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CHAPITRE 3 : STRUCTURES MOBILISATRICES ET OPPORTUNITÉS POLITIQUES

3.1 Paysage politique

3.1.1 Le courant autonomiste marquisien

En plus du traditionnel clivage entre autonomistes et indépendantistes qui domine à Tahiti, s’exprime également une importante mouvance autonomiste marquisienne, depuis au moins les années 1960, qui se caractérise par sa forte critique du centralisme tahitien accusé de maintenir les Marquises dans un état de « non-développement », son « attachement à la France » et sa revendication de différentes formes d’autonomie pour l’archipel des Marquises : « départementalisation », « autonomie politique et administrative », création d’une Collectivité d’Outre-mer, décentralisation, mise en place du Conseil des Archipels54, etc. Ces volontés autonomistes, lorsqu’elles s’expriment, font le chou gras de la presse locale qui emploie souvent des termes connotés négativement pour parler de ces revendications marquisiennes. On a ainsi parlé de « mayottisation », de « séparatisme » − alors même que les élus n’évoquaient qu’une étude des possibilités d’évolution statutaire − et de « départementalisation » − alors qu’on évoquait plutôt une évolution statutaire. Le spectre de la « mayottisation » avancé par les détracteurs du courant autonomiste marquisien réfère à l’expérience de Mayotte après le référendum d’indépendance des Comores en 1974, pour lequel la France avait décidé, à l’encontre du droit international, de considérer les résultats île par île, laissant Mayotte, qui avait

54 Institution prévue par la réforme de juillet 1990 du statut d’autonomie interne de 1984. Ces Conseils devaient être créés

dans chacun des archipels de la Polynésie. Ils auraient regroupé les membres de l’Assemblée territoriale et les maires élus de chacun de ces archipels. Ces Conseils auraient dû être obligatoirement consultés par le président du gouvernement du territoire, notamment sur les plans de développement, et auraient pu émettre des avis dans les matières économiques, sociales et culturelles les intéressant. Ces Conseils d’archipels ne verront cependant jamais le jour (voir 3.3.1.1).

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voté à 63,8% pour le maintien au sein de la République, sous administration française, produisant ainsi une partition du territoire comorien.

Pour Antoinette Duchek, enseignante d’histoire-géographie et membre de l’Académie marquisienne, l’autonomisme marquisien n’est pas, à proprement parler, un mouvement unifié attribuable à un groupe particulier, mais un courant qui s’exprime sporadiquement à travers différents groupes et partis :

C’est un courant ancien, qui vient, qui disparaît. Bon, c’est un courant qui revient souvent lorsqu’il y a des élections justement. Il y a un parti politique… Ben, je ne peux pas dire que c’est un parti politique marquisien qui perdure! En fait, il y a toujours, lorsqu’il y a des élections qui s’organisent, des élections territoriales ou des élections au niveau national, il y a souvent, donc, un petit parti politique qui ressort ça du tiroir, en fait.

Sans doute plusieurs explications pourraient-elles être avancées pour expliquer le fait que cette mouvance n’ait pas été associée à un parti particulier, notamment des raisons stratégiques liées au jeu politique polynésien et aux ambitions et intérêts personnels des candidats en lice, notamment la volonté de certains candidats d’être en tête de liste. Dû à la parité (alternance homme femme) certains choisissent ainsi, malgré les affinités politiques avec un autre parti politique autonomiste marquisien et ses candidats, de se présenter sur une liste différente afin de pouvoir être élu.

Des partis avec des noms tels que « Rassemblement du peuple marquisien », « Union marquisienne agricole » ou « Voix des Marquisiens » existaient dès 1962, mais obtenaient des résultats relativement marginaux aux élections territoriales, bien que la « Voix des Marquisiens » était le parti obtenant le plus de suffrages sur l’île de Ua Huka. Les deux autres partis étaient fort probablement basés à Nuku Hiva, île où ils obtenaient leurs suffrages (pratiquement nuls dans les autres). Je n’ai cependant pu trouver davantage d’informations sur ces partis ou sur leurs revendications, mais l’expression « rassemblement du peuple marquisien » rappelle déjà le nom des partis autonomistes qui viendront un peu plus tard, tels que l’Union marquisienne55, dès 1967, Te putu ia no te Henua ‘Enana56 (1986), puis Te Vevao Nui (traduit par « l’appel au

55 Mené par André Teikitutoua de Ua Pou, d’abord, puis par Guy Rauzy à Hiva Oa, à partir de 1977.

56 Alors que des partis se présentent avec des noms tahitiens dès les années 1960, le parti Te putu ia no te Henua ‘Enana

rassemblement » par le parti), à partir de 1991, d’Edwin Pahuatini, Te Henua ‘Enata Kotoa 57 (1996-200158) de Lucien Kimitete ou Te Henua ‘Enana a Tū59 de Benoit Kautai (2004-2008).

Contrairement à ce que pourraient laisser penser les propos d’Antoinette Duchek cités précédemment, les revendications autonomistes marquisiennes ne ressurgissent pas uniquement au moment des élections territoriales, municipales ou législatives. La venue de représentants de l’État est fréquemment l’occasion pour les élus marquisiens de ce courant de faire valoir celles- ci. Les élus ont adressé également à plusieurs reprises des lettres en ce sens auprès de représentants de l’État, notamment auprès du Ministre des Outre-mer et même auprès du Président de la République française60. Les représentants de l’État sont alors souvent pris à parti, comme « alliés influents » (Tarrow 1996, voir 2.1.2.1), pour revendiquer des solutions qui permettent d’outrepasser la dépendance politique, administrative et économique à Tahiti et pour réaffirmer leur désir de rester français en cas d’indépendance, dans un premier temps, voire d’évoluer vers une Collectivité d’Outre-mer séparée de la Polynésie dès que possible.

Ces différents partis marquisiens que j’associe à un courant « autonomiste marquisien » affirment, dans leurs professions de foi et leurs interventions publiques, se porter défenseur des intérêts sociaux, économiques et culturels de l’archipel des Marquises. Ils s’opposent généralement de façon assez virulente aux politiques de Gaston Flosse et du Tahoera’a Huira’atira, notamment à leur tendance centralisatrice, leur impérialisme culturel, et à la culture politique clientéliste qu’ils entretiennent. Ils mettent fréquemment en avant l’opposition des Marquisiens à l’indépendance de la Polynésie et la crainte qu’elle ne se dirige vers celle-ci. À

avec un nom marquisien, en 1986. Il est formé à l’époque notamment d’Édwin Pahuatini, de Léon Lichtlé (Ua Huka) et de Georges Toti Teikiehuupoko (Ua Pou).

57 Ce nom pourrait être traduit par « Nous tous, la Terre des Hommes » ou « L’ensemble de la Terre des Hommes » 58 En réalité le parti se présente également aux territoriales de 2004 mais sa composition a alors changé dû à un conflit à la

suite du décès de Lucien Kimitete en 2002. Il est alors repris par Louis Taata (maire intérimaire de Nuku Hiva après le décès de Lucien Kimitete), associé au Tahoera’a Huira’atira. D’anciens membres de Te Henua ‘Enata Kotoa fondent alors le parti

Te Henua ‘Enana a Tu (Benoit Kautai).

59 Premier vers de l’hymne national marquisien, le nom du parti pourrait être traduit littéralement par « La Terre des

Hommes, levez-vous! ». Benoit Kautai, qui a fondé le parti, m’en donnait la définition suivante : « Peuple marquisien, levez-vous! » (Kautai, 24 mars 2016).

60 Ce fut le cas notamment en juillet 2003. Benoit Kautai avait écrit alors à Jacques Chirac pour réitérer sa volonter de voir

mise en place une « commission « franco-marquisienne » » pour étudier la question de la faisabilité d’un rattachement direct avec la France, référant à un changement récent de la Constitution qui, en vertu de son article 6, offrirait la possibilité d’envisager un changement de statut après référendum auprès de la population. Kautai réfère à la LOI constitutionnelle n°

2003-276 du 28 mars 2003 relative à l’organisation décentralisée de la République qui, à son article 6, prévoyait l’ajout

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quelques reprises ils mettent en garde contre un Tahoera’a qu’ils croient en train de préparer l’indépendance. Outre l’amélioration des infrastructures et le désenclavement de l’archipel par l’amélioration des dessertes maritimes et aériennes revendiqués par à peu près tous les partis, la construction d’un lycée (THEK61 1996, 1998)62 et autres infrastructures d’enseignement aux Marquises « afin de ne plus voir nos jeunes quitter leurs familles trop tôt pour poursuivre leurs études à Tahiti » (THEK 1996), l’ouverture d’une ligne vers Hawai’i (UM63 1996) ou d’un aéroport (THEK 1996), l’encouragement de l’initiative locale privée (UM 1996; THEK 1998) et la mise en place du Conseil des archipels font partie des principales revendications communes de ces partis. Te Henua ‘Enata Kotoa revendiqua également à quelques reprises la restitution des terres domaniales aux communes et l’abolition des 50 pas du Roy64 en vue d’une gestion côtière communale en 1996 et en 1998. Notons qu’aux Marquises on retrouve environ 9700 ha de terres domaniales, relevant par conséquent du Territoire (Direction des affaires foncières). Une très grande partie de ces terres se trouvent sur l’île de Nuku Hiva.

Parmi les représentants de ce courant, le très charismatique et médiatisé Lucien Kimitete se démarque. Maire de Nuku Hiva de 1992 à 2002 et représentant à l’Assemblée territoriale de 1996 à 2002, il disparaît dans un tragique accident d’avion le 23 mai 2002, au beau milieu d’une tournée électorale en vue des élections législatives, avec 3 autres personnalités du Fetia Api65.

En 2008, Te Henua Enana a Tū a fait campagne explicitement sur la question du rattachement direct à la France et de l’autonomie des Marquises. La liste présentée par Benoit Kautai fut la seule de Polynésie française à obtenir la majorité absolue dès le premier tour avec un résultat de 53,6%. L’évolution statutaire que propose le parti prend alors pour modèle l’expérience récente de Saint-Martin et de Saint-Barthélémy, devenues des Collectivités d’outre-mer le 15 juillet 2007. Par le biais d’un référendum tenu le 7 décembre 2003, les 2 îles ont en effet décidé de se défaire de la tutelle du département français de la Guadeloupe auquel elles étaient auparavant

61 Te Henua ‘Enata Kotoa

62 Le Tahoera’a Huira’atira promettait également la construction d’un lycée sur sa profession de foi de 1986. 63 Union Marquisienne

64 Les 50 pas du Roy ou « 50 pas géométriques » constituent une particularité marquisienne sur le plan foncier en Polynésie

française qu’on doit à la colonisation. On retrouve cependant cette particularité également dans les cinq départements d’Outre-mer (Guadeloupe, Martinique, Guyane, La Réunion et Mayotte) (Clément et Morin 2015). Ils constituent une bande littorale de 81,2 m qui relève du domaine public.

65 Il s’agit du président du parti Boris Léontieff, le candidat Arsène Tuairau et sa suppléante Fersine Beysserre (Libération

rattachées66. La Loi organique n° 2007-223 du 21 février 2007 portant dispositions statutaires et institutionnelles relatives à l’outre-mer a officialisé la création de ces deux nouvelles Collectivité d’Outre-mer dotées de l’autonomie dès lors régies par l’article 74 de la Constitution (Ministère des Outre-mer 2016a, 2016b), créant ainsi un précédent intéressant pour les autonomistes marquisiens. Cette possibilité dont se sont saisies les deux anciennes communes guadeloupéennes avait été ouverte par la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 relative à l’organisation décentralisée de la République qui prévoyait, en son article 72-1, la création d’une collectivité territoriale dotée d’un statut particulier par consultation « des électeurs inscrits dans les collectivités intéressées »67.