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La définition a priori du niveau considéré comme réel

Dans le document À Dominique et Antoine 1 (Page 35-39)

À ce stade, le lecteur peut se demander qui, de Durkheim ou de Boudon, a raison – ou, du moins, comment je me positionne par rapport à ces deux perspectives. En réalité, aucun de ces deux sociologues ne démontre ce qu’il avance. Durkheim part du postulat de l’existence des faits sociaux, énoncé dans Les règles de la méthode sociologique. Même dans Le suicide, il ne le démontre pas – tout au plus, il parvient à montrer que ce postulat est intellectuellement fécond. De manière

formé par la combinaison d’un grand nombre d’ouvriers parcellaires ». Cette idée d’un groupe d’ouvriers comme entité propre provient du fait que « la somme des forces mécaniques d’ouvriers isolés diffère de la force mécanique qui se développe dès qu’ils fonctionnent conjointement et simultanément dans une même opération indivise » (Marx 1976, Livre premier. Le développement de la production capitaliste:239). Ainsi, Marx se reconnaît dans l’axiome holiste qui veut que le tout (le travailleur collectif) soit supérieur à la somme des parties (les travailleurs individuels). Ce postulat de la réalité des faits sociaux se retrouve également dans les premiers travaux de Bourdieu. Ainsi, dans son manuel Le métier de sociologue, il écrit avec Passeron et Chamboredon (2006, 33) : « les relations sociales ne sauraient se réduire à des rapports entre subjectivités animées par des intentions ou des “motivations” parce qu’elles s’établissent entre des conditions et des positions sociales et qu’elles ont, du même coup, plus de réalité que les sujets qu’elles lient. » Au contraire d’une approche individualiste, pour Bourdieu et ses collègues, les relations sociales (le collectif) ont plus de réalité que les individus. Enfin, Pfefferkon (2007, 10) va encore plus loin en niant la réalité de l’individu : « L’élément social, la réalité dernière à laquelle l’analyse doit s’arrêter, ce n’est donc pas l’individu (ou les individus) pris isolément, mais le rapport social (ou les rapports sociaux). Un individu seul est une abstraction mentale. »

23 Une analyse lexicométrique très rudimentaire permet de constater que, dans Le suicide, Durkheim utilise 128 fois le terme de taux contre seulement 26 fois le terme de proportion, dans son acceptation mathématique synonyme à taux – les quelques occurrences où proportion avait une signification différente (par exemple synonyme de grandeur) n’ont pas été comptabilisées dans ce décompte. Pour L’inégalité des chances, faute de disposer d’une version électronique, une analyse lexicométrique n’a pas été réalisée, mais il suffit de jeter un coup d’œil à ce livre pour constater que le terme taux est très loin d’être hégémonique.

24 Ce caractère d’attribut d’un objet collectif du terme taux est encore plus flagrant quand il s’agit d’un taux infra-individuel. Par exemple, il nous semble normal de penser le taux de cholestérol dans le sang comme une caractéristique du sang (ou de l’organisme dans son ensemble) plutôt qu’un agrégat de lipides.

symétrique, Boudon ne fait que répéter que l’individu est fondamental et que les faits sociaux ne sont que des agrégats, sans jamais nous apporter la preuve de leur inexistence. Une certaine forme de psychologie populaire (Ogien 2012) qui peut nous pousser à considérer les individus comme réels et les faits sociaux comme une construction intellectuelle, parce que nous pouvons voir et entendre les premiers alors que les seconds ne se donnent pas directement à voir. Mais ce critère de la perception directe pour définir le réel ne convient pas : certains objets bien réels ne sont pas directement visibles (par exemple, les virus, les molécules ou les trous noirs) et qu’il nous arrive de voir des choses que ne sont pas des objets réels (par exemple, les illusions d’optique comme un arc-en-ciel ou un mirage). Comme Callon et Latour (2006, 31), je pense que le « préjugé, assez souvent partagé par les sociologues, [selon lequel] les micro-négociations individuelles seraient plus réelles, plus vraies que les constructions abstraites et lointaines des macroacteurs » n’est rien de plus qu’un préjugé. Dans une approche constructiviste, il faut avoir conscience que le « travail de construction et de fabrication [du réel] – revendiqué parfois ouvertement – est le travail de tous » (Callon et Latour 2006, 14)25. Pour ma part, je pense qu’avant de mener une enquête empirique, on ne peut pas échapper à la définition a priori du niveau d’étude que l’on considère comme pertinent – ou autrement dit le niveau que l’on considère comme la réalité. Le chercheur va étudier ce qu’il pense qui existe réellement. Ensuite, il va arriver à certaines conclusions. Ces conclusions (qui peuvent concerner des relations entre différents niveaux) découlent bien évidemment de ses observations, mais aussi du niveau de réalité qu’il a postulé.

Il est important d'apporter une précision sur le terme de « niveau de réalité » que j'utilise. Mon propos n'est pas de chercher à identifier (ou à départager) le niveau qui serait le plus réel, ni de rentrer dans un débat ontologique ce qu'est vraiment la réalité. De tels débats – qui peuvent être menés sans fin – me semblent plus relever de la philosophie que des sciences sociales. Il s'agit plutôt de prendre acte, en suivant certaines réflexions de Desrosières (2010), du fait que quand un chercheur fabrique ou utilise un objet (par exemple le taux de chômage), deux attitudes s'offrent à lui. Soit, il considère que cet objet est avant tout construit, c'est-à-dire un produit de son esprit. Soit, il considère que cet objet existe bel et bien dans la réalité – autrement dit, qu'il renvoie à quelque chose de tangible. Ces deux attitudes étant difficilement conciliables le chercheur est poussé à se positionner sur cette question pour chaque objet utilisé, même si c'est de manière implicite. Pour ma part, il me semble que les chercheurs n'adoptent pas un positionnement univoque envers l'ensemble des objets qu'il utilise. En effet, la posture qui affirme que tous les objets utilisés par la science sont des constructions sociales et celle qui stipule que tous les indicateurs renvoient à la réalité sont difficilement tenables. En poussant la logique de la première à bout, on considère que le discours scientifique ne peut jamais renvoyer à une réalité. C'est une position difficilement tenable pour un chercheur. En poussant la logique de la seconde à bout, on considère que toutes les manières de

faire de la science renvoient à la réalité, même quand elles divergent ou se contredisent. Ce qui

aussi une position qui me semble difficilement tenable. Ainsi, je crois que chaque chercheur doit considérer que certains objets sont construits – ce qui ne les rend pas inutiles – et que d'autres renvoient à la réalité. Le terme de « réalité » renvoie donc dans cette thèse à la distinction opérée

25 D’ailleurs, concernant la question spécifique de la pauvreté monétaire, en suivant Paugam (2013) et Accardo (2007), comme nous l’avons vu, je suis tenté de considérer que le phénomène sociétal est plus réel (ou, plutôt, est plus directement perceptible) que les individus. Ce qui pousse à affirmer que les pauvres n’existent pas, mais que la pauvreté existe bel et bien.

par chaque chercheur, même implicitement, entre ce qu'il pose comme réel et ce qu'il estime comme construit.

Il existe donc deux grandes manières de décrire les inégalités. Dans une première approche, appelée sociétale, on considère que les inégalités sont fondamentalement l’attribut d’un groupe social ou d’une société. Dans ce cas, on suppose généralement que ces entités collectives existent réellement – sans quoi, il est intellectuellement difficile de considérer qu’elles possèdent des attributs. Rappelons que l’entité collective postulée peut se situer à un niveau plus ou moins macro : l’humanité, un État-nation, un secteur d’activité, une ville ou encore un quartier. Dans une seconde approche, ce sont les attributs des individus (pauvres, précaires...) qui doivent être étudiés. Dans ce cas, on part du postulat qu’il existe avant tout des individus et que les questions sociales sont essentiellement des agrégats d’individus (la pauvreté est alors vue comme une somme de pauvres, le chômage comme une somme de chômeur...). Selon l’approche, les outils utilisés seront différents. Les rapports et les coefficients qui permettent de décrire le niveau d’inégalité au sein d’une population donnée relèvent nécessairement d’une approche macro. Les taux sont plus ambigus. En effet, dans une perspective sociétale, ils peuvent être l’indicateur d’un fait social. Mais dans une perspective individuelle, ils peuvent également être réduits à un agrégat (ou la somme) d’attributs individuels. Dans cette dernière approche, on parlera plus volontiers de proportion que de taux. À ce stade, le lecteur peut se demander s’il existe des outils purement individuels. J’en vois de deux types. D’une part, il est possible de ne pas agréger les attributs individuels pour construire des taux – et donc d’utiliser directement les mesures individuelles. C’est ce que font les différentes méthodes de régressions qui relient entre elles les différentes variables individuelles, sans passer par un agrégat. D’autre part, en allant plus loin, il est également possible de refuser la mise en équivalence que réalisent les méthodes quantitatives (Desrosières 2008b; 2008a). Dans ce cas, on étudiera, par des méthodes qualitatives, les singularités individuelles. Si je n’ai pas évoqué ces deux points de vue, c’est que ces perspectives, strictement individuelles, ne peuvent pas vraiment être qualifiées de descriptions des inégalités. En effet, si rien n’est agrégé (comme dans les régressions), il ne reste plus que des individus. Il devient donc difficile de parler d’inégalité ou même de pauvreté – dans la perspective de l’agrégat, la pauvreté était conçue comme la somme des pauvres ; mais dans cette perspective, qui n’agrège plus, la pauvreté n’est même plus pensée : il ne reste que des pauvres. Il était donc un peu hors propos de disserter sur ces outils dans une section traitant de la description des inégalités – néanmoins, les régressions sont des outils mobilisés dans l’explication individuelle des inégalités, nous y reviendrons. Par ailleurs, les analyses en termes de singularité, si elles apportent beaucoup aux sciences sociales, peuvent difficilement s’insérer dans la description d’inégalités, car en ne mettant pas en équivalence des individus, elles ne permettent pas d’intégrer la dimension mathématique des inégalités sociales. Elles ne fournissent donc pas non plus d’outils permettant de décrire les inégalités – même si elles permettent de progresser dans la compréhension des mécanismes qui expliquent les inégalités.

C

HAPITRE

III : E

XPLIQUER LES INÉGALITÉS

,

OU L

ATTRIBUTION POLITIQUE DE LARESPONSABILITÉ

Les logiciens nous apprennent que la cause ne peut être qu’une proposition indépendante – d’un point de vue logique – de l’effet pour que la relation causale puisse être constatée empiriquement (Ogien 2012, 553)26. C’est cette distinction conceptuelle fondamentale qui m’a poussé à traiter séparément la question de la description des inégalités de celle de leurs explications. Si leur description peut être individuelle ou relationnelle (sociétale), l’explication des inégalités peut aussi être individuelle ou relationnelle. Dans le cas d’explications individuelles, les causes se trouvent à l'intérieur des pauvres eux-mêmes, alors que dans le cas d’explications relationnelles, les causes se situent en dehors de ceux-ci. Les premières conduisent souvent à faire porter la responsabilité de la pauvreté aux pauvres eux-mêmes. Tandis que les secondes mènent la plupart du temps à rendre responsable l'organisation même de la société ou d'autres groupes sociaux.

Dans The killing fields of inequality, Göran Therborn (2013) identifie quatre mécanismes qui créent des inégalités sociales : la distanciation, l’exploitation, l’exclusion et la hiérarchisation. La distanciation apparaît quand des individus se trouvent en situation de compétition, alors qu’ils ont des capacités inégales au départ. Ceux qui ont de plus grandes capacités dépassent les autres, parce que dans la course au succès, ils ont une longueur d’avance, ce qui crée des inégalités. Ce mécanisme est purement individuel, puisque « No interaction between A and B is necessary to produce the distance between them » (Therborn 2013, 55). L’exploitation est au contraire un mécanisme relationnel sans équivoque, puisqu’il est défini par le fait que « [people] unilaterally or asymetrically extract value from [other people] » (Therborn 2013, 57). L’exclusion est un mécanisme par lequel certains individus ou groupes n’ont pas accès – ou ont un accès plus restreint – à certains biens, services, positions sociales, etc. Comme nous le verrons, ce concept ne peut être clairement catégorisé comme individuel ou relationnel. Enfin, la hiérarchisation est un mécanisme par lequel une population est (institutionnellement ou symboliquement) divisée en sous-groupes dont certains sont considérés comme supérieurs et d’autres, inférieurs. C’est à partir de ces quatre mécanismes que je vais structurer cette section. Dans un premier temps, je vais aborder les explications purement individuelles de la pauvreté et des inégalités – c’est-à-dire les attributs individuels permettant la distanciation. Dans un deuxième temps, je discuterai du concept ambigu d’exclusion. Dans un troisième temps, l’exploitation sera étudiée. Enfin, dans un quatrième temps, c’est le concept de rapport social qui sera exploré. Ce dernier terme est différent de celui de hiérarchisation utilisé par Therborn, et même si le concept de rapport social a une origine plus marxiste, les processus qu’il décrit – création de sous-groupes inégaux au sein d’une population et mise en place de frontières symboliques – sont assez similaires à ceux décrits par la hiérarchisation de Therborn.

26 Dans le cas où les propositions ne sont pas logiquement indépendantes, le lien logique (par exemple la contradiction) est déduit théoriquement. Le lien causal, lui, est inféré à partir d’un constat empirique. La relation causale provient donc de l’observation d’un lien entre deux phénomènes qui a priori, c’est-à-dire avant l’observation, ne sont pas nécessairement liés.

Dans le document À Dominique et Antoine 1 (Page 35-39)