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Tchekhov : la parole au féminin

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Tchekhov : la parole au féminin

Mémoire

Edwige Morin

Maîtrise en littérature et arts de la scène et de l’écran

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Tchekhov : la parole au féminin

Mémoire

Edwige Morin

Sous la direction de :

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Résumé

TCHEKHOV : LA PAROLE AU FÉMININ 1ère partie

Réflexion autour de la déclinaison des motifs1 dans le théâtre de Tchekhov

Analyse d’une méthode de création2

2nde partie

La solitude des mots3 : Recherche-création autour de la problématique de l’authenticité dans le jeu de

l’acteur

A partir de la composition d’un monologue, prenant sa source dans les paroles des personnages féminins des pièces de Tchekhov, et de sa mise en espace, nous avons amorcé une réflexion sur l’authenticité du jeu de

l’acteur. Nous avons décomposé cette notion pour découvrir les outils nécessaires à la création d’une partition

actorale : les actions physiques, la parole-action et l’organicité.

A l’aide d’une matrice de production intitulée la méthode de création en dix étapes, processus actif de la révélation consciente d’une perception intuitive, proposé par Luis Thenon, nous avons travaillé sur la mise à jour des quatre lignes d’action et de leurs composantes, permettant de constituer la vie scénique du personnage.

L’objet de notre recherche-création s’établit autour d’une jeune femme. Elle attend l’homme qu’elle aime pour lui déclarer son amour. Cette attente va lui permettre de faire le point sur son existence présente mais surtout passée et future. Au travers de tout cela, c’est un monologue avec et contre elle-même qu’elle engage d’où il ne ressortira qu’une profonde solitude.

A partir des thèmes de l’amour, du travail et du temps, nous avons installé une exploration de l’écriture tchekhovienne et de sa logique si précise pour faire émerger un trajet cohérent de la vie scénique du personnage.

1 Notion utilisée par André Markowicz et Françoise Morvan, traducteurs de Tchekhov en français.

2 Méthode de création en dix étapes proposée par Luis Thenon.

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Sommaire

RÉSUMÉ ... III

SOMMAIRE ...V

REMERCIEMENTS ... VII

INTRODUCTION ... 1

CHAPITRE 1 L’ÉCRITURE TCHEKHOVIENNE ... 5

1.1 Naissance du drame moderne ... 6

1.1.1 Caractéristiques du drame classique ... 6

1.1.2 Caractéristiques du drame moderne ... 8

1.1.3 La place de l’œuvre de Tchekhov dans l’histoire du drame russe ... 11

1.2 La dramaturgie selon Tchekhov ... 16

1.2.1 L’action ... 17

1.2.2 Le temps ... 21

1.2.3 L’espace ... 23

1.3 Questions de traduction ... 27

1.3.1 Les caractéristiques de l’écriture tchekhovienne ... 27

1.3.2 Le choix des traductions ... 29

1.3.3 La méthode de traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan ... 31

CHAPITRE 2 LA CONSTRUCTION DE L’ACTION THÉÂTRALE : RECHERCHE DE

L’AUTHENTICITÉ DANS LA MÉTHODE DE LUIS THENON ... 35

2.1 La méthode de Luis Thenon : à la recherche de la réalité-fiction dans le jeu de l’acteur ... 37

2.1.1 Étape 1 : Lecture à géométrie variable ... 37

2.1.2 Étape 2 et 3 : Formulation des sensations et expérimentation du lien phrases-corps ... 39

2.1.3 Étapes 4, 5 et 6 : Vers l’élaboration de l’axe intégrateur ... 41

2.2 Certaines notions de base de la méthode ... 48

2.2.1 Les trois niveaux situationnels ... 49

2.2.2 Le compromis dans l’action et l’atteinte de l’objectif ... 52

2.2.3 L’intensité ... 55

2.3 La ligne des actions verbales ... 58

2.3.1 Le rythme ... 58

2.3.2 L’application de la ligne d’écoute ... 62

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CHAPITRE 3 RETOUR SUR LA PRATIQUE ... 67

3.1 La composition du monologue ... 69

3.1.1 Le choix des paroles de femmes ... 69

3.2 La présence des motifs ... 72

3.3 La question de l’adresse ... 77

3.3.1 Les différents types de monologue ... 78

3.3.2 A qui s’adresse le personnage? ... 81

3.3.3 Pistes de réflexion pour clarifier l’adresse ... 85

3.4 La mécanique de la parole ... 88

3.4.1 Lier les lignes d’actions physiques et verbales ... 89

3.4.2 Le rythme ... 90

CONCLUSION ... 95

BIBLIOGRAPHIE ... 99

Dictionnaires et encyclopédies ... 99

Corpus ... 99

La méthode de création en dix étapes et ses principes sous-jacents ... 100

Vie et œuvre d’Anton Tchekhov ... 100

Théories et pratiques du jeu de l’acteur ... 102

Histoire du théâtre et esthétique du drame ... 104

ANNEXE A : LES DIFFÉRENTES VERSIONS DU MONOLOGUE ...107

Version 1 ... 107

Version 2 ... 116

Version 3 ... 123

Version 4 ... 128

Version 5 (noyau) ... 133

Version 6 (début et fin du monologue) ... 134

Version 7 ... 135

Version 8 (finale) ... 141

ANNEXE B : ÉCRITURE DES TRACES ...143

ANNEXE C : CAHIER DE RÉGIE ...213

Dessins scénographiques ... 213

Plan d’éclairage ... 214

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Remerciements

Ce travail autour du jeu de l’acteur et de la dramaturgie tchekhovienne n’aurait pas pu voir le jour sans mon directeur de mémoire, Luis Thenon, qui m’a aidée tout au long du processus. Je l’en remercie infiniment, car grâce à ses suggestions, j’ai pu découvrir la richesse des systèmes langagiers.

Je souhaite aussi remercier Denyse Noreau, pour nos belles conversations sur Tchekhov et son aide précieuse, ainsi qu’Alexandre Sadetsky, d’avoir accepté d’être les examinateurs de ce mémoire.

Un grand merci aux personnes qui sont venues assister à la présentation de La solitude des mots et plus spécifiquement au corps professoral : Robert Faguy, Puma Freitag, Chantal Hébert et Liviu Dospinescu, merci infiniment pour vos commentaires éclairés.

Enfin, je ne peux terminer cet avant-propos sans remercier ma famille et mes amis, qui m’ont soutenue dans les moments de doute. Je voudrais particulièrement adresser mes remerciements à Sarah Michel-Brunnemer pour les croquis scénographiques, à Hugues Caillères pour la technique de la représentation, à Nathalie Séguin pour la prise de photos et le montage vidéo, à Magali Gagnon pour la logistique et enfin à Lily Pinsonneault pour le regard qu’elle porte sur le quotidien. Chacun à leur façon, ils ont été présents tout au long de ce processus pour me soutenir moralement.

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Introduction

Michel Corvin définit le théâtre comme un lieu de distance par rapport à notre condition d’être humain, comme reflet de notre société. Ceci nous pousse à réfléchir à un jugement que nous portons souvent sur une pièce que nous allons voir : le jeu des comédiens était-il juste ou naturel ? Est-ce que j’y ai cru ?

Le théâtre est une histoire d’hommes, c’est une histoire d’hommes projetés au-delà d’eux-mêmes. […] Le spectateur n’a pas seulement besoin d’images – idoles ou idées, c’est tout un -, il a besoin de s’entendre dans la résonance multipliée de cette voix qui l’atteint d’autant mieux que rien ne l’empêche de se perdre aux quatre vents ; il a besoin de se voir dans la majesté inaccessible de cette silhouette d’acteur qui lui est d’autant plus familière qu’elle éveille en lui des échos inconnus.4

Pour pouvoir se reconnaitre dans l’autre, il faut que le spectateur soit imprégné par l’action qui l’entoure et qu’il se sente interpellé, autrement dit, il doit croire que ce qui se déroule sous ses yeux est vrai.

Le verbe croire contient des notions telles que la véracité, la vérité, la sincérité, le réel, la réalité, la possibilité et la probabilité. A partir de la définition de ces mots, nous voulons réfléchir sur ce que nous appelons l’authenticité, dans le domaine de la création théâtrale, plus particulièrement, l’authenticité appliquée à l’acteur et son travail de création. Le Petit Robert définit l’authenticité comme expression d’une « vérité profonde de l’individu et non des habitudes superficielles, des conventions »5. Alors que dans le sens étymologique du

mot, l’authenticité « désigne une qualité intrinsèque telle qu’elle confère autorité aux personnes et aux objets qui la possèdent »6 , au « sens contemporain, [elle] désigne une qualité intérieure si fondamentale et si

complexe qu’on se demande s’il n’est pas présomptueux de la définir »7. En effet, la notion véhiculée par ce

mot est fluctuante et peut être facilement remise en question car elle dépend des croyances, des structures sociales et esthétiques d’une époque donnée ainsi que des genres et courants théâtraux. De ce fait, nous parlerons d’une certaine forme d’authenticité de l’action scénique, c’est-à-dire la recherche d’un enracinement de l’acteur dans le personnage : l’acteur comme lieu de passage pour le personnage. Dans ce sens, une des définitions du point de vue philosophique fait état d’une « adéquation du discours et de l’être. L’authenticité déporte [alors] la sincérité sur le plan ontologique »8, c’est-à-dire sur l’étude de l’être dans ses modalités et

ses propriétés. Il s’agit donc de « saisir le type de discours fictionnel le plus adapté à la réalité que l’on veut

4 Corvin, M., Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris : Editions Bordas, 1991, p. 822.

5 L’authenticité, Encyclopédie Agora, [en ligne]. http://agora.qc.ca/dossiers/Authenticite [site consulté le 16

janvier 2013].

6 Idem. 7 Idem.

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décrire9 ». Pourtant, nous ne cherchons pas à décrire une réalité mais « à construire un état de réalité délimité

à l’intérieur du discours fictionnel. C’est la différence entre la démonstration et le vécu scénique »10.

Pour ce faire, nous avons besoin d’outils pour entrer dans ce discours fictionnel. « Le je n’a pas d’authenticité prédéterminée mais se construit tant dans l’acte de parole que par le lien avec la personne à qui on l’adresse »11. Dans le théâtre moderne où les images nous assaillent sans répit, la parole, et sa délivrance par

l’acteur, permet au spectateur de recomposer le drame qu’il veut voir et de le faire évoluer. Il existe autant de sens dramatique que de spectateurs présents dans une salle. Pourtant, l’acteur ne livre qu’une seule parole. Mais elle est action scénique. Elle est autant espace que discours. Nous travaillerons donc sur la partition corporelle et vocale de l’acteur comme construction dramaturgique, c’est-à-dire moyen de donner existence12

à l’histoire ponctuelle d’un personnage, bien avant la question d’un genre théâtral spécifique.

Nous ne pouvons aborder la question sans évoquer les recherches de Stanislavski sur le jeu de l’acteur et la construction du personnage comme vie réelle dans la fiction. Nous nous sommes intéressées plus particulièrement à la période qu’il consacre aux actions physiques et au processus qu’il emprunte pour analyser une pièce de théâtre de manière active. L’analyse-action de Maria Knebel nous a fourni une aide précieuse dans la mise à jour de ce processus.

Néanmoins, même si la recherche stanislavskienne s’enracine dans celle de l’authenticité scénique, Luis Thenon propose des modifications importantes à cette problématique. Partant de là, et d’un point de vue méthodologique, nous avons appliqué sa matrice de production appelée méthode de création en dix étapes que nous avons expérimentée pour la première fois à l’université Laval dans une série de cours sur le travail de l’acteur13. Cette méthode propose, à partir d’un texte, un processus de déconstruction de la structure

syntaxique ; faisant émerger des images sensorielles sur lesquelles se basent les lignes d’action du personnage: la ligne d’actions physiques, la ligne d’actions verbales, la ligne d’écriture gestuelle, la ligne

d’écoute, la ligne de pensée multiple et la ligne d’images sensorielles. La déconstruction et déstructuration de

l’œuvre permet à l’acteur, à travers son corps, de faire éclore la sensibilité du personnage, partant d’un texte : il s’établit alors une véritable rencontre entre l’acteur et l’œuvre travaillée. La logique de la scène se base, entre autre, sur la partition du travail actoral. Les lignes d’action que nous venons d’énoncer posent les

9 Pavis, P., « Vraisemblance », dans Dictionnaire du théâtre, Paris : Dunod, 1996, p. 407. 10 Thenon, L., Entretien téléphonique du 17 juin 2010.

11 Monfort, A., « Après le postdramatique : narration et fiction entre écriture de plateau et théâtre

néo-dramatique », Trajectoires, n°3, [en ligne], http://trajectoires.revues.org/392, 2009, [Site consulté le 20 mai 2012].

12 « La proposition stanislavskienne par le biais de l’incarnation du personnage. Nous travaillerons plutôt sur

le concept de vivification, apporté par Luis Thenon à cette problématique. » Thenon, L., De l’incarnation à la

vivification, article inédit, 2008-2010.

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fondements de la création d’une logique scénique à savoir qu’un individu agit, parle, écoute à l’intérieur des limites tracées par la réalité fictionnelle. C’est à partir de ces principes que Luis Thenon, auteur de cette matrice de production, a élaboré ce processus. Ainsi, on obtient la création d’une vie fictionnelle, une vie du personnage, remplie d’actions concrètes, prise dans un espace-temps autre, plus condensé que dans le quotidien : celui de la scène.

L’objectif de ce travail de recherche-création naît d’une volonté personnelle d’approfondir notre pratique et notre réflexion sur le jeu de l’acteur. Après avoir suivi le cursus de l’école de théâtre Charles Dullin, à Paris, notre formation s’est poursuivie à l’Atelier International Blanche Salant et Paul Weaver, où nous avons expérimenté différentes approches des actions physiques. D’autre part, en 2010, nous avons rédigé un mémoire théorique sur la méthode d’apprentissage du jeu de l’acteur enseignée à l’université Laval : La

tentative de transcription d’une pratique : Vers une esthétique de la vérité, l’enseignement de Luis Thenon à l’université Laval14. Notre travail actuel de recherche-création (Tchekhov : la parole au féminin) se veut en continuité logique de ce travail précédent en questionnant et en explorant un texte dramatique qui nous permettra d’interroger à nouveau le système mis en place pour la méthode de création en dix étapes.

Pour reprendre la méthode de cheminement enseignée dans les cours de travail théâtral15, notre directeur de

maîtrise nous a proposé de travailler sur l’auteur dramatique Anton Tchekhov. Christine Hamon décrit l’écriture de Tchekhov en ces termes.

[…] naturel qui n’est pas celui de la langue parlée non plus que la temporalité des pièces tchekhoviennes n’est celle du temps vécu, mais qui en affectent seulement l’apparente simplicité et s’appuient de fait sur des choix syntaxiques subtils, sur une palette sémantique toute en nuances, d’où jaillit le texte en touches légères, raréfiées que l’acteur va distiller à sa guise, prêtant aux mots une vibration poétique intense qui est bien l’effet de l’art quand elle paraît être celui de la nature.16

Tout d’abord, le fait de travailler sur cet auteur nous a permis d’expérimenter un autre genre théâtral que celui préconisé dans les productions des cours de Travail théâtral. D’autre part, nous avons choisi de travailler à la composition d’un monologue à partir de la parole de plusieurs personnages féminins tchekhoviens. Dans un décor composé d’une commode et d’une table où brûlent deux lampes à l’huile, une jeune femme qui se sent vieillir, se laisse happer petit à petit par les angoisses qui saisissent chaque être humain lorsqu’il s’interroge sur son utilité dans la société.

14Morin, E., « La tentative de transcription d’une pratique : Vers une esthétique de la vérité L’enseignement

de Luis Thenon à l’université Laval », mémoire de Master 2, Paris, Université Nouvelle Sorbonne-Paris III, UFR Études Théâtrales, Paris, 2010.

15 Voir chapitre II, pp. 47-61.

16 « Peter Brook et la coexistence des contraires », Les voies de la création théâtrale, vol. XIII, Paris :

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La fonction confidentielle et intime de cette parole et l’univers qui gravite autour de cette création nous ont forcées à travailler de façon précise et minutieuse sur la logique et le trajet du personnage. À travers un processus créatif menant à la composition et à la réalisation d’une pièce d’une trentaine de minutes, présentée quatre fois devant public, dont une fois devant jury, dans une salle pouvant accueillir une vingtaine de spectateurs à la fois, notre objectif était de trouver des stratégies pour donner naissance, aux spectateurs, aux tourments vécus par cette femme en respectant le naturel imposé par l’écriture d’Anton Tchekhov.

Pour étayer notre propos, nous commencerons par faire un récapitulatif des caractéristiques du drame moderne et de celles de Tchekhov en particulier. Nous expliquerons ensuite le processus de la méthode de

création en dix étapes, pour finir par un retour sur notre pratique : à l’aide de la captation vidéo de notre

création finale et des comptes rendus de l’écriture des traces de notre processus, nous analyserons les problèmes rencontrés quant à la création de la logique interne du personnage.

(12)

Chapitre 1 L’écriture tchekhovienne

La rencontre entre Anton Tchekhov et les fondateurs du théâtre d’art de Moscou, Vladimir Némirovitch-Dantchenko et Constantin Stanislavski, constitue un événement marquant dans l’Histoire du théâtre. En effet, grâce à leur longue collaboration, l’écrivain et les metteurs en scène ont contribué à l’émergence de nouveaux codes, tant dans l’écriture dramatique que dans le jeu de l’acteur.

Les nombreuses biographies de Tchekhov, ainsi que sa correspondance, font toutefois état de différents entre Stanislavski et lui. Certaines pièces que Tchekhov considérait comme des comédies ont été lues par Stanislavski comme des drames. Depuis, cette problématique perdure : comment La Mouette peut-elle être considérée comme une comédie alors elle se termine par un suicide, au même titre que La Cerisaie où il est question de la noyade d’un enfant, qui annonce la ruine de la famille et renvoie à la mort de la cerisaie ? C’est ce décalage de la forme de la pièce et de ce qu’elle contient qui suscite l’intérêt et la curiosité pour la dramaturgie tchekhovienne, ainsi que la simplicité de l’écriture qui se pose en opposition aux questions métaphysiques abordées.

Dans ce chapitre, nous nous intéresserons aux éléments dramaturgiques qui composent les pièces de Tchekhov et qui lui ont valu des remarques comme celle de Peter Brook : « Je comparerais ce qu’on appelle communément sa poésie avec ce qui constitue la beauté d’un film : une succession d’images naturelles, authentiques. Tchekhov a toujours recherché le naturel. Il voulait que les représentations et les mises en scène fussent aussi limpides que la vie elle-même »17. Cette recherche du naturel chez Tchekhov nous

amènera à questionner les outils dramaturgiques qui ont fait sa spécificité.

Pour ce faire, nous nous attarderons d’abord sur la naissance du drame moderne dans le monde et en Russie spécifiquement pour nous intéresser ensuite à l’abolition de l’action et aux problématiques du temps et de l’espace dans les six longues pièces d’Anton Tchekhov. Enfin, nous questionnerons le rôle de la traduction et de l’adaptation de ces pièces en langue française.

17 « Les mouvements de pensée », dans Le mystère Tchekhov, les cahiers de la Maison Jean Vilar, n°110,

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1.1 Naissance du drame moderne

1.1.1 Caractéristiques du drame classique

Le drame, dont l’origine vient du grec drama signifiant « action », apparait au XVIIIe siècle, en réaction au duo formé par la tragédie et la comédie. En Allemagne, Lessing, dont les recherches sont motivées par le désir de voir naître un théâtre national et un répertoire allemand, condamne le théâtre classique français. A la place, il cherche à constituer un type de drame tragique. Il affirme que les écrits d’Aristote ont été mal compris et que les fidèles représentants de sa poétique ne sont pas Corneille et Racine, mais Shakespeare et Calderόn. Il adhère aux idées de Diderot, qui désire l’émergence d’un « genre sérieux », théâtre mixant le tragique et le comique, propre à représenter l’époque. Tous deux élaborent une recherche vers « un théâtre nouveau, plus proche du public et de la vie quotidienne. »18 : le drame « bourgeois ». Notons toutefois que Lessing place

l’action de ses pièces les plus importantes dans des époques historiques : dans Emilia Galotti, l’action se déroule dans une principauté italienne de la Renaissance et dans Nathan Le Sage, à la fin du XIIe siècle à Jérusalem.

C’est avec le souci d’affranchir le théâtre du carcan des règles classiques que le drame voit le jour : transformer les caractéristiques de la règle d’unité d’action, annuler celles de temps et de lieu, pour laisser place à des considérations plus quotidiennes et humanistes, c’est-à-dire une recherche de l’harmonie sociale qui exclut Dieu et place les hommes devant leurs choix et les conséquences que cela peut entrainer. Après la vague de révolutions, qui secouent l’Europe de la fin du XVIIIe siècle, les goûts du public bourgeois s’imposent au détriment de ceux de l’aristocratie. Ainsi la notion religieuse n’a plus de poids dans les décisions prises par le héros et l’action dramatique n’est plus centrée sur une lutte entre la liberté individuelle et le devoir dicté par les normes démocratiques et religieuses. De plus, le personnage principal tend à s’effacer au profit d’une communauté. L’homme décide alors de constater et réfléchir sur son existence « en reproduisant les relations entre les hommes »19. « La sphère de l’ « inter » lui apparait comme la sphère essentielle de son existence ; la liberté et le lien, la volonté et la décision ses principales déterminations »20.

Même si, à l’époque, le drame constitue un entre-deux, il possède pour autant une forme assez bien définie.

Sa conception est dialectique, c’est-à-dire que le drame sert à faire un examen successif de positions distinctes, voire opposées et érige les solutions en modèles pour l’avenir et pour les spectateurs.

18 Corvin, M., Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris : Bordas, 1995, p. 500.

19 Szondi, P., Théorie du drame moderne, collection « Penser le théâtre », Paris : Editions Circé, 2006, p. 13. 20 Idem.

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Ainsi, le dialogue, lieu de cette dialectique, « est le vecteur du drame, c’est de la possibilité du dialogue que dépend le drame »21.

De ce fait, le temps du drame, donc celui de l’action, est le présent. Ce temps est sans cesse mis en danger. C’est une « succession absolue de moments présents »22. Ainsi, l’action se heurte à un problème, qui, résolu, entraine un nouveau présent de l’action.

Selon Peter Szondi, il y a dans la définition du drame une notion d’absolu dans le sens où celui-ci se suffit à lui-même. Voici sa définition : « énoncé sur l’existence humaine, il présente un phénomène de l’histoire littéraire comme un document de l’histoire humaine. Sa fonction est de révéler que les exigences techniques du drame sont le reflet d’exigences existentielles, et la totalité qu’il dessine n’est pas de nature systématique, mais historico-philosophique »23. Le fond et la forme s’unissent donc pour que le drame s’érige en vérité absolue, celle du temps présent, dans le sens où son auteur ne se montre jamais, il s’efface derrière les propos tenus par les personnages. « Si la réplique dramatique n’est pas un énoncé de l’auteur, elle n’est pas non plus une adresse au spectateur »24. Celui-ci joue le rôle de témoin, passivement assis sur son siège, regardant une réalité différente agir sous ses yeux. Il a tout de même la possibilité de vibrer avec les personnages, sans pour autant dépasser le cadre du quatrième mur.

C’est là-dessus que repose l’expérience dramatique – sa passivité totale doit se muer en une activité irrationnelle : le spectateur a été, sera emporté dans le jeu dramatique, il se mettra lui-même à parler (par la bouche de tous les personnages, bien entendu). 25

Il est là pour regarder et pour apprendre, pour être éduqué. Enfin, l’acteur, quant à lui, ne fait qu’un avec son personnage puisque le drame ne supporte ni la variation, ni la citation, qui annuleraient le temps présent de l’action et « mettrait en question son caractère primaire, c’est-à-dire « vrai » »26. Il s’agit donc de former un être humain dramatique, pour permettre au spectateur de croire à la vraisemblance de ce qui se passe sous ses yeux et pouvoir plonger dans l’effet cathartique des épreuves subies par le personnage.

21 Ibid., p. 18. 22 Ibid., p. 16. 23 Ibid., p. 11. 24 Ibid., p. 15. 25 Idem. 26 Ibid., p. 16.

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Si la tragédie met « les valeurs démocratiques à l’épreuve du mythe »27, le drame met les valeurs sociétaires à l’épreuve d’un microcosme ; le cercle amical et familial d’une maison où les valeurs existentialistes sont mises à l’épreuve du vivre-ensemble.

De plus, dans sa structure, le drame accueille généralement deux ou trois personnages principaux et quelques personnages secondaires qui sont seulement présents pour soutenir l’action des premiers et leur permettre de s’épancher.

En résumé, et principalement selon la théorie de Peter Szondi, le drame est absolu : à l’intérieur de l’éventail qui s’étend du tragique au comique, il est partout. Ses champs de prédilection sont les relations interpersonnelles et le dialogue est la forme qui lui convient le mieux car elle permet une construction dialectique de la pensée. Le drame prend en considération les changements socio-historiques du XVIIIe siècle et les actions humaines ne sont plus régies par une force supérieure. Néanmoins, les théoriciens font état d’une crise du drame et de sa forme permettant l’émergence du drame moderne et du théâtre dit contemporain. La forme devient multiple et tous les éléments du drame sont disséqués et re-questionnés les uns après les autres.

1.1.2 Caractéristiques du drame moderne

Peter Szondi situe la « crise » du drame bourgeois aux alentours de l’année 1880, qui donnera naissance au drame moderne.

Cette refonte du drame et son évolution coïncide, à toutes les époques depuis le constat de Peter Szondi, avec un changement des pensées quant à la destinée de l’homme et à sa relation avec l’univers : « l’action humaine, libre, individuelle est frappée d’impossibilité par les forces sociales (Hauptmann, Brecht), par le poids du passé (Ibsen), par l’usure du temps (Tchekhov), par la présence obsédante de la mort (Maeterlinck), par l’emprisonnement en soi-même (Strinberg) ou dans le langage (Beckett) »28. A l’intérieur du schéma

actantiel, lorsque les opposants sont plus forts que les adjuvants (autant personnages, actions que formes du drame), l’action est étouffée et entraine avec elle le dialogue qui passe alors d’une conception dialectique à une conversation banale, sans but précis, ou à un monologue.

Pour Jean-Pierre Sarrazac, il y a une « crise de la fable, bien évidemment – c’est-à-dire – tout à la fois déficit et morcellement de l’action -, qui permet notamment l’éclosion de ces dramaturgies actuelles du « fragment », du « matériau », du « discours »»29. Dans ce sens, l’action n’est plus unique du début à la fin de la pièce mais

27 Corvin, M., Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris : Bordas, p. 837. 28 Idem., p. 266.

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elle se décompose en trois niveaux, selon Michel Vinaver, soit « l’action d’ensemble, l’action de détail (le détail pouvant être l’acte, la scène, la séquence…), l’action moléculaire (telle qu’elle se manifeste réplique après réplique, ou tout simplement dans le pas à pas du texte »30.

A partir de ces trois niveaux, toutes les compositions sont possibles. La plus prisée, quant à la déconstruction de la forme, engendre une déconnexion de ces trois types d’actions, d’où une autonomie de chacune d’elles. Les micro-actions tendent alors vers le premier plan : « elles prolifèrent et le texte n’agit plus qu’au niveau moléculaire, dans un grossissement, comme au microscope, du présent, qui brouille et peut rendre imperceptible – sauf éventuellement après coup – toute ligne, tout dessin d’ensemble, et jusqu’aux actions de détail. Elles se développent dans deux directions opposées : la parole-action et les actions physiques »31.

Nous reviendrons sur ces deux notions dans notre seconde partie, mais il est d’ores et déjà important de retenir ces deux types d’actions, qui vont constituer le fondement de la recherche de Stanislavski sur le jeu de l’acteur. La « grande action », qui composait le drame, éclate pour laisser la place à des fragments liés ou non les uns aux autres. La discontinuité devient alors le maître-mot du drame moderne.

Toutes les problématiques de la forme dramatique se retrouvent dans l’élaboration du dialogue. Il y a une « crise du dialogue, à la faveur de laquelle s’invente un théâtre dont les conflits s’inscrivent au cœur même du langage, de la parole »32. De ce fait, le discours prend le statut de simple conversation ou de dialogue

monologué. Les formes se mélangent, s’entrechoquent pour donner naissance à de nouvelles formes hybrides où la structure cache souvent une autre forme, à la manière des poupées russes. C’est le cas des pièces de Tchekhov où les dialogues sont souvent entrecoupés par des éléments extérieurs qui donnent des indices aux spectateurs sur la non-communication des personnages. Le dialogue est fréquemment composé de deux monologues entrelacés et il n’est pas rare que la forme prenne le pas sur le sens : un mot de la réplique de l’un va faire penser à quelque chose à l’autre. Mais le mot pur est la seule chose qui rejoint la conversation de ces deux personnages. La relation interpersonnelle est laissée de côté au profit de la relation intra-personnelle, c’est-à-dire une relation de soi à soi, intérieure. De ce fait, le statut du personnage change aussi. Il est déconnecté du présent de la scène et devient une figure, sorte de silhouette fantomatique ressassant ses histoires antérieures : c’est la « crise du personnage, qui, en s’effaçant, en se mettant en retrait, libère la Figure, le récitant, la voix »33. L’énoncé s’efface au profit de l’énonciation.

Le temps présent n’est souvent plus que le temps d’une action non-active : le temps de la relation « intra » subjective, c’est-à-dire la relation de soi à soi-même. Dans ce cas, le personnage ne vit dans le présent que

30 Idem. 31 Ibid., p. 26. 32 Ibid., p. 24. 33 Ibid., p. 24.

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pour se souvenir de détails du passé qui ont une répercussion dans l’instant présent et pour se projeter dans le futur. Le présent devient alors une sorte de paralysie, puisque pris entre deux temps qui demandent à la mémoire et à l’intellect de travailler. On ne vit pas, on réfléchit. Toutefois, nous verrons que dans les pièces de Tchekhov, il y a une fragmentation de l’action : On fait et on raconte, qui n’est pas sans rappeler l’une des caractéristiques du roman.

Le rapport scène/salle est aussi mis en crise dans le sens où le texte, par soucis d’éclatement et de recherche sur la forme, construit paradoxalement un univers clos où les personnages sont enfermés dans leurs schémas de vie. Là où le drame classique n’acceptait pas la citation ou la variation, le drame moderne met ces formes en évidence pour que l’on comprenne que même s’il est présenté de façon réaliste, et qu’il est demandé aux spectateurs de croire à l’incarnation du personnage par l’acteur, l’auteur nous signifie que nous sommes au théâtre, que nous voyons une forme précise, qu’il a cherché à détourner pour ne pas la scléroser. Ainsi, nous observons une séparation du sujet et de l’objet : « cette synthèse dialectique de l’objectif (l’épique) et du subjectif (le lyrique) qu’opérait le style dramatique – intériorité extériorisée et extériorité intériorisée – n’est plus possible »34. Le sujet se prend alors pour l’objet.

Notons enfin que les emprunts du théâtre au roman de l’époque transforment la forme dramatique de façon significative : « l’histoire du drame moderne est en réalité l’histoire du rapport du drame et du roman »35.

« Sans la fonction de catalyseur, de médiateur du « roman implicite » de la pièce, la rencontre de la forme dramatique et de la vie quotidienne ne se serait jamais pleinement réalisée, et les auteurs dramatiques auraient épuisé leur génie en velléités de « tragédies domestiques ». Le quotidien, par définition, engendre la platitude, la monotonie, la répétition. Pour lui donner accès au théâtre, les dramaturges ont dû créer un nouvel espace-temps et, en particulier, une durée, un déroulement quasi-romanesque, qui ne sauraient admettre une dramatisation – ni une spectacularisation – intempestive. Les gestes théâtraux continuent, certes, d'exister, mais ils sont délibérément amortis, assourdis, « minimalisés » en quelque sorte »36. Le roman propose au

drame une série de personnages, tous protagonistes, avec leur histoire propre à chacun. Ces personnages, dits secondaires, sont les égaux des personnages principaux par leur droit à l’existence et à l’expression. L’homme est donc considéré comme un être humain avant d’être considéré par son rang social. Le roman naturaliste, à caractère social, a donné le goût au théâtre de traiter des mêmes sujets. Mais comment y arriver lorsque la forme demande une unité stricte de lieu, de temps et d’action? Ici, l’action et le temps sont étirés pour laisser aux détails de la vie quotidienne la place de s’installer. On découvre alors une volonté de la part

34 Sarrazac, J.-P., Lexique du drame moderne et contemporain, op. cit., p. 9. 35Hristić, J., Le théâtre de Tchekhov, Lausanne : L’Age d’Homme, 2009, p.60. 36 Sarrazac, J.-P., « DRAME - Drame moderne », Encyclopædia Universalis [en ligne],

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des auteurs dramatiques de ne pas hiérarchiser les évènements. D’un cri de chouette à la mort d’un être cher, tout a la même valeur dans l’intrigue de la pièce. Le matériau est brut, il n’y a pas de tri. C’est le travail du spectateur.

1.1.3 La place de l’œuvre de Tchekhov dans l’histoire du drame russe

Dans un premier temps, il est important de noter, comme l’exprime très justement Jovan Hristić 37, que

l’éclosion du genre dramatique est souvent liée à l’existence de la vie sociale. Or, la Russie la connait tardivement. Jusqu’au début du XIXe siècle, le théâtre reste confiné dans les écoles et les cours seigneuriales et aristocratiques. Le drame, étant une forme plutôt prisée par l’aristocratie et la bourgeoisie à son origine, ne voit le jour que tardivement puisque la haute classe et les villes n’étaient pas très développées.

De la seconde moitié du XVIIIe siècle à la première du XIXe siècle, les serfs-acteurs font les beaux jours du théâtre seigneurial. Ces premiers étaient les serfs d’un aristocratique, qui les éduquait et les entraînait au théâtre, à la danse, à la musique, au chant, etc., dans le but de donner des représentations. Ces acteurs, qui la plupart du temps étaient obligés de se plier aux ordres par peur de mauvais traitements, faisaient la renommée de leurs maîtres. Grâce à l’art, certains serfs, comme Chtchepkine, ont pu racheter leur liberté et aller travailler dans les théâtres des villes (principalement à Moscou ou Saint-Pétersbourg). Lorsque le théâtre s’impose à la ville en tant qu’institution, au XIXe siècle, la littérature s’intéresse aux « vérités complexes et plurivoques du roman »38. A cette même époque, le théâtre possède généralement la fonction de critique

sociale et satirique.

Griboïédov (1795-1829) fut l’un des premiers auteurs dramatiques que compte le théâtre russe. Celui qui est maintenant reconnu comme un classique a écrit Le Malheur d’avoir trop d’esprit, pièce qui est souvent comparée au Misanthrope par son aspect « théâtre de mœurs » et le problème commun aux deux personnages principaux.

Ils [les critiques] remarquent que, dans les deux comédies, le « fond » est le même : un tableau satirique de la société mondaine ; le sujet est le même : le conflit entre les gens d’une noble société et des gens qui ont tous les vices de l’époque ; l’élément psychologique est le même : un amour malheureux. La soumission à la règle des trois unités, la forme versifiée, les tableaux de mœurs alternant avec la lutte des idées et des passions qui remplit trois ou quatre épisodes de caractère amoureux, des nombreuses coïncidences dans les détails, un dénouement presque identique, les mêmes paroles finales jetées à un monde mauvais – tout cela rappelle évidemment le modèle français. 39

37Hristić, J., Le théâtre de Tchekhov, Lausanne : L’Age d’Homme, 2009, 190 p. 38 Ibid., p. 37.

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Cette comparaison à Molière montre que le théâtre russe de l’époque subit l’influence classique française. En réaction, plusieurs auteurs dramatiques se mettent à étudier le théâtre élisabéthain et Shakespeare en particulier. C’est le cas de Pouchkine (1799-1837). Et il déclare : « A notre théâtre conviennent les lois populaires du drame shakespearien et non les règles mondaines de la tragédie racinienne »40. Ce sont ces

« lois populaires » que Pouchkine suivit en composant son Boris Godounov, où nous trouvons la rapide succession de scènes qui est la marque des chroniques historiques de Shakespeare, le même procédé esthétique de reconstitution du passé, la même alternance de la prose et du vers »41.

Mais ce n’est ni Griboïédov, ni Pouchkine, bien que leurs talents soient incontestables, qui réussirent à proposer un théâtre d’influence spécifiquement russe. Celui qui donne les premiers éléments de réponse à cette recherche est Nicolas Gogol (1809-1852) avec Le Révisor. Il est le premier à mettre en scène la Russie telle qu’il la connait. Evreinoff le voit comme un « novateur nationaliste et réaliste »42. En effet, grâce à son

intrigue, il plonge au cœur d’un village provincial russe où un inspecteur doit arriver d’un instant à l’autre. A travers les quiproquos, Nicolas Gogol donne une esquisse de la corruption de la Russie, à tous les niveaux et dans toutes les sphères de la société. Bien que la censure se soit renforcée à cette époque par peur d’un nouveau coup d’état, Nicolas Gogol ne subit jamais de coupures dans ces drames et le tsar Nicolas Ier, ayant assisté à la représentation de la pièce, déclara même : « Tout le monde en a pris pour son grade, moi en premier ». La comédie de Gogol a été reçue comme une satire politique, alors qu’il avait seulement l’intention d’en faire une farce. Dans Hyménée, quand bien même il désigna cette pièce comme une simple comédie de caractères, Gogol traita le langage de façon à rompre avec l’uniformité de celui-ci : « Tous les personnages de cette comédie parlaient un russe vivant, populaire, fait inhabituel sur la scène à cette époque »43. A partir de

ce moment, le théâtre russe n’a de cesse de jouer avec le langage, dans tous ses registres.

Nicolas Gogol laisse place à celui qui est considéré comme le véritable fondateur du théâtre russe et qui est encore très souvent joué, comme un véritable classique, en Russie à l’heure actuelle. Il s’agit d’Alexandre Ostrovski (1823-1886). C’est un auteur prolifique qui offre au théâtre russe une cinquantaine de pièces en quarante ans. Il a donné à la Russie le répertoire qu’il lui manquait et a permis à un grand nombre d’acteurs de travailler sur une esthétique de plus en plus réaliste, surtout au théâtre Maly à Moscou. Il donne la parole à la classe marchande, c’est-à-dire bourgeoise. Il y condamne ses agissements par le biais d’une peinture fine et assez objective qui met en avant le côté vivant de ses personnages.

40 Ibid., p. 257. 41 Ibid., p. 256 42 Ibid., p. 260.

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La noblesse avait trouvé son peintre de genre en Griboïédov, les fonctionnaires avaient été immortalisés par les couleurs crues de la comédie de Gogol, la classe marchande vivait sur la scène grâce au pinceau d’Ostrovski, mais la paysannerie monta sur les tréteaux avec les pièces de Léon Tolstoï. C’est ainsi que notre théâtre de mœurs se démocratisa successivement. 44

Enfin, il est important de souligner une problématique que nous avons rencontrée au cours de nos lectures sur les dramaturges russes du théâtre moderne. Tourgueniev (1818-1883) n’est pas considéré comme un auteur dramatique par Evreinoff. En effet, l’apport de Tourgueniev à l’histoire du théâtre russe est remis en question, selon lui, par le fait même que l’auteur ne se considérait pas comme un auteur dramatique et qu’il jugeait ses pièces bonnes à lire mais non-représentables. Pourtant, plusieurs historiens du théâtre russe cherchent à réhabiliter Tourgueniev dans le sens où il a influencé d’une certaine manière l’écriture des pièces de Tchekhov. Certains y voient un « lien organique » entre les deux auteurs car la manière de Tourgueniev d’« exprimer les sentiments [a] influencé le dialogue des pièces de Tchekhov »45. Et de fait, c’est dans le

traitement du langage dramatique et dans la peinture des sentiments que Tourgueniev devint novateur. Les sentiments des personnages sont décrits par petites touches, de manière presque impressionniste, sans le lyrisme criard et l’enflure habituelle. Le langage dramatique acquiert une profondeur ainsi qu’une ambiguïté faites de silences, de non-dits et de mots à double sens qui sont très proches du style tchekhovien. 46

Pour les théoriciens littéraires, Anton Tchekhov ne possède pas une place particulière si ce n’est du fait qu’il a réussi à créer des formes courtes, nouvelles, extrêmement bien construites. Par contre dans le domaine du théâtre, Tchekhov est une sorte de précurseur autant sur la forme que sur le fond.

Nous avons vu, un peu plus avant, que les dramaturges russes antérieurs à Tchekhov, avaient amené sur scène des personnages qui, quelques années plus tôt, n’avaient pas droit de cité dans l’espace social. Tchekhov va plus loin en réunissant les différents personnages, avec leurs statuts sociaux différents, dans un même espace, généralement celui d’un domaine provincial. De plus, comme l’explique très justement Peter Stein, « les vraies expériences que nous avons ne sont plus en plein air, mais dans les chambres, dans les lits, sous les draps. Tchekhov utilise ça en le mettant dans un grand espace qu’offre la nature »47, grand

espace qui est pourtant toujours clos car à l’intérieur d’un domaine (Platonov, Ivanov, la Mouette, Oncle Vania,

Les Trois Sœurs, la Cerisaie). Et le point focal n’est plus, après Platonov et Ivanov, centré sur un héros,

comme c’était encore le cas dans le drame moderne de l’époque (Strinberg et Ibsen travaillent sur ce qu’il reste du héros romantique). Tchekhov met sur scène une communauté. Françoise Darnal-Lesné reprend les paroles de Tolstoï.

44 Evreinoff, Histoire du théâtre russe, op. cit., p. 286. 45 Ibid., p. 292.

46 Roberti, J.-C., Histoire du théâtre russe jusqu’en 1917, Coll. Que sais-je, Paris : PUF, 181, p.68. 47 Renard, J., Tchekhov le témoin impartial, DVD (1994, France : INA).

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Chez Tchekhov, il y a une forme originale comme chez les Impressionnistes. On regarde, cet homme mélange les couleurs sans y faire attention, comme si elles lui tombaient sous la main… Mais quand on s’éloigne un petit peu, du tableau se dégage une impression qui fait un tout. 48

L’impressionnisme en peinture base sa recherche sur celle du temps qui passe ainsi que sur la lumière décomposée. Les impressionnistes ont voulu travailler sur les transformations de la nature dans une image figée. Ainsi, toutes les composantes de l’objet d’étude sont incluses dans le tableau (en peinture, par exemple, il s’agit de représenter toutes les couleurs qui composent une feuille à toutes les saisons). Ces composantes peuvent être contradictoires mais vues de loin, elles s’assemblent pour former une nouvelle image/forme précise mais composée de flous. C’est exactement ce qui se produit dans la dramaturgie tchékhovienne : si nous prenons plus précisément la réflexion qu’il engage sur la communauté et l’individualité, nous pouvons apercevoir que les composantes sont les individus. Mais ceux-ci sont pris dans un réseau, ils entretiennent des liens avec les autres personnages de ce milieu clos. Le tout, si nous prenons du recul, nous apprend la solitude de tous ces individus dans la communauté à laquelle ils appartiennent, la peur du temps qui passe, les souvenirs et les projets d’avenir, etc. A l’inverse, l’individu est toujours peint par la communauté et les relations qu’il possède avec autrui.

L’action dramatique ne peut plus évoluer que de manière ‘‘chorique’’, dans une juxtaposition quasi démocratique, sur scène, de dix à quinze positions dans lesquelles la personnalité centrale se perd, mais se reconstitue à travers l’interaction de différentes voix égales. 49

Néanmoins, le fait que l’action dramatique soit chorique entraîne une fragmentation de la parole, qui crée une sensation de manque chez le spectateur et laisse un vide à la place qu’occupait normalement le héros principal. On entend parler de lui, on le voit mais il n’a plus la force et la prestance de mener ses actions à bien et de trouver des solutions réalisables pour rééquilibrer son environnement.

La fragmentation du dialogue est une recherche importante sur la forme, entreprise par Tchekhov. Les dialogues ne sont souvent plus vraiment dialogiques mais deviennent des monologues dialogués. Les personnages de Tchekhov s’arrangent la plupart du temps pour répondre ce que l’on attend le moins. Le jeu sur l’horizon d’attente du lecteur/spectateur amène une sensation de banalité extra-quotidienne où notre conscience du temps de la scène et du temps de l’histoire sont au diapason. A l’intérieur d’une scène, les deux temps sont au même rythme, ce qui donne au spectateur une impression d’extrême lenteur, lui qui a été habitué tout au long du classicisme à voir le héros vivre de nombreuses péripéties en l’espace de trois heures. Tchekhov, lui, autorise et même encourage ses personnages à prendre leur temps, c’est la seule chose qu’ils peuvent faire puisqu’ils n’ont rien de primordial à faire. La relation de cause à effet n’a donc plus lieu d’être

48 Darnal-Lesné, F., Le Dictionnaire Tchekhov, Paris : Editions l’Harmattan, 2010, p. 283. 49 Stein, P., Mon Tchekhov, Arles : Actes Sud-papiers, 2002, 80 p.

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dans le théâtre de Tchekhov. D’une conversation à l’autre, le lien n’est souvent pas très explicite, ce qui amène les théoriciens de la dramaturgie de Tchekhov à parler d’ « arrière-texte ».

Sorte de courant sous-marin qui passe, silencieux, derrière les mots prononcés à haute voix. Cet arrière-texte, exprimant les sentiments et pensées qui sont derrière les mots, dits tantôt pour mieux cacher sentiments et pensées, tantôt simplement malhabiles et quelconques, des mots comme il nous en vient dans la vie – cet arrière-texte donne aux pièces de Tchekhov leur profondeur, une troisième dimension. Avec l’aide de l’acteur, Tchekhov le fait entendre au public et c’est l’arrière-texte qui tient le public en haleine, malgré l’absence d’une « intrigue », de l’action. 50

Ce « courant souterrain » pose de nombreuses questions aux théoriciens et metteurs en scène qui s’intéressent à Tchekhov car il est aisé de plaquer des intentions et des émotions aux personnages de ses pièces puisqu’à la lecture, on comprend qu’il se passe des choses entre les mots, dans les silences et dans la non-action. Mais ce qu’il se passe véritablement, c’est dans l’étude précise de la syntaxe et du rythme des phrases que nous en trouvons des indices.

Enfin, il est important d’exposer une dernière problématique concernant la dramaturgie tchekhovienne. Il ne se passe rien. Mais comment serait-il possible d’écrire une pièce de théâtre sans action ? Encore une fois, plusieurs théories se chevauchent mais toutes s’accordent pour dire que même s’il n’y a plus une seule intrigue qui unit la pièce, il n’en demeure pas moins que les actions perdurent. En effet, les personnages déplorent leur manque d’action mais par le fait même « ils produisent des choses »51 dont ils n’ont pas

conscience ou auxquelles ils n’accordent pas d’importance. « La grande action » est abandonnée au profit de « mini-actions formant une chaîne de mini-scènes minuscules »52 qui modifient la hiérarchisation de ces

mini-actions. Une certaine liberté est accordée aux acteurs, metteurs en scène et spectateurs en ce sens que toutes les actions semblent posséder la même valeur, ce qui justifie d’autant plus la comparaison de l’écriture de Tchekhov avec le courant impressionniste.

50 Triolet, E., L’histoire d’Anton Tchekhov, sa vie, son œuvre, Paris : Les Editeurs Français réunis, 1954, p.

163.

51 Renard, J., Tchekhov le témoin impartial, DVD (1994, France : INA), propos de Peter Stein. 52 Stein, P., Mon Tchekhov, op.cit., p. 27.

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1.2 La dramaturgie selon Tchekhov

Même si les troupes françaises font des tournées jusqu’en Russie pour jouer leur répertoire, les auteurs dramatiques russes cherchent une façon de créer un répertoire national et un jeu de l’acteur qui correspond à l’esthétique russe.

En 1881, la grande Sarah Bernhardt fait une tournée en Russie et s’arrête à Moscou. Tchekhov, faisant une critique pour le journal Le Spectateur, fait part aux lecteurs de son peu d’intérêt pour le jeu à la française : conventionnel et codifié, il n’a rien de naturel. Il ne s’agit que d’une technique apprise et répétée inlassablement de pièce en pièce.

Chaque soupir de Sarah Bernard, ses larmes, ses convulsions d’agonie, son jeu tout entier, ne sont rien d’autre qu’une leçon parfaitement apprise. Une leçon, lecteur, rien de plus ! Comme c’est une dame très intelligente, qui sait ce qui fait de l’effet et ce qui n’en fait pas, une dame d’un goût parfait, qui connaît bien le cœur humain, qui est tout ce que vous voudrez, elle rend très justement toutes les métamorphoses qui se produisent parfois, au gré du sort, dans l’âme humaine. Chacun de ses pas est un tour d’adresse profondément réfléchi, cent fois souligné… Elle fait de ses héroïnes des femmes aussi extraordinaires qu’elle-même… 53

Tchekhov exécrait ces techniques et le manque de naturel en scène, qui formait des acteurs-vedettes. Il demandait, tout comme Stanislavski et Dantchenko le souligneront par la suite, des acteurs de métiers, qui sachent s’effacer derrière un rôle.

C’est à partir de ces constatations sur le jeu de l’acteur et sur la manière d’écrire que Tchekhov entreprend de bouleverser les règles de l’écriture dramatique de l’époque. Ainsi, juste après avoir fini l’écriture de la Mouette (qui marque la première tentative de Tchekhov dans l’action dramatique indirecte, d’après l’ouvrage de Magarshack54),

Le 21 novembre 1895, Tchekhov écrit à Souvorine : « Je viens d’achever ma pièce, je l’ai écrite en forte et je l’ai terminée en pianissimo, contrairement à toutes les règles de l’art dramatique ».

55

Nous chercherons donc à travers l’action, le temps et l’espace, abordés de façon spécifique chez l’auteur, à extraire ce qui fait la particularité de son œuvre et dont le metteur en scène et l’acteur peuvent se servir quant au passage du texte à la scène.

53 Tchekhov, A. P., Tout ce que Tchekhov a voulu dire sur le théâtre, Paris : Editions de l’Arche, 2007, p.

17-18.

54 Magarshack, D., Chekhov, the Dramatist, New York: Hill and Wang, 1960, 301 p.

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1.2.1 L’action

L’action, telle que définie jusqu’à l’apparition du drame moderne, possède deux niveaux différents : d’une part, la « grande action » d’une pièce, c’est-à-dire celle qui s’enclenche au début et trouve son achèvement à la fin, autrement dit l’intrigue de la pièce ou encore le conflit ; d’autre part, le fait particulier d’un personnage, son but et ses moyens pour y parvenir.

Dans le drame moderne, et chez Tchekhov en particulier, la « grande action » est décentrée et s’émiette. L’intérêt ne réside plus dans l’intrigue et la résolution de celle-ci mais dans l’intervalle, dans ce que Joseph Danan56 appelle le mouvement de la pièce, c’est-à-dire la mise à jour des « réseaux de sens qui sous-tendent

l’œuvre »57. Pour ce faire, Tchekhov utilise une structure dramatique qui lui est propre et qu’il applique aussi

et avant tout à l’écriture de ses nouvelles : une concentration de l’action dramatique et de la variation d’intensité expressive à l’intérieur de celle-ci, ainsi qu’une malléabilité, c’est-à-dire sujet à la déformation, de la parole des personnages. Le conflit, alors, ne se trouve plus dans la « grande action » de la pièce mais dans ce que Michel Vinaver appelle « l’action de détail, (le détail pouvant être l’acte, la scène, la séquence…), [et] l’action moléculaire (telle qu’elle se manifeste réplique après réplique, ou tout simplement dans le pas à pas du texte) »58. L’élément messager, qui informe le spectateur de ce qui s’est passé entre les actes, est

présenté par le personnage qui aura le plus de mal à délivrer ce message. Prenons à titre d’exemple un passage de La Mouette : le développement de la relation amoureuse de Nina et Trigorine, qui se déroule entre l’acte III et l’acte IV, est racontée par Tréplev au début de l’acte IV, ce qui crée une tension entre ce que le personnage doit dire et ce qu’il en pense vraiment.)

Magarshack, en 1960, propose une analyse structurelle des pièces de Tchekhov, excluant celles en un acte et en vient à la conclusion qu’il existe dans l’écriture de l’auteur deux temps différents : celui des pièces à l’action directe et celui des pièces à l’action indirecte. Bien sûr, il existe toujours un intervalle entre deux éléments différents, ici nommé « interaction » et c’est principalement dans les pièces L’esprit des bois et Oncle Vania qu’il prend toute son importance. Mais commençons par les pièces de l’action directe à savoir Platonov et

Ivanov, les deux premières pièces de Tchekhov.

L’action directe se manifeste par le fait que tout ce que le spectateur doit savoir pour comprendre ce qui se passe sous ses yeux, et tout ce qui est nécessaire à l’avancement de l’intrigue, est montré, réalisé sur scène. De ce fait, le spectateur voit Ivanov se tuer à coup de revolver dans le dernier acte de la pièce éponyme, tout

56 Sarrazac, J.-P. (dir.), Poétique du drame moderne et contemporain, lexique d’une recherche, Louvain la

Neuve : Etudes théâtrales, n°22, 2001, p. 78-79.

57 Ibid., p. 80. 58 Ibid., p. 18.

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comme Platonov se faire tuer par Sophia Egorovna à la fin de l’acte IV. On montre le suicide et le meurtre sur scène sans aucune gêne.

La structure des deux premières longues pièces de Tchekhov est assez classique. Il s’agit de celle que l’on retrouve dans le vaudeville, qui était à la mode à l’époque. Petit à petit, l’écriture de Tchekhov tend vers un schéma moins conventionnel en ôtant le côté très théâtral de ses personnages ; et il va faire de même pour les situations dramatiques. Ses actions sont motivées par un souci de vérité et de quotidienneté. Tchekhov est souvent qualifié de témoin impartial, il a à cœur l’objectivité. Ces personnages ne sont ni bons ni mauvais. Grâce à une description méticuleuse de la nature et de l’environnement, ils SONT simplement : décrire sans juger : « Ni pour ni contre, on le [le personnage] comprend et on comprend avec la même rigueur et la même force ce qui s’oppose à lui »59.

Les pièces à l’action indirecte sont La Mouette, Oncle Vania, Les Trois Sœurs et la Cerisaie. Ces pièces ont la particularité de ne pas tout montrer aux spectateurs. Entre les actes, il se passe des événements majeurs pour l’intrigue, que les personnages doivent raconter sur scène ensuite. Et comme nous l’avons évoqué ci-dessus, l’intérêt n’est plus de voir l’action mais bien de l’entendre, racontée par un personnage extérieur à celle-ci mais à cause de laquelle il vit différemment à présent. A l’instar de Tréplev dans La Mouette, dans l’ouverture de la pièce Les Trois Sœurs, l’exposition de la situation faite par Olga (« Père est mort il y a juste

un an, un an aujourd’hui même, le cinq mai, le jour de ta fête, Irina. ») n’est pas seulement là pour poser

l’intrigue. Elle ne sert pas non plus à Olga pour entamer la conversation avec les personnages qui sont autour d’elle, puisque ces derniers ont vécu ce qu’elle raconte, en temps réel. Cette réplique est intéressante pour le spectateur dans la mesure où Olga nous donne des indices sur la façon dont elle a vécu la mort de son père et la difficulté qu’elle éprouve encore à en parler. C’est dans cet entre-deux (entre le temps et lieu de la scène et celui de la salle) que réside la tension, telle qu’appelée par Magarshack, qui permet au spectateur de trouver un intérêt à la scène. Il s’agit donc, pour reprendre l’expression de Michel Vinaver, d’une action moléculaire, d’un pas à pas du texte où la concentration du spectateur s’accroche non pas à ce qui est dit mais à la manière dont cela est dit.

Pourtant, de nombreux critiques décrivent les pièces de Tchekhov comme des « tragédies de l’inaction »60

« rien ne se passe ». La « grande action » ayant perdue de sa valeur, puisque reléguée au plan de la description, intéressons-nous au sort qu’à réservé Tchekhov aux actions des personnages.

La crise de l’action trouve sans doute son origine dans la crise du sujet, dans les failles du moi et de sa capacité à vouloir. Un certain nombre de dramaturges de la fin du XIXe et du début du

59 Renard, J., Tchekhov le témoin impartial, DVD (1994, France : INA), propos de Peter Brook. 60 Hristić, J., Le théâtre de Tchekhov, Lausanne : L’Age d’Homme, 2009, p. 79.

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XXe siècle, de Tchekhov à Beckett, ont fait de cette capacité devenue problématique le sujet même de leurs œuvres. 61

En effet, puisque la « grande action » n’a plus autant de force, les personnages n’agissent plus aussi intensément que dans le drame classique. « Agir, c’est d’abord vouloir agir »62. Les personnages dans

l’univers de Tchekhov déplorent leur manque d’action, pourtant ils expriment la volonté de le faire. Mais ils ne font que l’exprimer car ils ne peuvent pas ou ne veulent pas. Tchekhov a éliminé ici un des fondements du théâtre sur lequel nous reviendrons dans notre prochaine partie : l’urgence d’agir.

Ce manque d’importance se manifeste aussi dans le peu de hiérarchie des actions ou des mouvements, devrions-nous dire, des personnages. Il n’est pas rare de trouver deux ou trois triangles amoureux dans une pièce, pourtant l’un n’a pas plus d’importance que l’autre. Toutes les actions ont la même valeur dans le théâtre de Tchekhov, ce qui n’est pas le cas dans le drame classique. Il n’y a aucune hiérarchisation, ce qui amène le spectateur à considérer de la même façon la conversation sur le temps qu’il fait que la rupture amoureuse.

Par contre, Tchekhov introduit le thème de la variation dans ses pièces. En effet, dans La Mouette, il existe deux triangles amoureux : Arkadina-Trigorine-Nina et Tréplev-Nina-Macha. Ceux-ci sont des variations différentes sur le thème de l’amour mais l’un ne semble pas prendre plus d’importance que l’autre. Pourtant, le suicide de Tréplev, à la fin de la pièce, nous montre l’importance que Nina a eue pour lui. Voilà une nouvelle façon d’émietter l’action en dispersant le propos sans juger de ce qui devrait être supporté par les spectateurs et ce qui ne devrait pas l’être. Dans ces pièces, tout est nécessaire, comme dans la vie. Les personnages, dits de second ordre, n’ont pas la fonction de soutenir et mettre en valeur les personnages de premier ordre. Au contraire, tous ont une vie à part entière et le fait de rester un témoin impartial donne à l’auteur dramatique le loisir d’intégrer les spectateurs au processus de création : ils choisissent ce qu’ils veulent voir puisque, comme dans la vie, toutes les interprétations sont possibles. Ainsi, le spectateur devient partie prenante de la dramaturgie.

Cette opposition donne un bon exemple d’une des plus fascinantes particularités de l’écriture de Tchekhov. L’opposition, dans le sens de mise en tension de deux contraires dans un même espace, fait partie prenante des pièces. Et elle se situe à tous les niveaux : dans le mouvement de la pièce (« Autrefois, quand j’étais

jeune, dit-il, je voulais devenir écrivain, je n’en suis pas devenu un, … je voulais me marier, je ne suis pas

61 Sarrazac, J.-P., Poétique du drame moderne et contemporain, lexique d’une recherche, Louvain la Neuve :

Etudes théâtrales, n°22, 2001, p. 17-18.

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marié ; je voulais toujours habiter la ville, et me voici terminant ma vie à la campagne » 63), dans les relations

entre les personnages (Eléna et Sonia dans Oncle Vania deviennent très proches au moment où Eléna succombe à Astrov, que Sonia aime depuis six ans), à l’intérieur des personnages eux-mêmes et enfin dans l’écriture (Lopakine dans La Cerisaie dit, parlant des moujiks : « Avant, c’était très bien. Au moins, on vous

battait » et Firs de répondre : « Ah bien, oui ! Les moujiks et leurs maîtres, les maîtres et leurs moujiks ; maintenant, tout est sens dessus dessous ; on n’y comprend plus rien. ») Dans ce dernier exemple, nous

pouvons remarquer que les phrases commencent de façon positives et finissent de façon négative. C’est là le propre de l’écriture de Tchekhov, qui donne l’impression, autant au lecteur qu’au spectateur, que l’action n’avance jamais et qu’il n’y a d’ailleurs pas d’action. Même dans la parole, la motivation finit toujours par retomber.

Dans de nombreuses pièces, ce sont les micro-actions qui tendent à venir au premier plan. Elles prolifèrent et le texte n’agit plus qu’au niveau moléculaire, dans un grossissement, comme au microscope, du présent, qui brouille et peut rendre imperceptible – sauf éventuellement après coup – toute ligne, tout dessin d’ensemble, et jusqu’aux actions de détail. Elles se développent dans deux directions opposées : la parole-action et les actions physiques. 64

Ainsi, il est fréquent de remarquer dans l’écriture que les personnages ne se parlent pas vraiment. Ils évoluent dans le même univers, utilisent les mêmes mots, mais c’est plutôt dans les intervalles que tout se joue, comme dans la vie de tous les jours. Plusieurs distorsions sont à noter : d’une part, la distorsion de l’énoncé. Prenons l’exemple d’Epikhodov : « Nul jour pour moi sans son malheur. Mais je ne me plains pas, je m’y suis

fait, et même je souris. » Puis plus loin se cognant à une chaise qui tombe : « Voilà, vous voyez, passez-moi l’expression, quelle circonstance, entre nous soit dit… C’est simplement très remarquable ! »65. Cette

distorsion nous fait prendre conscience que le personnage se ment. Il dit ne pas se plaindre et se faire à sa situation, néanmoins, il ne peut s’empêcher de souligner ce qui lui arrive, par la parole. D’autre part, nous pouvons aussi remarquer la distorsion du sens, fréquente dans les pièces, pour mettre en lumière la banalité de la conversation : Anna Petrovna dans Ivanov demande au médecin Lvov s’il s’ennuie de sa mère et il lui répond qu’il n’a pas le temps de s’ennuyer. Nous voyons ici de façon très précise la distorsion du sens du mot ennuyer. Il est employé de façon différente dans les deux cas. Anna Petrovna parle d’un manque affectif alors que Lvov parle d’une vie remplie de travail. Pourtant, ils entretiennent une conversation l’un avec l’autre mais le lecteur/spectateur se rend bien compte que la conversation aboutira forcément sur une impasse ou au mieux sur un quiproquo.

63 Tchekhov, A. P., La Mouette, traduction d’A. Markowicz et F. Morvan, Arles : Actes Sud-papiers, 2001,

240 p.

64 Sarrazac, J. P., Poétique du drame moderne et contemporain, lexique d’une recherche, op. cit., p. 19. 65 Tchekhov, A. P., La Cerisaie, trad. Markowicz et Morvan, Arles : Actes Sud, 2002, p. 12.

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Les actions physiques, quant à elles, sont parfois incluses dans l’écriture même de la pièce. Dans La Cerisaie par exemple, Varia voulant se débarrasser de Douniacha, cette dernière rapportant les faits et gestes de Varia à Lioubov, lui demande d’aller chercher du café. Douniacha se voit donc dans l’obligation de sortir et d’arrêter de parler.

Il est important de retenir les conséquences du travail sur l’action entrepris par Tchekhov : les micro-actions66

prennent plus de valeur que la « grande action » qui voit son réseau de sens se décentrer. Ce qui se joue se situe dans l’intervalle entre les actions, les relations entre les personnages, etc. Le jeu se fonde sur la manière dont les protagonistes se parlent et dont les choses sont dites et non plus sur ce qui est dit. L’opposition omniprésente apporte de la matière au jeu dramatique et une profondeur de sens, accentuée par la distorsion de l’énonciation. Enfin, il est important de rappeler que l’action concrète chez Tchekhov s’apparente à un manque d’urgence temporelle, que nous appellerons un élément compresseur.

1.2.2 Le temps

C’est, sans conteste, l’un des éléments les plus importants de la dramaturgie tchekhovienne. C’est sur le temps que repose la recherche thématique.

Le temps de ces pièces donne une impression de lenteur extrême, c’est la mise en scène de La Cerisaie faite par Peter Brook en 1985, qui donna un autre rythme à ces pièces. Peter Brook a mis le temps de la scène au diapason de celui de la salle. Ainsi les spectateurs vivent en temps réel, comme s’il s’agissait de la vérité, ce qui se joue dans le temps de la représentation pour les personnages. Malgré tout, il est important de constater qu’entre les actes de longs moments passent. Ainsi entre l’acte III et l’acte IV de La Cerisaie, deux ans se sont écoulés. Lorsque Tchekhov intègre ce long laps de temps entre les actes, le temps de l’entre-scène prend la même valeur que celui du roman.

Chez Tchekhov, les personnages superposent deux temporalités différentes : celle de de l’univers représenté (le temps de la scène) et celle du discours le représentant. Ici, l’idée se décale un peu, dans le sens où il s’agit d’un discours représentant l’action qui a déjà eu lieu ou qui aura lieu dans le futur. Les personnages ont tendance à se raconter et à commenter ce qu’ils font. Les sujets de conversations sur le temps qu’il fait permettent à Tchekhov d’accentuer l’impression d’ennui. Le temps est le sujet de conversation de prédilection de celui qui ne sait pas de quoi parler. Dans un autre ordre d’idées, ce sujet de conversation permet d’asseoir le personnage dans le temps de la représentation. Il est au présent puisqu’il parle de ce qui se passe autour de lui et permet aux spectateurs d’imaginer l’environnement. Le temps devient alors producteur d’espace, en plus d’appeler l’imaginaire organique des spectateurs.

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