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Les trois niveaux situationnels

Dans le document Tchekhov : la parole au féminin (Page 56-59)

CHAPITRE 2 LA CONSTRUCTION DE L’ACTION THÉÂTRALE : RECHERCHE DE

2.2 Certaines notions de base de la méthode

2.2.1 Les trois niveaux situationnels

Dans le but de structurer davantage les partitions de jeu, l’acteur prend conscience des niveaux situationnels auxquels il est confronté. C’est certainement à partir de cette étape que les exercices proposés par Luis Thenon, ceux de Stanislavski, tels que nous pouvons les lire dans La ligne des actions physiques et ceux rapportés par Maria Knebel dans L’analyse-action prennent la même direction.

Ces variations, que nous allons détailler ci-après, de la notion de situation dramatique, permettent de construire une unité spatio-temporelle précise. Elles servent également à faire émerger le conflit, la tension qui s’installe entre les personnages, et leur environnement. Nous y entendons ici l’espace scénique, mais aussi ce qui se déroule en dehors de la scène, si nous prenons l’exemple de la dramaturgie tchekhovienne. Il est également important de noter que c’est à cette étape que l’acteur sort de son cocon. Aux stades précédents, il travaillait sur lui, avec lui et avec ses partenaires. Dans les deux dernières étapes, il travaille en ayant conscience qu’il est sur une scène. Ainsi, l’intensité de la projection de soi est primordiale, modulable et permet à l’acteur de s’adresser à son véritable destinataire : le public.

Enfin, les subtilités des situations dramatiques renferment un travail sur les différents rythmes du corps en mouvement, les pauses, les silences corporels, les suspensions et la retenue. Ainsi l’acteur développe les rythmes intérieurs et extérieurs de son personnage qui permettent d’établir une réflexion sensorielle sur l’opposition des contraires. Il est intéressant de montrer comment Thenon élabore les concepts fondamentaux du jeu de l’acteur en révisant ceux que Stanislavski a mis en place. Raùl Serrano133, spécialiste de la toute

dernière partie du travail sur l’action entreprise par le pédagogue russe, base les trois niveaux situationnels sur une esthétique du travail de l’acteur. En effet, il distingue les oppositions entre un personnage et un objet, entre deux personnages, ou encore entre deux personnages créant un conflit à l’intérieur d’un même personnage. Or, Luis Thenon précise l’énumération en remplaçant le terme de personnage par celui de volonté.

133 Serrano, R., Nuevas tesis sobre Stanislavski, Fundamentos para una teoria pedagόgica, Buenos Aires :

Une volonté s’opposant à une présence matérielle est considérée comme une situation de premier niveau. La volonté, telle que nommée, correspond à un être humain, qui se trouve en conflit avec une opposition, qui est vraisemblablement un objet ou une caractéristique particulière. Pour comprendre de façon pratique de quoi il retourne, Luis Thenon propose un exercice qu’il intitule L’ivrogne134.

Objectif

Comprendre et formaliser le langage corporel en fonction de l’objectif situationnel,

l’ivrognerie.

Type de situation

Premier niveau : opposition entre une « volonté » et une « présence »

Techniques générales d’approche

Faire que le corps soit détendu (mou, relâché) en haut et tendu en bas. Puis, faire le

contraire : détendre le bas et tendre le haut. Il s’agit de jouer avec le relâchement et la

tension des membres. Enlever toute force musculaire aux jambes jusqu’à la limite qui

permet « d’à peine » supporter le poids du corps.

Description

Prendre conscience de l’équilibre en fonction de l’emplacement du centre de gravité du

corps.

Se placer debout, le dos droit.

Chercher à déplacer le centre de gravité vers l’extrême droite. Le maintenir le plus

longtemps possible à la limite du déséquilibre.

Répéter l’opération vers la gauche, vers l’avant, vers l’arrière. Revenir à chaque fois à la

position d’équilibre centrale.

Combiner les points opposés des déplacements du centre de gravité :

Vers l’avant, vers l’arrière

Vers la gauche, vers la droite

Variantes simples

Travailler le déplacement circulaire ou en oscillation pendulaire du centre de gravité.

Variations du niveau de difficulté progressive :

Répéter l’exercice sur une seule jambe.

Répéter l’exercice sur une chaise.

Répéter l’exercice en se déplaçant sur une ligne droite tracée sur le sol.

Répéter l’exercice en se déplaçant sur une ligne en zigzag tracée au sol.

L’exercice de l’ivrogne est tout simple, il s’agit de jouer un ivrogne mais pas seulement d’aspect extérieur. Il faut sentir en soi le vertige de l’alcool qui empêche de marcher droit (voici la présence matérielle qui s’oppose à la volonté). On veut marcher droit mais à cause de l’alcool on ne peut pas. Cet exercice est d’autant plus intéressant que l’on se rend compte qu’il ne faut pas travailler l’ivresse de l’alcool comme un déséquilibre mais

comme une tentative de lutte contre le déséquilibre, de se rééquilibrer à chaque pas pour marcher normalement. On se rend compte, à la manière des exercices que préconise Stanislavski dans Le Travail de

l’acteur sur soi ou bien La construction du personnage, que le fait d’opposer une volonté à une présence

physique, de construire une situation dramatique claire ouvre déjà sur une infinie possibilité de situations. L’imaginaire est activé, par exemple, on pourrait se demander pourquoi l’ivrogne, qui veut marcher, cherche-t- il à retrouver son équilibre. Peut-être veut-il faire croire à son entourage qu’il n’est pas ivre, et dans ce cas comment s’y prend-il ? Voici la source, le point de départ de la construction consciente d’une situation dramatique de premier niveau. Pour nous faire comprendre l’importance du travail sur la volonté de rester en équilibre, Luis Thenon nous demande de nous mettre de dos, de marcher à reculons en cambrant de plus en plus le dos jusqu’à la limite du déséquilibre pour sentir dans notre corps le point de rupture et la sensation au moment de la tentative ultime pour garder l’équilibre avant de tomber. Cet exercice, au-delà de la sensation d’équilibre/déséquilibre, nous apprend la mise en danger qui doit être, constante pour un acteur en scène. C’est dans cet instant d’équilibre/déséquilibre, dans cette notion de contradiction que tout se joue, d’autant plus que l’acteur entraîné est capable de sentir à chaque instant dans son jeu, qu’il prend des décisions, des chemins particuliers qui vont avoir des conséquences sur la pièce entière alors qu’il avait le choix de faire autrement. On rajoute ici un degré d’interprétation, une couche sensible et sensorielle qui nourrit la situation dramatique.

A travers cet exercice, l’acteur perçoit toutes les subtilités qu’il peut travailler pour que son corps soit le passeur de la situation. L’équilibre/déséquilibre permet de trouver les points d’appui du personnage et les endroits corporels où il est davantage en danger. Une forme contraire s’oppose à sa tentative d’action, celle-ci étant mise en tension, les conflits émergent dans une suite continuelle.

La situation dramatique de second niveau met en tension deux volontés, donc deux pouvoirs agissants, qui s’opposent. De ce fait, lorsqu’une volonté trouve une stratégie d’action, l’autre volonté peut et doit essayer de la contrer, ce qui n’est pas le cas lorsqu’une volonté s’oppose à une présence matérielle, n’ayant qu’une seule volonté d’action en exercice, la richesse de la situation dépend presque entièrement de la créativité développée autour du personnage.

Dans la situation de 2ème niveau, le schéma propose l’opposition entre deux volontés agissantes, c’est-à-dire qu’à l’intérieur de la situation en évolution s’opposent deux stratégies d’actions complexes, si nous parlons de stratégie c’est parce qu’elle ne peut être que l’adaptation constante à ce qui est mais aussi à ce qui peut être. Il devient alors important de considérer qu’un texte dramatique nous présente en général les deux lignes d’actions verbales qui, ensemble, composent le dialogue. Mais, en agissant l’une sur l’autre, dans un espace plus large, indéterminé dans ses multiples possibilités, elles nous obligent à intégrer toutes les options possibles à chaque moment du déroulement du conflit (ou de l’opposition) donnant ainsi naissance et corps aux deux lignes de pensée multiple qui interagissent dans une mouvance

continuelle. Alors l’action verbale n’est que la pointe de l’iceberg de l’ensemble des univers qui se confrontent.135

Enfin, la situation de troisième niveau engage deux volontés habitant un même individu et qui s’opposent entre elles. Au théâtre, on l’appelle communément conflit intérieur. Dans la proposition de Thenon, cette notion n’est nullement rattachée à la description de ce qui tourmente l’âme d’un personnage mais bien à deux volontés agissantes, à différents degrés qui obligent l’acteur à agir en fonction de l’évolution contextuelle tant intérieure qu’extérieure.

Pour comprendre ce qui se passe lorsqu’un conflit fait rage à l’intérieur de soi, il s’agit de prendre l’exercice

rester/partir mais comme actions intérieures à un seul et unique être humain. Il est important ici de

comprendre qu’il faut au départ partir de l’infiniment petit, d’une intensité minimale mais ressentie dans tout le corps, pour ensuite la faire grandir et atteindre une intensité qui convient à l’espace scénique. Lorsque l’acteur-créateur atteint ce point d’intensité, il est à la limite de faire un choix mais celui-ci ne peut être puisque les deux actions sont vitales. A cet instant, le corps, ainsi que les pensées intérieures, sont dans une tension extrême mais investis dans leur entièreté.

Cet aspect paradoxal des choses, que l’on rencontre souvent dans l’art, est sans doute un aspect de la dialectique ou de l’ « opposition des contraires » qui est constitutive de la vérité : tout se passe comme si le plus court chemin du proche au proche passait par l’opposé. Aussi faut-il travailler sur l’opposé et sur le même conjointement car les situations se dénouent en règle générale par cette dialectique des contraires. 136

De ces trois niveaux de situation dramatique, la structure du texte dramatique émerge sans avoir recours à toute analyse précédent l’action. Il s’agit alors de jouer chaque détail du mouvement. Précisons ici que le mouvement, bien qu’il soit intégral au début du processus et qu’il cherche à engager tout le corps, tend dans cette étape à se concentrer en un mouvement plus ou moins intérieur. Il s’affine pour ne garder que l’impulsion. C’est à ce stade que l’on travaille sur l’importance du rythme des actions physiques.

Dans le document Tchekhov : la parole au féminin (Page 56-59)