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La méthode de traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan

Dans le document Tchekhov : la parole au féminin (Page 38-42)

CHAPITRE 1 L’ÉCRITURE TCHEKHOVIENNE

1.3 Questions de traduction

1.3.3 La méthode de traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan

Lorsque nous faisions notre choix de textes pour composer notre monologue scénique, les traductions d’André Markowicz et Françoise Morvan nous ont tout de suite interpellés d’une façon différente des autres traductions. En effet, nous avions quitté notre position de lecteur intellectuel pour devenir un lecteur engagé sensoriellement dans la pièce.

André Markowicz et Françoise Morvan ont une méthode de travail très précise pour traduire une pièce de théâtre, bien qu’ils spécifient toujours que celle-ci est apparue de façon instinctive, sans vraiment chercher à établir un protocole méthodologique. André Markowicz l’explique.

91 Hamon-Siréjols, C., « De la traduction au jeu », dans Les voix de la création théâtrale n° XIII, Editions du

CNRS, 1985, p. 262.

92 Idem.

Je dactylographie, le matin, un texte totalement spontané, tel qu'il se traduit en moi, en mettant en note des explications […]. Françoise le reprend, l'après-midi, et pose des questions ; elle fait des propositions ; nous les reprenons ensemble le soir ; le lendemain, elle rédige de nouvelles propositions pendant que j'avance sur la suite : nous revoyons ses propositions et nous avançons un peu, et ainsi de suite, jusqu'au moment où, soudain, un personnage trouve sa voix, puis un autre, puis nous savons intuitivement ce qu'ils diraient, et il nous faut juste avancer un peu comme un comédien investit son rôle, sauf que nous en avons plusieurs à interpréter. C'est généralement à la dixième ou à la douzième étape du travail que les choses sont mises en place, et Françoise propose une dernière version, provisoirement définitive, que nous revoyons, avant de la soumettre au metteur en scène. 94

Ce procédé a attiré notre attention car il présente de nombreuses similitudes avec la méthode de création en

dix étapes95 mise au point par Luis Thenon, comme protocole de création artistique. Après la première étape de la méthode, appelée lecture à géométrie variable96, notion que nous mettons en relation avec celle des motifs. Des images instinctives en ressortent, comme les fondations de la création. Le mot à mot qu’effectue

André Markowicz au commencement du travail possède, selon nous, la même valeur. Il s’agit de comprendre les impulsions, l’ancrage des mouvements de la pièce. Puis petit à petit, un mot en remplace un autre, la phrase se construit et le canevas s’étoffe, exactement comme dans la méthode de création en dix étapes où l’image sensorielle du début laisse place à une partition corporelle agrémentée d’un mot, puis d’un groupe de mots, puis d’une phrase, puis de plusieurs phrases. A cet instant, il nous est possible de travailler le détail de la phrase, du rythme, des silences, des pauses et l’ouverture des différents sens possibles.

C’est à cette même étape que les deux traducteurs deviennent plus attentifs au choix des mots utilisés quant au rythme de la phrase et aux différents sens des mots ainsi qu’à la ponctuation, les deux éléments amenant de la profondeur au texte et de la latitude aux acteurs quant à l’interprétation.

Nous essayons de laisser l’interprétation aussi large qu’en russe, en tenant compte aussi du fait que le russe est une langue où le sens d’une phrase est lié à l’ordre des mots, lié à l’émotion, et que c’est cette infime balance des émotions, perçue intuitivement, qu’il faut d’abord essayer de transmettre. 97

De façon technique, André Markowicz propose un rythme associé à chaque changement de ponctuation.

94 Campion, P., Traduire Oncle Vania, Entretien avec André Markowicz et Françoise Morvan, [en ligne].

http://pierre.campion2.free.fr/markowiczmorvan1.htm [Site consulté le 1er février 2013].

95 Voir chapitre II, pp. 46-61.

96 Thenon, L., Résumé de la lecture à géométrie variable, Notes de cours, 2012.

97 Campion, P., Traduire Oncle Vania, Entretien avec André Markowicz et Françoise Morvan, [en ligne].

Compter un pour les points, trois pour les points de suspension, et dix pour une pause. Le tiret correspond à un glissement plutôt qu’à une pause. Il ne s’arrête pas mais son souffle se suspend. L’important est de comprendre que le souffle est primordial. 98

Sur un autre registre, les deux traducteurs ont défini une caractéristique de l’écriture de

Tchekhov que

nous pouvons aussi rapprocher de la première étape de la méthode de création : les

variations des motifs de la pièce. André Markowicz en donne une définition.

Au cours de notre travail sur le théâtre de Tchekhov, nous avons appris, peu à peu, à isoler ce que nous avons appelé des motifs. […] Le terme de motif, que nous avons emprunté à la stylistique (pattern), désigne un ensemble de mots récurrents qui se constituent en réseau et parfois entrent dans des réseaux d’oppositions binaires (nous parlons alors de contre motifs). 99 La lecture à géométrie variable permet de mettre à jour ces motifs comme étant les points d’entrée dans

l’œuvre. De plus, en s’intéressant à l’étape 4 (intégration des courtes phrases concrètes avec les mots-clés du

poème), nous sommes sensibles aux variations sur un même motif. La langue des personnages de Tchekhov

est autant fond que forme, une synthèse parfaite : Ce que les thèmes de la pièce décrivent se retrouvent dans la structure et la composition même de la syntaxe. A travers ces motifs, les traducteurs donnent accès à ce qu’il est devenu commun d’appeler les courants souterrains de l’œuvre. Il est tout de même important de noter que ces courants ne sont en aucune façon, dans la méthode de création en dix étapes, des déductions psychologiques liées à l’analyse littéraire des pièces de Tchekhov.

Ainsi, la traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan nous a interpellées de façon instinctive à la lecture des pièces, pour ensuite nous permettre d’établir des liens de création entre la traduction, la mise en scène et le jeu de l’acteur. Leur méthode, faisant écho à celle que nous avons utilisée pour élaborer notre création, nous incite à travailler dans la cohérence et dans la même direction pour trouver les points d’entrée de l’œuvre dans le but de lui laisser prendre la place qui lui revient, sans forcer les choses et de ce fait, travailler sur l’authenticité ou la mise en jeu cohérente de la logique inspirée par le texte puis le personnage.

La recherche sur le naturel que nous cherchons à entreprendre par l’entremise de l’écriture dramatique de Tchekhov nous a poussées à questionner les outils dramaturgiques mis à disposition dans l’écriture même des textes.

Nous avons pu constater que l’action dramatique au sens d’intrigue perd de sa valeur mais qu’elle est remplacée par une prédominance de la parole-action et des actions physiques. A ce stade, le travail de

98 Agôn, Traduire la Cerisaie, Rencontre avec André Markowicz et Françoise Morvan, Revue des arts de la

scène, Agôn, ENS Lyon, [en ligne]. http://agon.ens-lyon.fr/index.php?id=801 [Site consulté le 10 avril 2013].

99 Campion, P., Traduire Oncle Vania, Entretien avec André Markowicz et Françoise Morvan, [en ligne].

précision effectué par André Markowicz et Françoise Morvan permet de distinguer toutes les subtilités syntaxiques dont l’acteur doit être conscient pour pouvoir guider son personnage à travers la pièce.

L’espace et le temps, quant à eux, nous donnent des indices sur le potentiel organique que renferme l’écriture tchekhovienne. Elle est autant action qu’évocation. Elle permet, grâce au choix précis des mots et au rythme des phrases, de faire naître dans l’imagination des spectateurs autant que dans celle des acteurs ce que le théâtre ne peut matériellement représenter. La double temporalité (le dire et le raconter) et la triple spatialisation et énonciation (moi, les autres et l’univers) donne une largeur et une profondeur de sens qui permettent au comédien d’interpréter dans tous les sens du terme.

Comme nous l’avons constaté, l’écriture de Tchekhov s’avère complexe et difficile d’approche car il n’existe pas de hiérarchisation des relations entre les personnages. L’intérêt n’est pas là, non plus. Il réside dans les courants souterrains entre les relations inter et intra-personnelles. Une autre problématique s’installe lorsqu’on constate que la « grande action » n’existe plus dans la forme dramatique du texte. De ce fait une question se pose : comment jouer, puisque jouer c’est agir ?

En prenant des textes où l’action est non-active, où elle est le problème même de l’intrigue, Stanislavski a été forcé de repenser le jeu de l’acteur pour le faire agir autrement. Et n’est-ce pas grâce aux dramaturges de la non-action comme Tchekhov, que l’acteur a arrêté de déclamer, pour se mettre à agir et vivre comme son personnage sur le plateau ?

La crise de l’action trouve sans doute son origine dans la crise du sujet, dans les failles du moi et de sa capacité à vouloir. Un certain nombre de dramaturges de la fin du XIXe et du XXe siècle, de Tchekhov à Beckett, ont fait de cette capacité devenue problématique le sujet même de leurs œuvres. 100

Chez Tchekhov, la capacité à vouloir n’existe plus ou alors elle n’est plus le point central. Le conflit, dont toute pièce de théâtre a besoin pour exister, réside dans cette absence de grande action. Mais le texte possède toujours une logique interne que l’acteur doit mettre à jour pour l’interpréter.

Cette étude au microscope des mécanismes de l’écriture dramatique tchekhovienne va nous permettre par la suite de faire des parallèles avec les dispositifs mis en action dans le travail sur le jeu de l’acteur, pour arriver aux subtilités de la parole-action, protocole mis en place par Luis Thenon.

Chapitre 2 La construction de l’action théâtrale :

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