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L’espace

Dans le document Tchekhov : la parole au féminin (Page 30-34)

CHAPITRE 1 L’ÉCRITURE TCHEKHOVIENNE

1.2 La dramaturgie selon Tchekhov

1.2.3 L’espace

Le temps devenu espace implique une double relation, celle du temps de la scène (le présent de l’action) et celle du temps représentant le discours de l’action (le temps du souvenir ou de la description). De celles-ci émergent trois dimensions spécifiques de l’espace.

68 Hristić, J., Le théâtre de Tchekhov, Lausanne : L’Age d’Homme, 2009, p. 120. 69 Ibid., p. 119.

Dans un premier temps, nous pouvons noter des descriptions méticuleuses qui servent d’indications quant à l’atmosphère de la pièce et à la façon dont évoluent les personnages sur scène (ex : belle après-midi d’été, il fait chaud). Le temps est ainsi représenté sur l’espace de la scène. Certaines didascalies donnent à la pièce l’impression d’être tout droit sorti d’un roman. Prenons l’exemple de la description de l’espace de l’acte IV des

Trois Sœurs.

Le vieux jardin devant la maison des Prozorov. Une longue allée de sapins, au bout de laquelle on aperçoit la rivière. Sur l’autre rive – un bois. A droite, la terrasse de la maison ; là, sur une table, des bouteilles et des verres ; on voit qu’on vient de boire du champagne. Midi. Traversant le jardin, quelques passants vont de la rue à la rivière ; cinq ou six soldats passent rapidement. Tcheboutykine, plein d’une bonne humeur dont il ne se départira pas de toute la durée de l’acte, est assis dans un fauteuil, dans le jardin, attendant qu’on l’appelle ; il a une casquette et une canne. Irina, Koulyguine (qui a rasé sa moustache et arbore une décoration) et Touzenbach se tiennent sur la terrasse pour faire leurs adieux à Fedotik et à Rodé qui descendent les marches ; les deux officiers sont en uniforme de campagne. 70

En plus de nous donner des indices organiques quant à l’atmosphère de l’acte en question, la description de l’espace nous montre que chaque détail a son importance et prépare le type d’actions susceptibles de se développer tout au long de l’acte. Nous pouvons aussi imaginer les rapports entre les personnages. De ce fait, Tcheboutykine est tout seul et attend, alors qu’Irina, Koulyguine et Fedotik sont ensemble dans un autre espace, qui est pourtant toujours celui de la scène. Bien qu’évoluant dans la même sphère, ils sont dans des lieux différents. Or la « fonction purement dramatique du changement de lieu de l’action»71 fait partie d’un

système rigoureusement organisé : « faire alterner le privé et le public, la solitude et la société »72. Cela

permet à Tchekhov de travailler sur l’individu dans un contexte social, qui se définit par le dialogue aussi bien que par la communauté composée d’individus, qui se manifeste par l’apparition de soliloques dans l’écriture dramatique.

D’autre part, l’espace des pièces de Tchekhov peut-être découpée en trois niveaux différents qui n’ont de cesse de se recouper.

Le premier espace représenté dans chaque pièce est celui de l’homme social, évoluant dans un domaine sensiblement clos. Il n’y a que dans La Cerisaie que les personnages sont tout près de la ville grâce à la gare, proche du domaine. Le reste du temps, les personnages sont isolés chez eux, en famille et entre amis. Le second espace dont le spectateur prend conscience est celui de l’intime, l’espace de l’homme intérieur. C’est

70 Tchekhov, A. P., Les Trois Sœurs, trad. A. Markowicz et F. Morvan, Arles : Actes Sud, 2004, p. 100. 71 Hristić, J., Le théâtre de Tchekhov, Lausanne : L’Age d’Homme, 2009, p. 124.

l’espace des souvenirs et des projets, imaginaire et souvent recherché. Il existe néanmoins une tension entre ces deux niveaux spatiaux.

Les crises intimes se jouent dans un espace intime, seulement, par un concours de circonstances, cet espace a cessé d’être tel et est devenu un lieu public où les gens circulent librement. 73

Dans Les Trois Sœurs, la chambre d’Olga et d’Irina sert de toile de fond à l’acte III. Or la chambre est certainement l’espace le plus intime dans une maison. Pourtant, tous les personnages, invités ou parents vont passer dans cette chambre à l’acte III de la pièce. Olga et Irina se font alors envahir, et déposséder de leur espace intime par la communauté, sans que personne n’en prenne conscience.

Enfin, le troisième espace est l’espace géographique. Comme nous venons de l’exposer, les domaines dans lesquels se déroulent les situations des pièces de Tchekhov sont généralement isolés des villes, dans la steppe, sans personne autour pour témoigner de ce qui est train de se produire. Les personnages ne peuvent donc pas échapper à leur « destin ».

En Europe occidentale les hommes meurent parce que la vie est restreinte et étouffante, chez nous ils meurent parce que le petit homme a trop d’espace…Il y a tellement d’espace que le petit homme n’a plus la force de s’orienter. 74

Cet espace écrase donc les personnages, de la même manière que le temps. Tout est trop grand, trop loin, trop important et trop dérisoire. L’espace renforce l’isolement. Tout se passe dans des propriétés au milieu de la steppe.

En dehors de ces deux niveaux spatiaux, d’une part, le lieu qui à la fois rassemble et limite l’intrigue, d’autre part, l’immensité géographique où se perdent les propriétés dans la solitude et l’isolement, il en existe un troisième, un espace vaste et englobant où les conflits prennent leur vraie mesure et signification. Cet espace se révèle dans le théâtre de Tchekhov de deux manières différentes : par les bruits que nous entendons sur la scène et par les silences. 75

Le bruit place le personnage dans un environnement plus grand et même bien plus grand que lui, à la manière des techniques cinématographiques où l’on présenterait le personnage en plan américain et grâce à un zoom

out, nous obtiendrions une image de la forêt qui entoure le domaine. Encore une fois, l’opposition et la

contradiction sont au cœur de ce système : le personnage se sent seul bien qu’il soit entouré. Il se sent enfermé dans un univers clos, bien que tous les bruits alentour rappellent la nature et les grands espaces.

73 Ibid., p. 127.

74 Hristić, J., Le théâtre de Tchekhov, op. cit., p. 132. 75 Ibid., pp. 134-137.

Ces sons, et par opposition les silences et pauses qui les accompagnent, forment une partition musicale à l’intérieur de l’écriture dramatique. Il s’agit de l’écriture scénique, celle des mouvements, indiquée sous le texte.

Chez Tchekhov, plus que chez tout autre, les sensations non exprimées ou non exprimables sont aussi déterminantes pour le déroulement du drame que celles que l’on exprime aisément […] mais la pause, dans l’œuvre dramatique de Tchekhov est plus que cela. Elle est le lieu de rencontre de deux mondes, de deux silences : le silence de l’homme, la solitude de l’âme humaine et l’immense silence de l’espace qui l’entoure. La pause est l’irruption du silence dans ce monde bavard, essoufflé et impétueux qu’est le nôtre, un silence qui nous fait prendre conscience non seulement des gouffres psychologiques en nous, mais aussi du vide de l’espace autour de nous, et qui reste muet à nos appels. La parole de l’homme n’est peut-être qu’une question adressée à ce silence infini qui est sans doute l’image la plus parfaite du néant dans le théâtre moderne. 76

Ces silences ouvrent donc des espaces entre les couches de sens et donnent de la profondeur au propos de la pièce.

Le lien entre l’atmosphère (les bruits et les silences, qui nous ramènent à l’espace de la salle) et l’organicité de ces espaces permet de faire naître un contexte favorable à l’émergence d’émotions autant de la part de l’acteur que de celle du spectateur.

Des trois notions primordiales du théâtre de Tchekhov, à savoir l’action, le temps et l’espace, naissent ce qui nous semble être les fondements du jeu de l’acteur authentique, c’est-à-dire la parole-action et tout ce qu’elle renferme dans ses interstices, les actions physiques induites par le texte et sa structure, l’organicité des sonorités et images des mots choisis et enfin la profondeur de sens créée par une double temporalité (celle de l’action représentée et celle du discours sur l’action représentée) ainsi qu’une triple spatialisation (l’espace intime, social et géographique).

Dans le document Tchekhov : la parole au féminin (Page 30-34)