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Les limites intérieures du dialogue

Dans le document Tchekhov : la parole au féminin (Page 70-74)

CHAPITRE 2 LA CONSTRUCTION DE L’ACTION THÉÂTRALE : RECHERCHE DE

2.3 La ligne des actions verbales

2.3.3 Les limites intérieures du dialogue

Cette recherche sur les limites intérieures du dialogue s’inscrit dans la relation étroite qui existe entre les

actions physiques et les actions verbales et la ligne de pensée. Il est important de se demander ce qui entre

en jeu pour que notre interlocuteur nous laisse finir notre réplique sans nous interrompre, outre la convention établie par la forme dramatique elle-même. C’est dans les limites intérieures du dialogue, autant gestuelles que verbales, que se trouve le besoin vital de parler ou d’agir. Luis Thenon nous dit dans un article sur Le

travail de l’acteur dans le théâtre actuel158qu’il faut

revoir les paramètres conceptuels qui permettent d’établir les possibles limites intérieures du dialogue […] Il s’agirait de redéfinir les multiples limites qui peuvent se trouver à l’intérieur même des structures du dialogue. Si nous tenons compte du fait que le degré de connaissance du personnage c’est-à-dire ce qu’il sait et ce qu’il ignore, nous devons nécessairement imaginer qu’à tout moment de son action verbale peuvent se produire des changements dans sa ligne de pensée et conséquemment des interruptions ou des réorientations de sa ligne générale d’action, en fonction des réactions observées ou perçues ou considérées comme possible des personnages qui sont ses interlocuteurs. Tout cela nous oblige à considérer dans notre pratique théâtrale l’ensemble des solutions intermédiaires possibles à l’intérieur d’une même réplique. L’apparence de toute unité dialogique devrait alors être entièrement questionnée.159

Il faut prendre conscience que parfois le geste suffit à répondre et alors la parole n’a pas lieu d’être, d’autres fois c’est le contraire. Pour autant, la forme dramatique suppose un dialogue préétabli, auquel on ne peut pas déroger, c’est pourquoi il faut créer les circonstances favorables à l’émergence de la parole et à celle de l’action physique.

Nous allons exposer ici un exercice qui se déroule en deux parties bien distinctes.

158 Thenon, L., El trabajo del actor en el teatro actual, dans La maquina escénica, drama, espacio, tecnologia,

Universidad del pais Basco, Bilbao, Espana, pp. 125 à 139.

Dans un premier exercice, on expérimente la communication entre la parole et le geste ainsi que la différence d’impact entre les deux et dans un second exercice, on essaie de comprendre comment la parole peut avoir, au même titre que les actions ou les objectifs, une nature vitale. En effet, lorsque le personnage parle et qu’il effectue des pauses et des respirations dans sa partition vocale, quel est l’élément qui entre en jeu pour que le personnage avec qui il est en train de parler ne lui coupe pas la parole ? Comment réussit-on à tenir autant le spectateur que l’autre personnage en haleine et qu’il ne sente pas le besoin ou la nécessité de parler à ce moment précis ? C’est ce genre de questions qu’il est important de se poser, arrivé à ce stade du travail, pour garder une certaine vérité dans la création et dans le texte que l’on dit.

Luis Thenon, dans un exercice s’intitulant « la réplique interceptée », décompose l’expérimentation160. Le

travail se déroule en équipe de deux et se compose en trois parties distinctes.

Pour la première partie, chacun choisit un geste de sa routine corporelle. On donne une réplique par acteur : A : Je peux?

B : Non, tu ne peux pas!

Lors de l’expérimentation, les participants se rendent compte qu’il est impossible de dire sa réplique en même temps que de faire son geste. L’intention est saturée de sens et tout est brouillon. On expérimente alors la situation avec le geste en premier et la réplique en second, puis avec la réplique en premier et le geste en second. On aperçoit alors des différences majeures quant à la signification de l’action, comme celles que nous avons pu distinguer dans l’exercice des pauses logiques dans une phrase. De plus, il existe quelque chose d’actif entre les répliques et c’est dans cet entre-deux qu’il faut trouver le bon rythme pour continuer à jouer la situation même si l’action n’est plus supportée par la réplique. Le corps prend le relai ainsi que la ligne de

pensée.

Dans la seconde partie de l’exploration, on ajoute une interaction nouvelle entre les participants A et B. Le dialogue est le suivant :

A : Je peux?

B : Non, tu ne peux pas! Pause.

A : Mais…

B : (Fais un geste de la main)

A : Je t’ai déjà expliqué… (ce que je voulais)

B : J’ai dit non! (Fait un geste qui complète sa réplique verbale)

On mélange ici les actions verbales et les actions physiques pour découvrir la nécessité d’utilisation d’un type de communication particulier. Qu’est-ce qui sera le plus efficace et pourquoi? Généralement, l’action physique est celle qui émerge en premier. En effet, on a tous tendance à utiliser notre corps pour réagir et si la personne ne comprend pas, alors on ajoute une explication vocale, qui dans un refus, fait très vite office de menace.

Notons aussi l’importance de la ligne de pensée. Dans la troisième réplique de A, même s’il est interrompu par B, la fin de la phrase ne meurt pas, elle passe alors de la ligne d’actions verbales à la ligne de pensée. Enfin, la troisième partie est la suivante :

A : Je peux?

B : Non, tu ne peux pas! Longue pause

A : Je t’ai déjà expliqué… (ce que je voulais) B : (Interrompant A avec un geste) J’ai dit non!

Ici la longue pause n’a plus la même valeur que la pause dans la seconde partie de l’exercice. Elle induit un rapport de force, l’émergence de la mise en tension des deux objectifs des participants. La parole est la seule issue pour convaincre B d’accepter. Mais lui aussi emploie la parole pour être ferme et clore le débat.

On se rend compte que l’action physique soutient l’action verbale et vice-versa. A partir de cet exercice, toutes les combinaisons sont possibles. Et dans chaque situation, la stratégie pour convaincre ou rallier l’opposant à son objectif est différente.

Est introduite ici la notion de tempo-rythme que Luis Thenon ne nomme pas spécifiquement mais qu’il traite à l’intérieur de la problématique de l’action sous l’angle du temps intérieur, mais qu’il est primordial de rendre consciente pour travailler sur la vitesse et l’intensité de la parole qui variant en fonction de la situation dramatique et de l’action. Le rythme intérieur de l’acteur, celui des partenaires et de la situation, varie alors. La recherche réalisée par Luis Thenon, entourant l’élaboration de La méthode de création en dix étapes, possède de nombreux liens avec la recherche de Stanislavski sur les actions physiques. A travers différents

exercices et expérimentations, les mécanismes et réactions humaines qui apparaissent, sont ensuite décortiqués et disséqués afin de recréer les conditions propres à la réalité du personnage. Ces derniers se font au moyen de la répétition, jusqu’à ce que le corps se soit imprégné de la partition et qu’elle revienne sous forme d’automatisme sans tomber pour autant dans une répétition mécanique. Il s’agit à chaque fois de mettre

en fonctionnement les mécanismes de la vie pour qu’ils agissent dans le contexte fictionnel pour créer la réalité du personnage.161

Le texte dramatique à l’étude est la ressource que l’interprète doit rendre sensible pour lui. Ce lien entre lui et le texte, établi par le biais d’images sensorielles, représente sa porte d’entrée dans le texte. Ensuite vient la construction de la ligne d’actions physiques, puis celle de la ligne de pensée, de la ligne d’actions verbales, de

la ligne d’écoute et de la ligne de pensée multiple. Un parallèle s’effectue ensuite entre les différentes lignes et

l’intérêt ne réside d’ailleurs plus dans les lignes elles-mêmes mais dans la rencontre de ces lignes au sein d’un même individu, comme entre deux ou plusieurs individus. De multiples dialogues voient le jour et de nombreux récepteurs sont concernés. Ceux-ci alimentent leur partition en même temps qu’ils produisent des indices pour les partitions des autres.

C’est ce mouvement, ce jeu de combinaisons multiples entre les différentes composantes, qui rendent la partition de l’acteur riche et authentique, comme dans la vie, sans pour autant la reproduire. L’intensité de l’acteur et de ses actions sont extra-quotidiennes, expressives car condensées dans l’espace et le temps, celui de la scène. Il s’agit maintenant d’appliquer cette méthode à un texte précis. Comme toute matrice théorique, l’intérêt réside dans le fait qu’elle s’applique plus ou moins facilement au texte choisi. Nous allons donc découvrir quels ajustements il a fallu faire pour garder l’intérêt essentiel : trouver l’acte authentique, c’est- à-dire l’action dans les textes de Tchekhov.

Dans le document Tchekhov : la parole au féminin (Page 70-74)