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RETOUR SUR LA PRATIQUE

Dans le document Tchekhov : la parole au féminin (Page 74-77)

En effectuant un retour sur notre expérimentation de la méthode de création en dix étapes, nous avons remarqué que de nombreux exercices connexes ont laissé des traces dans l’élaboration de la partition finale du jeu de l’acteur. Nous pensons notamment aux exercices du rendez-vous manqué162.

Pour approfondir notre réflexion et donner des pistes sur la suite possible de l’expérimentation, nous allons analyser notre travail de création, puis nous reviendrons sur les éléments qu’il serait important de préciser aux vues des commentaires reçus par les spectateurs: l’adresse de la parole, la mécanique de celle-ci et l’intégration des différentes lignes d’actions tissées finement dans la mise en scène.

Le soir de la présentation devant jury, nous avons adressé une partie du texte au public directement. Pourtant, nous avions cherché à composer un univers clos où le spectateur n’avait pas le statut d’interlocuteur. Est-ce une piste à explorer pour la suite? Dans l’écriture des traces163, un commentaire sur la vision périphérique revenait régulièrement : ne jamais regarder directement ce qui se trouvait devant nous mais travailler sur la conscience de l’espace nous entourant. Quel est donc le point de départ de ce décalage? C’est certainement dans le statut de la parole et dans la fonction du monologue que nous devrions chercher les premiers éléments de réponse à cette distorsion de l’adresse.

La mécanique de la parole demande une singularité de cette profération. Or, au cours du processus, la question de la mécanicité de cette parole s’est installée. Elle constitue un blocage récurrent dans la tentative d’authenticité du jeu de l’acteur. Cependant, dans les principes sous-jacents à la méthode de création en dix

étapes, l’organicité de la ligne d’images sensorielles répond normalement à cet obstacle quant à l’émergence

de la parole. Nous découvrirons qu’une entorse dans la composition de la ligne d’actions physiques s’est produite, occasionnant ainsi ce désagrément. Nous expliquerons par la suite comme nous avons amorcé le questionnement et la résolution de ce problème.

Enfin, la relation entre le jeu de l’acteur et son espace a contribué à la mécanicité de la parole du personnage et à la distorsion de l’adresse de cette parole, et nous verrons pourquoi.

Après un rapide tour d’horizon des fonctions que le monologue peut remplir, nous nous intéresserons à la composition de celui à partir duquel nous avons agencé notre partition de jeu de l’acteur au travers des motifs sous-jacents de la dramaturgie tchekhovienne. Dans un second temps, nous réfléchirons au statut du

162 Voir Annexe B : Ecriture des traces, pp.196-197.

monologue composé, La solitude des mots164, pour clarifier l’adresse de cette parole scénique. Ces deux parties nous engagerons, par la suite, dans une réflexion sur le rythme du texte et celui inhérent à l’espace scénique par le biais de la ponctuation presque musicale inscrite dans l’écriture, et le travail sur l’opposition entre l’intériorité et l’extériorité.

3.1 La composition du monologue

La particularité de l’écriture tchekhovienne réside en une distorsion des sens d’un mot.

Par un jeu d’association, un mot va être pris dans son sens originel dans la première phrase et dans son second sens dans la phrase suivante. Mais la troisième phrase ou proposition est construite de telle façon que les deux sens d’un même mot se rejoignent pour former une unité. Cette caractéristique de l’écriture dramatique entraine la construction d’un réseau de sens qui donne une richesse, une profondeur et une sensation de discordance à la proposition dramatique.

Nous avons découvert de façon tardive l’ampleur de la richesse de la langue de Tchekhov. Ce n’est que lorsque nous avons eu en notre possession, quelques mois après notre présentation de la partie création, des entrevues données par André Markowicz et Françoise Morvan, les deux traducteurs que nous avions choisis, que nous avons pu mettre en mots les intuitions artistiques qui avaient émergées de notre travail de composition. Pour une prochaine exploration, il sera absolument indispensable de revoir le monologue que nous avons assemblé, pour mettre à jour les mécanismes structurels de l’agencement du texte et corriger les ruptures syntaxiques de notre monologue.

Pour le moment, nous nous contenterons d’exposer notre méthode de travail quant à la composition du monologue à partir des six longues pièces écrites par Tchekhov puis nous analyserons la composition de La

solitude des mots, en regard des éléments amenés par André Markowicz et Françoise Morvan, à savoir, les

motifs.

3.1.1 Le choix des paroles de femmes

Nous avons choisi de travailler à partir d’un processus partant d’une recherche intuitive vers une recherche thématique, construisant des réseaux, des textes que nous avions choisis.

Dans un premier temps, il est important de décrire les prémisses de cette composition. Nous voulions approfondir notre expérience sur la méthode de création en dix étapes et sur la composition des lignes d’actions dont nous avons donné une définition dans le chapitre précédent. Pour ce faire, nous avons choisi de travailler sur l’auteur Anton Tchekhov car l’inauthenticité chez lui ne pardonne pas. De plus, ces textes obligent l’acteur à posséder une partition scénique minutieusement construite. L’idée du monologue est venue d’une volonté de travailler sur notre propre pratique et sur la mise en scène d’un texte, partant d’un processus intérieur de création.

Étant attirées par la forme du monologue à plusieurs voix, que nous avons appelé par la suite monologue polyphonique, nous avons relevé des répliques de personnages féminins qui nous plaisaient dans les pièces

suivantes : Platonov, Ivanov, La Mouette, Oncle Vania, Les Trois Sœurs, La Cerisaie.165 Des personnages de tous âges sont apparus. Nous avons retenu certaines répliques de Sophia Egorovna et Anna Petrovna dans

Platonov, celles d’Anna Petrovna, la femme d’Ivanov, celles de la mère de Treplev, Arkadina, et de la jeune

fille qu’il aime, Nina, dans La Mouette, celles de Sonia et Eléna dans Oncle Vania, des trois Sœurs Olga, Macha et Irina et enfin de Lioubov et sa fille Ania dans La Cerisaie. Comment composer une unité? Mis à part le fait que les répliques aient toutes été imaginées par le même auteur, elles n’avaient a priori pas grand- chose en commun. A commencer par l’âge des protagonistes: il y a de très jeunes femmes, tout juste sorties de l’adolescence comme Sonia, Nina (au début de la pièce), Irina (au début de la pièce, également) et Ania, qui a encore besoin d’une gouvernante. Anna Petrovna (Ivanov), Eléna, Sophia Egorovna et Macha sont jeunes aussi mais déjà mariées, elles sont donc considérées comme des femmes. Olga et Anna Petrovna (dans Platonov) sont des vieilles filles, il y a donc une distorsion entre la perception que le spectateur a d’elles et leur âge véritable, et enfin Lioubov et Arkadina sont plus âgées parce que mères de jeunes adultes. D’autre part, il arrive que certaines répliques prises dans le même texte s’annulent. Par exemple dans Oncle Vania, Sonia aime déjà Astrov, elle le dit et c’est cela qui fait réaliser à Eléna qu’elle n’est pas indifférente à son charme. L’idée du monologue polyphonique aurait pu être intéressante à cet égard.

Lorsque nous avons effectué l’étape de la lecture à géométrie variable, nous avons été sensibles aux motifs du texte et aux images organiques. C’est à ce stade que nous avons pris conscience de l’importance du choix de la traduction et que nous nous sommes intéressées à celles d’André Markowicz et Françoise Morvan pour la sélection des mots et la concision des phrases. Au moment où nous avons lu la scène de réconciliation entre Eléna et Sonia dans Oncle Vania, grâce à la précision des mots et au rythme des phrases, nous avons senti les mouvements de la mise en espace de cette interaction entre les deux personnages. De ce fait, le texte n’est plus seulement récit, objet littéraire, il est surtout théâtral, puisqu’il induit une action.

En partant du principe que l’une des répliques composerait le noyau du monologue (l’axe intégrateur), nous avons décidé de prendre le court monologue de Sonia dans Oncle Vania « Il ne m’a rien dit […] Pas belle »166. Toutes les autres répliques devaient pouvoir s’accorder au monologue de Sonia. La situation était alors posée : une jeune fille se remémore la conversation qu’elle vient d’avoir avec l’homme qu’elle aime pour savoir s’il l’aime en retour. Pourtant, au fil des improvisations, nous avons expérimenté les différents niveaux situationnels167, notamment celui induit par l’exercice du rendez-vous manqué168, qui nous a permis de travailler l’action d’attendre. La situation s’est donc légèrement transformée et est devenue la suivante : une jeune femme attend l’homme qu’elle aime pour lui déclarer son amour. Cette attente va lui permettre de faire

Dans le document Tchekhov : la parole au féminin (Page 74-77)