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Retour aux fondamentaux et « dérives culturelles »

CHAPITRE 5 : PRONOSTICS Développement et préservation

5.3 Culture(s), retour(s) aux sources et alternatives à la modernité

5.3.1 Retour aux fondamentaux et « dérives culturelles »

Une première interprétation du thème du Matavaa 2015 est celle donnée notamment par des membres proéminents de Motu Haka et des acteurs culturels proches de l’association. Ceux-ci, pour éviter l’ambigüité entourant l’expression « retour aux sources »133 préfèrent d’ailleurs parler de « retour aux fondamentaux » ou à la « base », traduction qui leur paraît plus près du sens recherché par les organisateurs. Ils évoquent, à l’origine du choix du thème, un constat de « dérives » culturelles134, notamment lors des éditions précédentes, et une volonté de mettre en valeur et de réaffirmer la « base » traditionnelle, notamment en ce qui a trait aux danses et aux chants. Lors de l’édition précédente, qui s’était tenue en 2011 sur l’île de Nuku Hiva et dont le thème était « la transmission », certains avaient trouvé que des groupes étaient « trop modernes » et que l’on copiait, voire plagiait, des danses d’ailleurs, soit d’autres peuples polynésiens, notamment des danses māori, pascuanes ou tahitiennes.

Les discussions autour de cette interprétation ont fait voir certaines conceptions relatives à la culture et au rôle du Matavaa dans ce domaine. Les membres de Motu Haka rencontrés et plusieurs acteurs culturels avec qui j’ai pu discuter s’accordent sur cet enjeu des dérives et sur l’importance de « garder la base ». Cela ne signifie en aucune manière pour eux que la tradition est ou doit rester « figée » ou « statique », bien au contraire, mais qu’il existe certains « critères »,

132 Terme marquisien qui évoquerait le cannibalisme selon certains de mes interlocuteurs. Le mot se retrouve, dans le

Dictionnaire de la langue des îles Marquises de Mgr. Dordillon (1904) sous la rubrique « kaikaia » : « anthropophage, cruel,

féroce, monstre, infâme, qui ne respecte pas la loi de la nature, malfaiteur, assassin ».

133 L’ambiguïté dans l’expression employée en marquisien, Haahua i te tumu, concerne surtout le dernier terme tumu. Celui-

ci, en marquisien, désigne aussi bien le tronc, la souche, l’arbre que le principe, la cause, le commencement, l’origine (Le Cléac’h 1997 : 148). En tahitien, le terme tumu a servi à construire les néologismes hiro’a tumu – « littéralement : conscience originelle” (Saura 2008: 173) - et iho tumu – « essence originelle » (Saura 2008: 173) – pour désigner respectivement les notions de culture et d’identité, comme le note Bruno Saura (2008).

certains « codes » qui doivent être respectés; on ne peut faire n’importe quoi ni dans n’importe quel ordre. Ainsi, la tradition ne doit pas être conçue comme une limite à la création, elle n’est pas contre cette dernière, mais lui fournit un cadre, comme le suggérait Heretu Tetahiotupa135, neveu de l’anthropologue marquisien Edgar Tetahiotupa. Les propos du président de Motu Haka, Toti Teikiehuupoko, sur le sens du thème de la dernière édition du Matavaa, illustrent bien cette perspective :

Retour aux fondamentaux c’est-à-dire que... on a des acquis, (...) et ces acquis-là ont été transmis. Il faut donc garder ces fondamentaux, quitte à les faire évoluer... Alors on garde les fondamentaux, et on adapte, mais pas aller chercher à l’extérieur! Ça, ça veut dire que... on n’a plus rien... si on copie l’extérieur. Mais, ce qu’ils dansent, à l’extérieur, nous le dansons déjà depuis... les premiers festivals! Maintenant, tu peux créer, dans un spectacle après. Mais, il faudra faire attention, comme je dis. Il y a des spectacles qui seront des shows. C’est une espèce de show. [Du] show-business. C’est du spectacle, hein. Mais si on veut véritablement rester dans la tradition, il y a des critères qui doivent être respectés. Dans la présentation! Il y a ça au début, et il y a ça à la fin. On ne met pas... les chaussures sur la tête, hein? On met les chaussures aux pieds.(…) [D]ans la tradition, dans les fondamentaux, il y a des incantations, il y a des cris d’accueil, ou encore, après, tu as... des chants et des danses, des danses (...) qui servent à l’ouverture des spectacles traditionnels, des chants et danses traditionnels. (…) Après, tu meubles, à l’intérieur. Et, à la fin, y’a toujours, toujours un chant qui dit que nous avons terminé de présenter notre spectacle et on vous dit au revoir. [claque dans les mains] Là, on a terminé! Et là, des fois on termine... y’a ni tête ni queue! On fait, par exemple, la fin, on met pour le début!

Pour ces acteurs, le Matavaa est ainsi conçu comme le lieu privilégié d’expression, de (ré)affirmation, de transmission de cette « base » culturelle traditionnelle. Cela n’empêche évidemment en aucun cas, comme le précisent Toti ou Débora Kimitete, de réaliser des créations plus libres, plus « modernes » à l’extérieur de ce cadre. Pour Débora, comme pour d’autres, en effet, l’existence d’événements et d’espaces qui permettent déjà l’expression de manifestations culturelles modernes et plus libres, tel que les fêtes du « juillet »136, justifie l’importance de préserver le Matavaa comme espace d’expression du traditionnel. Outre les fêtes du « juillet », d’autres événements culturels valorisant les créations plus « modernes » ont d’ailleurs plus récemment vu le jour, notamment le festival de « musiques actuelles » ‘Eo Himene, en 2014, à l’initiative du musicien et enseignant Christophe Cordier. Dans la demande de subvention à la

135 Heretu n’est pas un membre ni un proche de Motu Haka, mais sa conception de la tradition rejoignait ici celle de membres

de Motu Haka et d’autres acteurs culturels.

136 Les fêtes du juillet ou le Tiurai (juillet en tahitien, de l’anglais July) sont des célébrations organisées en Polynésie

française durant le mois de juillet, à l’origine pour souligne la fête nationale française du 14 juillet. Des jeux, des concours, des spectacles de danse, des « baraques » sont organisées pour l’occasion. Aux Marquises, en plus des concours de danses on retrouve notamment les très populaires courses de chevaux.

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réserve parlementaire de la députée Maina Sage, la description que fait l’association ‘Eo Himene de leur projet exprime bien leur vision de l’événement qui se veut complémentaire au Matavaa en mettant en valeur une autre facette de la « culture », en montrant qu’elle « est autant création que tradition » :

Si le festival des arts des Marquises est très important pour la promotion de la culture traditionnelle, il manquait un évènement pour l’évolution et la promotion des musiques actuelles de l’archipel. Nous souhaitons, à travers le festival Eo Himene, donner la chance aux artistes des 6 communes de l’archipel de se produire sur une grande scène avec une sonorisation et des éclairages professionnels, mais aussi de pouvoir échanger avec des artistes reconnus venant de Tahiti.

Nous invitons la jeunesse marquisienne à vivre sa culture d’aujourd’hui, en mettant en avant la pratique d’un instrument ainsi que les créations originales en langue marquisienne, afin de montrer au plus large public que la culture est autant création que tradition. (Réserve parlementaire 2017)

Heretu Tetahiotupa, membre du comité organisateur, met également en avant l’importance du métissage et des apports à la fois de la « technologie moderne » et de la « culture traditionnelle » et explique les règles que l’association a choisi de mettre en place pour favoriser et cadrer la création :

[À] travers ce projet, c’est ça que j’aimerais mettre en avant, c’est justement le métissage artistique, musical, mais en même temps, ça permet d’explorer le côté culturel et aussi l’aspect, comment dire, le monde actuel quoi, tout ce que la technologie moderne peut offrir comme moyen d’expression et diversifier aussi... Parce qu’il y avait une des exigences de notre festival, c’est un point important, c’est [qu’]on interdisait les synthés arrangeurs. C’est ce genre de musique-là qu’on ne voulait pas au festival parce que, dans notre réflexion, c’est quelque chose qui fait descendre la musique. Et c’est marrant parce qu’il y a cet aspect technique, technologique dedans, mais y’a une perte qui se crée parce que les gens, c’est tellement facile d’appuyer sur une touche plutôt que de jouer. Ils ne sont plus musiciens. Et donc, s’ils ne sont plus musiciens... Pour être musicien, il faut pratiquer, il faut... Il faut s’exercer, il faut chercher et quand y’a plus de recherche, y’a une dégradation de la qualité de la musique quoi. (...) Donc le festival, c’était l’expression de ça, en fait. La volonté qui était derrière c’est de réveiller les gens et de les motiver pour monter une scène artistique polynésienne, enfin marquisienne, mais moderne, avec tout ce que la civilisation moderne peut nous apporter de choses positives, et tout ce qui nous reste aussi de notre culture traditionnelle et donc, de notre identité propre. Y’a des choses qui sont uniques, des sons uniques, des instruments uniques ici et il faut les mettre en valeur.

P.P. : Et c’était un des objectifs du festival aussi de mettre en valeur ces choses-là, plutôt

marquisiennes, polynésiennes...

H. T. : Ouais donc y’avait interdiction des synthés arrangeurs et obligation de présenter des

P.P. : En langue marquisienne?

H. T. : Je sais plus si c’était en langue marquisienne... C’est la création... En fait, c’est pour

favoriser la création. Donc, non, ce n’était pas qu’en marquisien. C’est une composition du groupe, quoi, au minimum. Donc voilà, c’était une des exigences du festival...

En parlant de la culture, notamment, plusieurs acteurs du milieu culturel insistent sur l’importance de « savoir faire la part des choses » (entre les apports modernes et les acquis traditionnels), d’où l’importance de réaffirmer cette base traditionnelle, ces « fondamentaux » de la « culture marquisienne », notamment à travers le Matavaa :

P. P. : Qu’est-ce que tu penses des groupes... .des associations, qui font des trucs plus

modernes un peu, bon qui... qui mêlent avec le synthétiseur ?...

H. K. : C’est bien. Ça va... aider à… garder, euh... une certaine culture, mais après, il faudra

savoir faire la part des choses, hein! C’est ça qui est pas évident. (...) En fait, faudrait garder notre Matavaa comme ... tout le temps du retour aux sources, hein! (...) Mais après, hors de ça, on s’adapte à la vie quotidienne, la modernité, la mondialisation, bon, tout en gardant, si on peut garder, la langue, quelques danses, mélanger... Oui! Ça, je suis pour, hein! Au contraire, il faut! Parce qu’on peut pas rester tout le temps dans le... dans le retour aux sources, ça va... Moi je vais te dire, moi je pourrais, hein! Euh... beaucoup de personnes, comme ça, tu peux pas, tu peux pas leur imposer ça tout le temps. Y vont avoir marre et après ils vont finir, ils vont plus vouloir, quoi! Si, si, je suis pour, mais après... il faudra voir... faut savoir... contrôler leurs pulsions! [rire] (Huku Kaimuko, 22 mars 2016).

Pour plusieurs acteurs rencontrés, le Matavaa n’est cependant pas suffisant. Ceux-là souhaiteraient que « ça soit tout le temps » ou suggèrent qu’il faudrait organiser d’autres événements, soulignant que la culture marquisienne ne se résume pas à ses danses et ses chants. Pour Po’i Taata, instituteur très impliqué dans la culture :

il faut pas qu’il y ait [que] le Matavaa pour réveiller les... comment dire, les appétits, les consciences. Il faudra autre chose également. Par exemple, pourquoi ne pas organiser des rencontres ? Enfin, tu me diras, ça dépendra des moyens qu’on y mettra. Enfin, l’idée ça serait, pourquoi ne pas organiser des rencontres sportives traditionnelles, par exemple, une fois par an? Ou alors une fois tous les 2 ans? Ou alors une fois tous les 4 ans? Et puis, la deuxième année, organiser une rencontre culinaire! Entre les îles? Une troisième année, organiser, je ne sais pas, un combat de travaux manuels sur les matériaux tels que les fibres de coco, les palmes de cocotiers, les... enfin tout ça!

5.3.2 « Fond » et « forme », « surface » et « profondeur »

Plusieurs déplorent ainsi la faible fréquence à laquelle se déroulent ces moments d’« éveil culturel », le fait que ceux-ci ne se prolongent pas hors de ces moments ponctuels. Ils déplorent aussi un manque de diversité des éléments culturels valorisés. Plus encore, plusieurs acteurs

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impliqués dans le milieu culturel déplorent fortement un rapport à la culture qui reste trop « en surface », qui relève trop d’effets de « mode » et qui se concentre trop sur la « forme » et pas suffisamment sur le « fond » et le « sens ». C’est aussi un manque de connaissance et d’éducation quant au « sens » et à l’histoire qui est déploré. Pour Gabriel Teikitekahioho, ce rapport à la culture trop superficiel donne lieu à un rapport à la culture qui demeure avant tout esthétique, ce qui est à la mode, notamment chez les jeunes :

Ça va pas assez loin, parce que... La surface c’est tout ce qui est (...), comment dire... tout ce qui est beau, viril, tout ça. Mais, sans... sans descendre un peu plus fort que... La vraie culture c’est... c’est tout ce qu’il y a en bas aussi, ce qu’il y a dans les profondeurs aussi. Cette image qui m’a... Ouais, ils sont en train de capter seulement ce qu’il y a à la surface. Alors [que] y’a encore... plein, plein, plein... à voir. (...) On n’a pas assez creusé.

Partageant ce constat, Heretu Tetahiotupa, croit qu’on est resté « trop dans la forme » jusqu’à présent dans ce « renouveau culturel », aux dépens du « fond » qui relève de la spiritualité, d’une « vision polynésienne » du monde. On a revalorisé des pratiques sans forcément comprendre les significations derrière celles-ci. On se tatoue, par exemple, « pour être joli », pour « montrer que tu es Polynésien ». Pour Heretu, pourtant, « le tatouage, la sculpture, la danse, ce ne sont que des expressions de la spiritualité polynésienne » (je souligne) qui est « le cœur de tout ça » :

C’est la vision polynésienne, c’est comment le Polynésien, nos ancêtres percevaient le monde. C’est des gens qui ont décidé de peupler, d’aller peupler l’océan Pacifique, tu vois. Ils ont traversé avec la connaissance d’une technologie de pierres, ils ont parcouru des milliers de kilomètres sur l’océan et en fait, c’est tellement d’événements incroyables qui nous ont menés jusque-là, qui ont fait que la culture polynésienne, elle a une particularité et une vision du monde qui lui est propre quoi. Et c’est important qu’aujourd’hui on se reconnecte avec ça. Y’a beaucoup de valeurs, de choses... (...) Tout ce qu’on fait, c’est la forme et le fond, c’est la spiritualité, c’est ce que tu ressens à l’intérieur de toi, c’est l’univers intérieur. C’est d’autant plus important pour moi de travailler ça et de chercher quoi. C’est vrai que l’histoire... On a beaucoup perdu à ce niveau-là quoi, le niveau spirituel polynésien. Ç’a été effacé par la culture chrétienne, les missionnaires qui ont interdit pendant plus de 50 ans la pratique de la langue, du tatouage... Le tatouage, ça fait partie du rite spirituel. C’est une pratique spirituelle. Et aujourd’hui on n’est que dans la forme en fait. Et les gens, ils se tatouent pour être jolis quoi. Pas parce que ça a une signification. (...) Ce monde-là que je suis en train de découvrir, il est incroyable, il est magique quoi. Et c’est comme une natte. C’est-à-dire, c’est tressé, et y’a tout qui est tressé dedans. Y’a la langue, y’a les chants, y’a la danse, y’a le tatouage, y’a l’histoire, y’a tout dedans quoi.

La métaphore de la natte est très présente en Polynésie. Elle peut suggérer, comme dans les propos d’Heretu, la profonde interconnexion des différentes significations et des différentes dimensions, spirituelles, politiques, économiques d’un monde plein où tout est intimement entrelacé. Jean-Marc Pambrun évoquait, dans L’allégorie de la natte (1993), cette idée de la natte

pour suggérer le rapprochement de « toutes les connaissances issues de la culture polynésienne afin de les tresser et de former un ensemble ». Chez les Maori, la métaphore de la corde tressée est employée pour désigner la famille et la solidité et la solidarité des liens qui unissent ceux qui partagent une même lignée (Metge et Jones 1995 : 4).

Heretu ressent des changements, des brèches chez les jeunes de sa génération. Il explique que sa participation au Matavaa 2013 qui avait lieu sur l’île de Tahuata, d’où sa famille est originaire, lui a fait réaliser que ce qui se passait lorsqu’il dansait avec les autres, ce n’était pas seulement dans la forme. Quelque chose se passait du côté des émotions, quelque chose de « plus vrai » :

Et quand je suis allé au festival, c’est ça qui m’a marqué, on n’est plus trop dans la forme là, on est vraiment dans l’intensité des émotions. Les gens, quand ils se mettent à danser, ils entrent en transe, tu vois. Et ce côté transe, c’est un côté qui... Y’a quelque chose de beaucoup plus vrai qui est exprimé dedans quoi. Et pour eux, les jeunes, de rentrer en transe comme ça, de façon naturelle tu vois, parce qu’on dirait qu’on suit comme... On est en train de flotter sur une rivière, et là, la rivière, notre génération, elle est en train de prendre un cours différent tu vois. Les gens, ils se sentent inspirés par de nouvelles valeurs et des choses plus profondes justement et pour moi, c’est la quête de sens en fait. La forme est déjà réapparue, c’est-à-dire que bon, y’a eu la culture ancienne, y’a eu un processus d’effacement, y’a eu un renouveau culturel, mais il s’est fait par la forme. Ça a eu lieu dans les années 1980, même un peu avant, grâce aux travaux de Karl von den Steinen, un Allemand qui a fait des travaux ici. Le truc c’est que ça été... C’était en Allemand, ça n’avait pas été traduit à l’époque, donc les gens, ils ont eu juste les images, ils comprenaient, ils ne pouvaient pas lire l’allemand. D’ailleurs, y’a une anecdote qui est présente dans le documentaire Tatau sur le tatouage tahitien, je sais pas si t’as vu? Où ils parlent de l’alphabet ABCD, et en fait, c’était son système de légende pour le gars, tu vois ? « A », la figure A représente machin. Alors ce motif, plus ce motif, plus ce motif, en fait c’est mon prénom! Donc je vais me tatouer ça! Donc y’a eu plein de contresens qui ont eu lieu comme ça.