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SECTION 2. CONCEPTUALISATION DU PHENOMENE DE CROWDSOURCING

1. Retour sur le concept du crowdsourcing

Malgré l’intérêt récent manifesté par les chercheurs et praticiens au « crowdsourcing » (Frey et

al., 2011 ; Poetz et Schreier, 2012 ; Boudreau et Lakhani, 2013), il convient de rappeler que le

principe remonte à 1714, lorsque le gouvernement britannique a lancé un appel à contribution ouvert à tous les individus pour trouver une solution de localisation des navires en mer en leur offrant un prix (Afuah et Tucci, 2012 ; Jeppesen et Lakhani, 2010). Cependant, ce n’est qu’en 2006 que Howe a popularisé le concept sous le nom du crowdsourcing. Fortement inspiré de James Surowiecki et de son livre « The wisdom of crowds » (Surowiecki, 2004), l’auteur s’est imprégné des concepts de l’intelligence collective stipulant que « Sous les bonnes conditions, de grands groupes de personnes sont plus intelligents que l'élite minoritaire quand il s’agit de résoudre des problèmes, de stimuler l’innovation, d’apporter des décisions sages ou encore d’anticiper le futur ». Ainsi, Howe (2006a) a considéré que le crowdsourcing est un outil pour accéder à l’intelligence collective et aux compétences externes. Dans ce cadre, Brabham (2009) affirme que le crowdsourcing est une opérationnalisation de la sagesse de la foule et un mécanisme permettant d’exploiter l’intelligence collective des utilisateurs en ligne à des fins productives.

Par ailleurs, les chercheurs considèrent que la particularité du crowdsourcing réside dans la dimension électronique matérialisée par l’usage d’Internet et du poids de la communauté virtuelle permettant à l’entreprise d’avoir un accès rapide à la foule d’internautes (Estelles- Arolas et Gonzalez-Ladron de Guevara, 2012 ; Afuah et Tucci, 2012). Les auteurs appellent ce nouveau système de recueil des idées la boîte de suggestions 2.0 (Weiss, 2006). Le

crowdsourcing se base sur un système d’auto-sélection et d’auto-identification des participants

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crowdsourcing n’a connu sa montée en puissance qu’avec le développement digital, Brabham

(2008) met l’accent sur le risque de se concentrer sur le canal Internet. En effet, selon le même auteur une large population n’a pas accès à Internet et à la connexion haut débit ce qui risque de limiter justement la diversité de la foule et, par conséquent, conduire à une sous- représentation de certains âges et nationalités.

D’un point de vue sémantique, le terme « crowdsourcing » se compose du mot « crowd » qui signifie la foule et « sourcing » qui signifie approvisionnement, mais qui fait plutôt référence à « l’outsourcing» c'est-à-dire l'externalisation. Littéralement, l’expression donnera « approvisionnement par la foule » ou « externalisation vers la foule ».

Il est pertinent de remarquer que les chercheurs ne s’accordent pas sur une définition commune du concept (Estellés-Arolas et González-Ladrón-de-Guevara, 2012). De ce fait, certaines initiatives sont considérées comme relevant du crowdsourcing pour certains chercheurs mais pas pour d’autres. Une première définition du crowdsourcing est donnée par Howe (2006a) qui définit le concept en tant que « l’acte de prendre un travail réalisé par les employés d’une entreprise ou d’une institution et d’externaliser cette tâche vers un groupe large et indéfini sous forme d’un appel à contribution ouvert ». Trois mots clés ressortent de cette définition : appel ouvert, la foule et la tâche. L’adjectif ouvert signifie que tout le monde est invité sans critère de présélection ou de restriction limitant la participation (Pénin, 2008). Estellés-Arolas et González-Ladrón-de-Guevara (2012) adoptent l’appellation « true open call » qui, par opposition à l’appel ouvert au sens de Howe (2006 a,b), peut être limitée à une communauté en ligne particulière dont les membres possèdent des compétences spécifiques. La deuxième composante clé du crowdsourcing est la foule qui se compose d’un large groupe d’individus (Kozinets et al., 2008; Estellés-Arolas et González-Ladrón-de-Guevara, 2012). Les auteurs mettent l’accent sur le caractère hétérogène de la foule en termes de caractéristiques démographiques, de compétences et de connaissances (Whitla, 2009 ; Lakhani, 2013). Lakhani et Jeppesen (2010) considèrent que les foules hétérogènes permettent d’aboutir à de meilleures contributions.

S’agissant des tâches, il n’y a pas de consensus entre les chercheurs sur la nature de tâches qui peuvent être résolues par la foule dans le cadre du crowdsourcing, allant de tâches simples à la génération d’idées et le développement de nouveaux produits (Burger-Helmchen et Penin, 2011; Schenk et Guittard, 2011). Quelle que soit la nature de la tâche à résoudre, elle doit avoir un objectif clair (Kozinets et al., 2008 ; Estellés-Arolas et González-Ladrón-de-Guevara, 2012). Selon Jeppesen et Lakhani (2010), il existe au moins quelques problèmes qui pour des raisons

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de manque de compétences, de connaissances ou de capacités de l’entreprise ne peuvent pas être résolus par les experts de l’entreprise en interne. Pour définir le crowdsourcing, Estellés- Arolas et González-Ladrón-de-Guevara (2012) ont répertorié 40 différentes définitions et ont défini le concept en se basant sur 8 critères (1) Une définition claire de la foule, (2) Une tâche avec un objectif clair (3) La récompense reçue par la foule est claire (4) Le sponsor ou le

crowdsourcer est défini de façon claire (5) La compensation reçue par le crowdsourcee est

clairement définie, (6) Les processus alloués au type participatif, (7) Appel ouvert de façon variable (8) L’usage d’Internet. Ainsi, les auteurs définissent le crowdsourcing comme : « Participative online activity in which an individual, an institution, a non-profit organization,

or company proposes to a group of individuals of varying knowledge, heterogeneity, and number, via a flexible open call, the voluntary undertaking of a task. The undertaking of the task, of variable complexity and modularity, and in which the crowd should participate bringing their work, money, knowledge and/or experience, always entails mutual benefit. The user will receive the satisfaction of a given type of need, be it economic, social recognition, self-esteem, or the development of individual skills, while the crowdsourcer will obtain and utilize to their advantage that what the user has brought to the venture, whose form will depend on the type of activity undertaken.” (Estellés-Arolas & González-Ladrón-de-Guevara, 2012, p. 195).

Dans une perspective similaire, Afuah et Tucci (2012) définissent le concept par « l’acte d’externaliser une tâche à un large groupe d’individus (une foule inconnue) plutôt qu’à un agent connu sous forme d’un appel à contribution ouvert ». Dans un autre registre, Brabham (2008 ; 2010) considère que le crowdsourcing est un modèle de production et de résolution de problèmes en ligne par le biais duquel l’entreprise soumet un problème à un large groupe d’individus « la foule » afin d’obtenir des solutions et des idées. Burger-Helmchen et Pénin (2011) affirment que « toute activité réalisée de manière fortement décentralisée et/ou communautaire ne constitue pas forcément du crowdsourcing » parce que, contrairement à d’autres formes d’innovation, le crowdsourcing repose sur une intention stratégique et un modèle d’affaires (Pénin, 2008 ; Burger-Helmchen et Pénin, 2011). Lebraty (2009) définit le concept par « l’externalisation par une organisation, via un site Web, d’une activité auprès d’un grand nombre d’individus dont l’identité est le plus souvent anonyme ». Enfin, d’autres auteurs estiment que le crowdsourcing renvoie à l’ouverture du processus d’innovation ou du modèle d’affaires de l’entreprise à des acteurs externes tels que les consommateurs pour capturer une plus grande valeur (Waldner et Poetz, 2015).

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En examinant la revue de littérature autour des définitions du crowdsourcing, trois traits dominants ressortent de ce phénomène :

- Le crowdsourcing repose sur l’externalisation de tâches réalisées traditionnellement par l’entreprise à une foule anonyme d’individus (Howe, 2008 ; Lebraty, 2009 ; Lebraty et Lobre, 2010 ; Afuah et Tucci, 2012 ; Estellés-Arolas et González-Ladrón-de-Guevara, 2012).

- L’absence de sélectivité de la foule et l’inexistence de barrières à l’entrée (Pénin, 2008) permettant à des participants « non professionnels » appelés « hobbyists » de participer (Brabham, 2010). Cependant, certaines plateformes de crowdsourcing se composent majoritairement d’une communauté d’experts (i.e. Innocentive) ou se basent sur le principe de cooptation (Bouligny et Renault, 2013).

- L’existence d’un modèle d’affaires et d’une intention stratégique (Pénin, 2008 ; Burger- Helmchen et Pénin, 2011) ce qui se traduit par la définition de règles de fonctionnement par l’entreprise.

1.2. Clarifications conceptuelles : Crowdsourcing vs. des concepts voisins

Le crowdsourcing est souvent confondu avec certaines notions voisines comme l’innovation ouverte, l’open source ou l’innovation centrée sur l’utilisateur (Schenk et Guittard, 2009 ; Lebraty et Lobre-Lebraty, 2013). Dans ce qui suit, nous mettrons l’accent sur les confusions conceptuelles qui existent entre le crowdsourcing et ces notions. En effet, si le crowdsourcing,

l’open source et l’innovation ouverte ont le même point de départ à savoir « les entreprises ne

peuvent plus compter uniquement sur leur propre équipe de recherche et développement, elles doivent s’ouvrir sur les consommateurs, sur l’équipe Recherche et Développement des autres entreprises pour s’inspirer de nouvelles idées» (Chesbrough, 2003 ; Le Nagard et Manceau, 2011), chacune de ces notions a des particularités. Force est de constater que les chercheurs ont au début considéré le crowdsourcing en tant qu’une forme d’open source appliquée à des secteurs autres que le système d’information (Howe, 2008). Dans cette perspective, Brabham (2009) ajoute que « le crowdsourcing ne peut pas être restreint au développement des logiciels libres ». Bien que les deux formes de co-création soient très proches, chacune deux a des caractères qui lui sont spécifiques. Si l’open source se base sur une participation et un accès libre permettant d’utiliser et d’améliorer des logiciels informatiques n’offrant aucun droit de propriété intellectuelle et ne donnant dans la plupart des cas aucune rétribution, le

crowdsourcing permet à l’entreprise de breveter les résultats et de rémunérer les participants à

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il est important de souligner que, contrairement au principe de l’open source, les informations concernant la création de valeur ne sont pas accessibles et mises à la disposition de tout le public (Baldwin et Von Hippel, 2011). Par ailleurs, le crowdsourcing est toujours initié par un agent défini (Estellés-Arolas et González-Ladrón-de-Guevara, 2012) contrairement à l’open source qui se base sur un libre accès et une participation volontaire.

Certains chercheurs tendent à considérer le contenu généré par les utilisateurs (user-generated content) comme une forme de crowdsourcing (Geiger, Rosemann et Fielt, 2011), d’autres, s’y opposent en avançant qu’il s’agit de deux pratiques complètement différentes (Roth, 2016). Ainsi, le contenu généré par les utilisateurs permet aux internautes de partager, de façon spontanée, un contenu qu’ils ont créé en ligne sans réponse particulière à une demande managériale. Par conséquent, il ne peut pas être considéré comme du crowdsourcing (Burger- Helmchen et Pénin, 2011 ; Divard, 2011). Dans la même lignée, Estellés-Arolas et González- Ladrón-de-Guevara (2012) affirment que la mise en ligne et le partage d’une vidéo Youtube ne relève pas du crowdsourcing à moins que cela réponde à une initiative managériale comme c’est le cas du concours Crash The Super Bowl lancé par la marque Doritos qui, depuis 2007, invite les passionnés de la marque à créer des vidéos publicitaires Doritos (Brabham, 2009). Dans un autre registre, certains chercheurs considèrent que le crowdsourcing est un sous concept d’innovation ouverte (Sloane, 2011 ; Aitamurto et al., 2011). Selon Schenk et Guittard (2011), le crowdsourcing se distingue de l’innovation ouverte de par la nature du résultat, l’innovation ouverte est axée autour de l’originalité de l’innovation tandis que le crowdsourcing n’aboutit pas toujours à des solutions innovantes (Schenk et Guittard, 2011). Selon ces auteurs, l’idée centrale de l’innovation ouverte à la Chesbrough (2003, 2007) est que, dans un monde de connaissance partagée, les entreprises font appel à des flux de connaissance inside-out qui correspondent à la connaissance développée avec la firme, afin de la rendre possible à d’autres firmes. De l’autre côté, les flux outside-in correspondent à la connaissance développée dans l’environnement, entre autres les consommateurs, et qui sera intégrée par l’entreprise. Dans la même logique, les chercheurs mettent l’accent sur l’importance cruciale que jouent les brevets dans l’innovation ouverte à la Chesbrough (Pénin, 2008). Enfin, un autre élément différenciateur concerne le mode d’interaction qui est destinée exclusivement à la foule et non à une variété de partenaires comme c’est le cas de l’innovation ouverte.

L’innovation centrée sur l’utilisateur (user-innovation) développée initialement par Von Hippel (2005), quant à elle, diffère du crowdsourcing quant à la relation qui lie l’entreprise avec la

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foule (Schenk et Guittard, 2011). Dans le premier cas, il s’agit d’un processus d’innovation initié par certains utilisateurs ayant la capacité d’anticiper les besoins du marché et possédant la possibilité de supporter certains coûts et risques liés à l’innovation. Pour ce qui est du

crowdsourcing, ces deux chercheurs suggèrent que la foule offre à l’entreprise des ressources

sous des conditions, mais n’implique pas des feedback du type utilisation de l’innovation. Dans l’innovation centrée sur l’utilisateur, le processus est initié par les utilisateurs (Schenk et Guittard, 2009) qui ont la possibilité de modifier les produits de façon à les rendre plus adaptés à leurs besoins. L’utilisateur dans ce cas peut être une entreprise ou un individu qui bénéficie de l’utilisation du produit et non de sa vente (Baldwin et Von Hippel, 2011). En revanche, les projets de crowdsourcing sont toujours initiés et contrôlés par une entreprise pour répondre à un besoin managérial (Brabham, 2011).

Dans la littérature, les concepts de co-création et crowdsourcing sont utilisés indifféremment. Comme spécifié dans la section précédente, la co-création peut s’opérer dans un environnement physique et ne se restreint pas, par conséquent, au canal Internet contrairement au

crowdsourcing qui s’opère essentiellement sur Internet. Selon Sawhney et al. (2005), le concept

de co-création a vu le jour bien avant le crowdsourcing (Prahalad et Ramaswamy, 2000, 2004), les deux concepts diffèrent en termes de portée et de richesse (in reach and richness). Tandis que le crowdsourcing a une plus grande portée en termes de participants, la co-création donne lieu à des résultats plus riches compte tenu du niveau d’implication des participants (Adams, 2013).

Le tableau 2, extrait des travaux de Schenk et Guittard (2011) et Burger-Helmchen et Pénin (2011), présente une comparaison à partir de plusieurs éléments pour distinguer le

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Tableau 2 : Distinction entre le crowdsourcing et les concepts voisins

La définition du concept de crowdsourcing et la distinction des concepts voisins étant effectuées, nous passons désormais aux différents champs d’application du crowdsourcing.