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Les caractéristiques de l’écriture tchekhovienne

Dans le document Tchekhov : la parole au féminin (Page 34-36)

CHAPITRE 1 L’ÉCRITURE TCHEKHOVIENNE

1.3 Questions de traduction

1.3.1 Les caractéristiques de l’écriture tchekhovienne

Pour être réaliste, pour approcher la réalité, il ne s’agit pas de reproduire sur scène ce qui s’est passé dans la réalité. […] l’illusion de l’authenticité passe par une économie de langage, une réduction de la langue qui produit un effet de surprise où le non-dit est aussi essentiel que l’exprimé. 77

Cette affirmation de Georges Lavaudant résume assez bien ce que les différents traducteurs de Tchekhov ont cherché à respecter dans leur travail sur Tchekhov.

André Markowicz, Antoine Vitez et Christine Hamon Siréjols semblent affirmer que les pièces de Tchekhov ne sont pas difficiles à traduire au premier abord. Les mots sont simples, les phrases concises et il s’agit d’une conversation très orale. Malgré tout, ils s’accordent tous les trois sur le fait que « rien n’est laissé au hasard, pas un mot qui n’ait du sens et ne donne quelque indication sur l’action ; tout à fait le contraire de ce qu’on

77 Georges Lavaudant, « Une vérité simple », dans Le mystère Tchekhov, les cahiers de la Maison Jean Vilar,

aimait croire : rien n’est vide »78. Et de là découle toute la complexité de la tâche. Il s’agit, dans un premier

temps, de retrouver la précision et la justesse des mots et de les placer au bon endroit dans la phrase. Comme nous venons de le mentionner, l’écriture de Tchekhov est très simple dans le sens où elle n’utilise que des mots courants. Néanmoins, ces mots ont été écrits dans un ordre bien précis, et tout le défi du traducteur réside dans son habileté à retrouver cet ordre du phrasé. En effet, « pour Tchekhov, le moindre détail est signifiant, le moindre écart significatif »79, c’est pourquoi selon André Markowicz, « le but n’est pas de faire un

calque parfait ou de restituer mécaniquement la syntaxe mais de rendre sensible ce qui se joue dans un tel petit indice »80. L’indice en question provient de la première scène d’Oncle Vania. Lorsque Marina propose du

thé à Astrov, dans le texte russe, « il se dérobe, il s’absente concrètement, dans la syntaxe, en éludant le je »81. Voilà le genre d’indice auquel est confronté le traducteur de Tchekhov. Il est d’autant plus important que

le traducteur soit vigilant puisque ces signes donnent aux acteurs et aux metteurs en scène les précieuses pistes dont ils ont besoin pour entrer dans le texte. Il semble, même s’il n’en a jamais clairement fait état, que Tchekhov ait écrit ses pièces comme des partitions de musique où tous les mouvements étaient indiqués très précisément. N’a-t-il pas dit plusieurs fois dans ses lettres, autant à sa femme, qu’à Vladimir Némirovitch- Dantchenko ou Constantin Stanislavski, que les réponses à leurs questions se trouvaient dans le texte directement ?

La ponctuation, aussi, est partie intégrante de cette partition musicale. Elle possède une importance fondamentale puisqu’elle indique ce que cachent les mots.

La ponctuation, les silences, le dialogue direct ou indirect, les espaces entre les répliques, indiquent les détails du tempo, les mouvements de la pensée, le passage d’une émotion à l’autre. 82

Peter Brook, fils d’une famille russe immigrée pendant la Révolution russe en Angleterre, note qu’elle représente une série de messages codés qui transcrivent les relations et sentiments des personnages, les moments où les idées se joignent ou bien suivent leur chemin. Ce jeu de la ponctuation marquant des ruptures syntaxiques, des hésitations, des transferts pudiques de sens, est toujours très précisément suivi. 83

78 Vitez, A., Ecrits sur le théâtre, La Scène (1983-1990), P.O.L, 1997, p. 29.

79 Campion, P., Traduire Oncle Vania, Entretien avec André Markowicz et Françoise Morvan, [en ligne].

http://pierre.campion2.free.fr/markowiczmorvan1.htm [Site consulté le 1er février 2013].

80 Idem. 81 Idem.

82 Carrière, J.-C., « Une Cerisaie sur mesure », dans Le mystère Tchekhov, les cahiers de la maison Jean Vilar,

n°110, juillet 2010, p. 77.

83 Hamon-Siréjols, C., « De la traduction au jeu », dans Les voix de la création théâtrale, vol. XIII, Editions

C’est avec cette construction de la structure des phrases très bien pensée que Tchekhov garde ses spectateurs en haleine. En effet, la surprise est généralement partie prenante de l’écriture puisqu’elle permet au spectateur d’entendre la distorsion qui s’effectue entre son horizon d’attente et ce que le texte, et la partition corporelle, disent vraiment. L’écriture tchekhovienne est extrêmement technique, bien qu’elle donne l’impression d’être instinctive. En effet, Tchekhov entame une recherche sur le naturel qui passe par des représentations et des mises en scène qui soient « aussi limpides que la vie elle-même »84.

Enfin, l’écriture tchekhovienne se caractérise aussi par « un texte entrecoupé « d’incises exprimant le doute, l’incertitude […]» »85. L’agencement des propositions d’une phrase n’étant pas toujours le même en russe et

en français, le traducteur doit être vigilant pour ne pas dénaturer le texte, ou ne pas être tenté par des coupures, pour éliminer des longueurs.

La difficulté de traduction de l’écriture tchekhovienne en français réside dans la construction même des phrases, au niveau syntaxique, ainsi que dans le choix des mots. André Markowicz et Françoise Morvan se sont rapidement rendu compte qu’un texte dramatique de Tchekhov doit rester ouvert aux différents sens des mots et de la phrase.

Tout Tchekhov est là : il ne faut pas bloquer le sens ; si l’on ne s’arrange pas pour traduire l’équivoque, ou permettre à une réplique d’être jouée de manière hilarante, on ne donne pas au comédien la latitude du jeu. 86

La description de la spécificité de l’écriture d’Anton Tchekhov nous a permis d’être vigilants quant à notre choix de traduction, toujours en vertu de notre recherche pour approcher au plus près le texte et l’univers de l’écrivain.

Dans le document Tchekhov : la parole au féminin (Page 34-36)