• Aucun résultat trouvé

Le choix des traductions

Dans le document Tchekhov : la parole au féminin (Page 36-38)

CHAPITRE 1 L’ÉCRITURE TCHEKHOVIENNE

1.3 Questions de traduction

1.3.2 Le choix des traductions

Entre les années 1985 et 1993, Christine Hamon-Siréjols, professeur en études théâtrales à l’université Paris III et spécialiste du théâtre russe, a produit deux textes faisant état de la qualité des différentes traductions du théâtre de Tchekhov en français.

Tout d’abord, il est important de noter que pendant cinquante ans, soit de 1904 à 1954, les droits ont été exclusivement décernés au traducteur Denis Roche, qui en a donc détenu le monopole, en France.

84 Brook, P., « Le mouvement de pensée », dans Le mystère Tchekhov, les cahiers de la maison Jean Vilar,

n°110, juillet 2010, p. 75.

85 Antoine Vitez, Le devoir de traduire, dir. Jean-Michel Déprats, Editions Climats et Maison Antoine Vitez,

1996, p. 63.

86 Agôn, Traduire la Cerisaie, Rencontre avec André Markowicz et Françoise Morvan, Revue des arts de la

Néanmoins, en Suisse, Arthur Adamov et quelques autres ont publiés leurs traductions aux Editions de l’Age d’Homme.

Toutefois les traductions de Denis Roche sont encore éditées par Robert Laffont pour les œuvres complètes de Tchekhov. A la lecture de ces pièces, nous avons eu la même impression que ce qu’énonce Mme Hamon : Denis Roche, avant tout écrivain et n’ayant aucune expérience de la scène, a produit un texte très difficile à jouer parce que trop littéraire. Prenons comme exemple une phrase dite par Anna Petrovna dans Ivanov : « Je

commence à croire, docteur, que le sort m’a frustrée »87. Le verbe « frustrer » n’implique pas vraiment

d’action et demande généralement des précisions : nous remarquons ici que le style de la phrase ne sert pas vraiment le propos88. Alors que Tchekhov est un auteur dramatique de l’oralité, Denis Roche a éliminé les

niveaux de langue des différents personnages pour l’uniformiser. Et enfin, chose primordiale chez Anton Tchekhov : les variations, ont été éliminées par Denis Roche sous prétexte de lourdeur du texte. Dans la

Cerisaie, la scène du plaid entre Charlotta et Pistchik est supprimée pour faute de longueur, alors qu’elle

permet de faire le parallèle avec la vente réelle de la cerisaie quelques pages plus loin. Les coupes faites dans la structure même des pièces ne restituent donc pas l’œuvre de Tchekhov et nous nous rendons bien compte que dans la première moitié du XXe siècle, le souci du traducteur n’était pas de transposer la parole de l’auteur d’une langue à l’autre mais bien d’amener son point de vue de traducteur sur l’œuvre en question. En 1954, plusieurs nouvelles traductions de Tchekhov voient le jour. Il est important de commencer par mentionner celles de Georges Neveux89. Ce traducteur, auteur dramatique et secrétaire de Louis Jouvet

oriente sa recherche sur un langage parlé aussi naturel que possible. Malheureusement, il se permet des ajouts qui dénaturent le texte : il brosse les personnages à gros traits, sans nuances, ajoute des explications pour combler les silences ou les pauses du texte, etc. L’exactitude et la précision du rythme du texte sont ainsi perdues.

Ensuite, les traductions de Tchekhov entrent dans l’ère de la fidélité : celles d’Elsa Triolet composent, encore maintenant, l’ouvrage de la collection La Pléiade consacré à Tchekhov. A la différence des deux autres traducteurs, Elsa Triolet est de langue maternelle russe. Elle restitue les textes de Tchekhov de façon fidèle, « malgré quelques oublis et des formules, tantôt trop parlées, tantôt trop soutenues, qui passent mal la rampe. »90 Ainsi, bien que le rythme, la précision du choix des mots, les variations et les différents niveaux de

87 Tchekhov, A., Théâtre complet, trad. Denis Roche et Anne Coldéfy-Faucard, Paris, Robert Laffont,

collection « Bouquins », 1996, p. 357.

88 Veuillez noter que nous prendrons cette phrase en exemple pour chaque traduction dans un souci de

comparaison entre les différents travaux.

89 N’ayant pas pu se procurer le texte de Georges Neveux, nous ne pouvons donner d’exemple.

90 Hamon-Siréjols, C., « De la traduction au jeu », dans Les voix de la création théâtrale, n° XIII, Editions du

langue soient présents, les textes manquent d’oralité et de la profondeur dont ont besoin les comédiens pour jouer.

En 1958, Georges Pitoëff entreprend cette traduction de façon fidèle, sans dénaturer les textes et leurs propos mais il reste « curieusement inattentif parfois au rythme de la phrase. »91 La transcription d’Adamov « suivant

de près le rythme des phrases, respectueuse des termes proprement russes sans souci excessif du pittoresque, très attentive à l’art faussement naturel du style parlé tchekhovien »92 est devenue très peu

accessible à cause de l’utilisation de mots faisant référence à une époque donnée. Par exemple, dans Ivanov, lorsqu’Anna Petrovna, sa femme, parle de ses malheurs, elle dit : « Je commence à croire que le destin m’a

roulée »93. De nos jours, le verbe « rouler » est assez archaïque et fait partie du langage familier français. Le

mot en lui-même, employé par une génération spécifique, donne une connotation assez ringarde. Enfin, les versions de Georges Perros sont les plus accessibles puisque publiées en format poche.

Entre les années 1970 et les années 2000, les metteurs en scène désirant monter des pièces de Tchekhov ont fait appel à des traducteurs pour travailler sur le mot à mot du texte, le confronter aux traductions existantes et le mettre à l’épreuve de la scène. Nous pensons notamment au travail de Jean-Claude Carrière et de Peter Brook pour La Cerisaie, mais aussi à celui d’André Markowicz et Françoise Morvan avec des metteurs en scène comme Claude Yersin, Charles Tordjmann, Julie Brochen, Stéphane Braunschweig et Alain Françon, pour n’en citer que quelques-uns.

Nous avons eu la chance de trouver des entrevues avec les deux traducteurs où ils expliquent leur méthode de travail pour arriver à transposer en français, l’univers dramatique et dramaturgique de Tchekhov.

Dans le document Tchekhov : la parole au féminin (Page 36-38)