lollivier

et Verger 1998). D'où l'importance de la définition des concepts. L’approche subjective circonscrit la pauvreté aux personnes qui se sentent pauvres. Si cette dimension permet d’explorer les représentations et les identités des gens, elle pose des problèmes dans la comparaison. En effet, il est probable que le vécu induisant le sentiment de pauvreté varie selon les classes sociales. De plus, si l'on veut procéder à une comparaison internationale, il faut réaliser la délicate opération de traduction de telles questions. Notons que cette approche est également individuelle. Les pauvres sont ceux qui se définissent comme tels, sans comparaison explicite avec d’autres groupes sociaux. L’approche en termes de conditions de vie tente de contourner l'écueil de la pauvreté monétaire en se basant, non pas sur les ressources monétaires, mais sur l'accès à toute une série de biens et de services considérés comme nécessaires (Lollivier et Verger 1998). Ce caractère nécessaire est défini par la fréquence (la majorité de la population a un accès à ces biens et services) et le consensus (la majorité de la population considère ces biens et services comme nécessaires). On constate donc que cette nécessité est toute relative puisqu'elle varie selon les sociétés. Pour déterminer qui est pauvre, on fait appel au caractère cumulatif du manque d'accès à ces nécessités de base. Cela pose certaines questions complexes comme la pondération des différents items. Cette définition est tout aussi individuelle que la pauvreté monétaire et la pauvreté subjective. En effet, elle est centrée sur la « déprivation » et ses cumuls – la définition de la nécessité exclut d'emblée les pratiques et modes de consommation de l'élite. Elle se focalise donc uniquement sur les caractéristiques des pauvres et n'étudie pas l'ensemble de la population.

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individuel ? Parce que, même si la pauvreté est toujours relative à la société dans laquelle les personnes vivent, les taux de pauvreté cherchent à décrire des individus. D’abord, on qualifie certaines personnes de pauvres – dans un contexte donné et selon certains critères. Ensuite, on peut décrire l’ensemble constitué des pauvres : sont-ils nombreux ? comment vivent-ils ? sont-ils très pauvres ? qui sont-ils ? d’où viennent-ils ? Cette description des individus et des agrégats d’individus n’est pas possible dans l’approche en termes d’inégalités. Comme nous l’avons vu, on peut dire que telle société, tel groupe social ou telle population est plus ou moins égalitaire. Mais, en aucun cas, on ne pourra dire qu'une personne est plus ou moins « égalitaire ». Ce sont les relations entre individus qui déterminent l'égalité au sein d'un groupe social. La pauvreté est individuelle parce que son unité fondamentale est l’individu (le pauvre), ou un agrégat d’individus, alors que l’inégalité est sociétale parce que son unité fondamentale est une collectivité (la société)15.

Notons que dans ces deux cas, l'attribut reste le même : il s'agit toujours du revenu. C'est le niveau considéré – sociétal ou individuel – qui change.

L’ambiguïté du taux : indicateur sociétal ou proportion d’individus

Généralement, les pouvoirs publics définissent le taux de pauvreté comme « la part des personnes »16, « le pourcentage de personnes »17 ou encore « le pourcentage de la population

(personnes) »18 pauvres. Contrairement à ces définitions, certains chercheurs considèrent qu’il n’est

pas si évident d’identifier les personnes pauvres. Par exemple, Paugam (2013, 6) écrit : « Il suffit donc de changer légèrement le seuil officiel de pauvreté pour que change radicalement la proportion de la population concernée. Ce résultat prouve qu'il existe une forte concentration de ménages autour du seuil de pauvreté retenu et que celui-ci

15 Pour ma part, je préfère opposer individuel à sociétal ou à collectif plutôt que d'utiliser, comme Wright (1994), les termes de monadique et de relationnel. D'une part, le terme monadique ne me semble pas approprié puisque toute mesure ne prend son sens que par rapport à la comparaison à d'autres mesures ou à un étalon. C'est en ce sens que la pauvreté est relative : on est pauvre par rapport à un étalon (par exemple un panier de biens, dans le cas de la pauvreté absolue) ou à d'autres personnes (par exemple le médian, dans le cas de la pauvreté relative). Il me semble qu'il n'existe jamais de mesure qui puisse prendre son sens en elle-même. D'autre part, l'utilisation du terme sociétal permet de faire ressortir le fait que c'est plus une opposition sur le niveau de l'observation, individuel ou sociétal, que sur l'attribut lui-même. Notez que le terme sociétal, ne doit pas faire explicitement référence au niveau de la société tout entière, entendue comme un État-nation. D’autres niveaux sociétaux peuvent être considérés, qu’ils soient plus larges, par exemple un continent, une union douanière ou le monde entier, ou plus restreints, par exemple une région, un secteur d’activité, une ville ou une entreprise. Ainsi, j'utiliserai parfois le terme collectif comme synonyme à sociétal. Bien que je les utilisent aussi, les termes macro et micro,bien que je les utilise aussi, me semblent aussi moins explicites que les termes sociétal et individuel. En effet, ils ne donnent que l’idée que l’un est plus grand que l’autre (ou, que le premier est regardé de plus loin que le second) – sans vraiment dire ce qui est regardé, ce qui est cas avec individuel et sociétal: soit on regarde les individus, soit on regarde les sociétés. C’est pourquoi dans la suite du texte, j’utiliserai principalement les termes d’individuel et de sociétal ou de collectif pour évoquer cette opposition.

16 Selon Eurostat (http://epp.eurostat.ec.europa.eu/statistics_explained/index.php/Glossary:At-risk-of-poverty_rate/fr, page consultée le 7 octobre 2014).

17 Selon le Service public de programmation – intégration sociale (SPP-IS) (https://enquete.mi-is.be/armoedebarometer/pages_fr/1_1_armoederisicograad.html, page consultée le 7 octobre 2014)

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