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L’intensité

Dans le document Tchekhov : la parole au féminin (Page 62-65)

CHAPITRE 2 LA CONSTRUCTION DE L’ACTION THÉÂTRALE : RECHERCHE DE

2.2 Certaines notions de base de la méthode

2.2.3 L’intensité

L’intensité de l’acteur et sa capacité de présence scénique font l’objet de nombreuses réflexions théoriques sur le jeu de l’acteur, surtout dans le secteur de la pré-expression. Eugenio Barba est certainement celui qui a traité le sujet de la façon la plus exhaustive.

Dans son dictionnaire d’anthropologie théâtrale, il définit l’énergie de la manière suivante.

L’énergie de l’acteur est quelque chose de précis que tout le monde peut identifier : à savoir sa force musculaire et nerveuse. Ce n'est pas la pure et simple existence de cette force qui nous intéresse puisqu’en effet elle existe par définition dans n’importe quel corps vivant, mais la manière dont elle est façonnée et cela dans une perspective très particulière. […] Étudier l’énergie de l’acteur signifie donc s’interroger sur les principes à partir desquels les acteurs

peuvent modeler, façonner, leur force musculaire et nerveuse selon des modalités qui ne sont pas celles de la vie quotidienne. 144

Le dernier aspect est très important. Même si l’acteur travaille dans une esthétique réaliste, il ne cherche pas la quotidienneté. En effet, le spectateur ne trouverait aucun intérêt à payer pour voir ce qu’il peut voir dans la rue. Ici, l’intensité ou l’énergie scénique se décompose en deux parties : la projection de soi, autant physique que vocale et qui prend en compte l’espace qui entoure l’acteur, et l’intensité de l’action elle-même dans son mécanisme intérieur.

La projection de soi, physique ou vocale, peut être travaillée avec des exercices qui demandent à l’acteur d’appréhender l’espace à travers le corps.

Le premier exercice, exposé ici, est emprunté à Robert Reid, venu donner un stage de biomécanique en 2011 à l’université Laval. Il s’agit de marcher dans l’espace en fixant un point précis. Lorsque l’acteur arrive à son point, il en choisit un autre et continue sa trajectoire. La difficulté réside dans la prise de conscience des autres participants autour de soi et dans le fait de ne pas les heurter. On prend conscience alors que même si l’objectif fixé est puissant, il faut que le corps développe une surconscience pour appréhender l’espace. Le second exercice proposé ici est emprunté à Hélène Poitevin, professeur d’interprétation à l’École Charles Dullin à Paris. Les participants marchent dans l’espace et au top arrêt, ils regardent autour d’eux pour savoir à côté de qui ils se trouvent (devant, derrière, sur les côtés). Au top départ, ils recommencent à marcher et ainsi de suite pendant quelques minutes. Lorsqu’arrive le dernier top arrêt, chaque participant doit énoncer à voix haute combien de personnes se trouvent derrière lui. Il est impressionnant de constater que les participants trouvent souvent le nombre exact et qu’ils ont une image mentale assez claire de la disposition de leurs camarades.

Ces exercices d’équilibre de l’espace scénique permettent de laisser le corps s’approprier les dimensions réelles de la scène et de la salle et ainsi offrir aux spectateurs une projection de soi les incluant dans l’espace de représentation.

Pour Thenon, l’intensité de l’action renferme deux notions indispensables quant au jeu de l’acteur dans la recherche d’une authenticité scénique : l’état d’alerte et la capacité d’être à l’affût.

Pour expérimenter ces dispositions particulières, détaillons un des exercices proposés.

144 Barba, E., L’énergie qui danse, dictionnaire d’anthropologie théâtrale, Montpellier : Editions de

Deux personnes se retrouvent enfermées dans le noir dans une pièce commune. Il y a des obstacles dans la pièce (et les étudiants, que l’on a fait tourner sur eux-mêmes, les yeux bandés, n’ont plus aucun repère et ne savent pas où se trouvent les objets en question). Une des deux personnes enfermées a un couteau dans la main et l’autre un revolver où il ne reste qu’une balle. Il faut absolument trouver l’autre personne qui est dans la pièce et la tuer avant que celle-ci ne nous tue. Il n’y a pas d’échappatoire possible et le temps agit de façon progressive (la fatigue par exemple) sur la capacité des personnes à tourner la situation à leur avantage. Durant l’exercice, dans lequel il n’y a aucune action verbale possible, l’espace scénique est modifié à l’insu des acteurs. On place d’autres obstacles ou déplace les anciens dans l’espace. Tous les sens sont mobilisés pour localiser son adversaire mais ils sont aussi mobilisés pour faire le moins de bruit possible et découvrir les obstacles pour les éviter. On cherche à capter la moindre petite erreur de l’adversaire (peut-être va-t-il faire du bruit ou bien allons-nous détecter son souffle ou seulement sa présence s’il se trouve près de nous). Le corps développe des stratégies, des réflexes conditionnés, instinctifs. On a parfois l’impression d’être un animal traqué qui cherche à sauver sa peau et d’autres fois on a la sensation d’être un chasseur qui tend un piège se refermant doucement sur l’animal qu’il cherche à attraper.

Cet exercice sert à entrainer l’acteur dans sa capacité d’être en alerte et d’être à l’affût, c’est-à-dire être tellement présent dans l’action que l’on guette l’occasion et qu’on est prêt à intervenir. Les éventualités ne sont connues que partiellement et c’est lorsque l’une d’elles se produit que le corps doit être prêt à réagir tout de suite, sans passer par un moment de réflexion. Au théâtre, si l’intensité de l’action n’est pas assumée à son maximum, le corps laissera le temps au cerveau de réagir intellectuellement au lieu de réagir aux stimuli. C’est dans cette nuance que réside la spécificité d’une recherche sur le jeu authentique.

En se rendant sensible aux éventualités à l’intérieur même d’une action et d’un mouvement, l’acteur développe une perception accrue de son environnement et de son intériorité. Il détecte alors les chemins qu’il emprunte tout en ayant une certaine conscience qu’en faisant des choix, il laisse derrière lui de multiples chemins inexplorés. C’est la notion de gain et de perte qui émerge alors de sa partition scénique. Celle-ci permet d’appréhender les transformations et les modifications qui composent le milieu dans lequel évolue le personnage. Grâce aux trois niveaux situationnels, une mise à jour des motifs récurrents apparaît et l’acteur devient sensible à leur transformation. Naissent alors les points charnières qui engendrent les actions successives et tendent vers l’objectif du personnage. Ces différentes composantes situationnelles induisent une précision de la ligne de pensée : elle devient fondamentalement une ligne de pensée multiple constante et évolutive.

Toutes les subtilités que nous avons mises à jour dans la partition des actions physiques permettent à l’acteur de prendre conscience de tout le travail, et de toute la minutie, requis pour atteindre une authenticité du jeu.

2.3

La ligne des actions verbales

Dans le document Tchekhov : la parole au féminin (Page 62-65)