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CHAPITRE 5 : PRONOSTICS Développement et préservation

5.1 Imaginaires socio-économiques : Abondance, vie facile et paradis

5.1.3 Privilégiés de vivre aux Marquises

Cela n’empêche pas plusieurs des Marquisiens rencontrés de s’affirmer « privilégiés » de vivre aux Marquises, notamment au vu des possibilités et du mode de vie que leur confèrent encore cette abondance. Comparant la situation actuelle des Marquises à celle de Tahiti, Debora Kimitete insiste, comme plusieurs, sur ce sentiment d’être « privilégiée de vivre ici aux Marquises » et de pouvoir vivre de cette façon :

Ici, aux Marquises, on peut. Parce qu’on a encore les moyens. Y’a pas une… surpopulation qui fait qu’on peut plus… On peut encore vivre comme ça, parce qu’on peut pêcher, parce qu’on peut aller à la chasse. On peut encore le faire. Là, quand je te parle comme ça, je parle de Tahiti. C’est quand même là où y’a le plus de monde. Aujourd’hui, ceux qui veulent pêcher, y’en a plus beaucoup du poisson, hein! Dans le lagon, ou même à l’extérieur. Donc, ils peuvent pas vivre comme nous vivons, nous. Nous, on est privilégiés de vivre ici aux Marquises. Je me dis, moi, privilégiée, de vivre ici. Parce qu’on a du poisson frais tous les matins. Je veux dire, on peut aller en chercher, on peut pêcher son propre poisson. C’est magnifique! C’est encore des endroits sur la planète où c’est possible. Mais y’a d’autres endroits, c’est plus possible!

Le discours de Debora montre bien que ce n’est pas simplement la disponibilité et l’abondance des ressources qui permet à plusieurs de se considérer « chanceux » ou « privilégiés » de vivre aux Marquises, mais bien davantage la possibilité de pouvoir vivre d’une certaine façon, de

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mener une vie qu’il n’est plus possible de mener ailleurs dans le monde, tel qu’à Tahiti.

Les propos de plusieurs des acteurs rencontrés montrent bien que la construction d’une image des Marquises comme « lieu privilégié », comme « espace préservé », voire comme « paradis », se fait en opposition à celle d’un Tahiti jugé « trop moderne », où il ne fait, pour certains, plus aussi bon vivre de par l’apparition de nombreux problèmes socio-économiques et l’impossibilité ou la difficulté, aujourd’hui, d’y pratiquer des activités telles que la chasse et la pêche. Une image négative s’en trouve dépeinte par plusieurs, évoquant les « bidonvilles », les « SDF », les quartiers « insalubres », l’augmentation de la criminalité et des inégalités sociales. Ces éléments soulignent aussi les effets jugés néfastes de politiques du gouvernement central et d’un développement inefficaces et indésirés. Évoquant le départ des Marquisiens pour le centre, dû selon elle au manque d’opportunités d’emploi local, les propos de Debora Kimitete illustrent plusieurs des éléments qui concourent à former une image négative du centre tahitien dans l’imaginaire marquisien:

D. K. : Pourquoi nos Marquisiens partent sur Tahiti? Parce que y’a pas de travail ici! Donc

si tu développes pas, dans chaque archipel, les moyens pour ces gens de rester dans leurs îles, ils viennent encombrer Tahiti et, du coup, ça a une répercussion aussi sur le… développement économique et social de la… de Tahiti, puisqu’ils commencent à avoir les mêmes problématiques que dans n’importe quelle ville de France, avec des problèmes sociaux, des cas sociaux, des gens qui commencent à voler,… des gens qui commencent à agresser les autres parce qu’ils ont pas d’argent et qu’ils voient euh… des produits de luxe, des gens qui se payent des voitures… Tu vois, à Tahiti, t’as des gens qui ont… des Range Rover, des choses comme ça, et à côté de ça, tu as des « ghettos », entre guillemets, des gens qui vivent avec des grosses difficultés et… qui n’ont pas ces moyens et qui voient, donc, qu’est-ce qui se passe, donc, y’a… donc, un phénomène social qui commence à se faire… .Et c’est souvent des gens des îles aussi qui… qui n’ont pas de terres, qui n’ont rien, qui vivent… les uns sur les autres, qui cherchent du travail, parce que y’a pas de travail ici. (…) Lucien [Kimitete], lui, il avait compris qu’il fallait qu’on développe l’archipel si on voulait que nos enfants restent là.

P. P. : Mais développer comment l’archipel? C’est-à-dire, quelle était sa vision, quelle est la

tienne… ?

D. K.: Moi, la mienne, si tu veux, c’est : on n’a pas de ressources. Donc, le seul

développement qu’on peut avoir, c’est le développement touristique ! On n’a pas trop de choix, c’est… C’est la seule ressource qu’on peut avoir. Et c’est pour ça aussi, que… il l’avait senti, il avait demandé à ce qu’on inscrive tout l’archipel à l’UNESCO, parce qu’il sentait aussi que si on développait, il fallait aussi préserver.

Les problèmes évoqués par Debora et qui concourent à donner cette image négative du centre apparaissent comme le résultat de l’évolution du déséquilibre centre-périphérie déjà évoqué plus

haut. Or, si l’attrait économique du centre incite encore plusieurs jeunes à partir, pour certains jeunes rencontrés aux Marquises, on vit néanmoins « mieux aux Marquises » lorsqu’on est sans emploi. La question de l’accès à la propriété foncière et le poids économique, le fait qu’on a « toujours besoin de sous à Tahiti », comme me disaient certains Marquisiens lors de discussions informelles, concourent certainement, en plus de cette image négative d’un centre « trop développé », à réduire l’attrait exercé par ce dernier.

P. P. : J’ai l’impression que y’a beaucoup de Marquisiens qui, n’ayant pas trouvé… Ben,

justement, quand ils trouvent pas un travail satisfaisant à Tahiti, ils préfèrent venir... vivre ici, quoi!

D. K. : Rentrer? Ah, bien sûr! Et ça, c’est un phénomène nouveau! Avant, même s’ils

trouvaient pas du travail, ils restaient sur Tahiti et ils venaient engorger, on va dire, les bidonvilles... Mais c’était pas encore aussi grand que maintenant, donc y’a des quartiers, si tu veux, insalubres, et des choses comme ça. C’est vrai que les communes ont beaucoup travaillé, hein, dans ces quartiers, pour déloger ces gens et les mettre dans des maisons convenables et tout, du moment qu’ils avaient un travail et tout. Et ceux qui avaient pas de travail, ils les ont encouragé à rentrer. Puis après, y’en a d’autres, ben, qui restent... Regarde aujourd’hui la ville de Papeete... Je sais plus combien ils disent... Ils avançaient un chiffre entre 400 et 600 SDF ! Mais jamais on a vu ça! Moi, quand j’étais petite, j’ai grandi là-bas, on en connaissait deux ! C’était toujours les deux mêmes qu’on voyait et qui étaient, on va dire, des personnes incontournables qui avaient fait le choix de vivre dans la rue et qui voulaient pas... ils préféraient vivre là, sans rien, sans... Être libres. Et les gens leur donnait à manger, leur donnait de l’argent. Je veux dire, on les connaissait. Aujourd’hui euh... Y’en a beaucoup!

Le portrait offert par Debora de la situation de la « capitale » est assez près de celui qu’offre Serra Mallol (2009) dans son étude sur les conditions de vie et l’alimentation des sans-abris à Tahiti. Ce dernier évalue, par ailleurs, également la population de sans-abris à Papeete, en 2008, à environ 650 personnes, ce qui représentait à l’époque un peu plus de 0,4% de la population de l’agglomération de Papeete et de l’île de Moorea (Serra Mallol 2009 : 266).

Dans le film documentaire Ananahi, demain (Tessier Gendreau 2013), qui suit le groupe de musique marquisien Takanini, les propos de Mana, batteur du groupe, expriment ce fiu (lassitude) de certains jeunes Marquisiens (sans doute pas la majorité) pour le rythme et le cadre de vie tahitien qui les incite à revenir dans leurs îles natales:

Je pense, ici, aux Marquises, y’a pas les mêmes problèmes que Tahiti, à Tahiti y’a... c’est dur là-bas, hein, tu vois? Tu peux plus aller... tu peux plus vivre de ta terre je pense, y’a trop de bitume là-bas. C’est pour ça aussi qu’on revient aux Marquises, tu vois? On est fiu devant

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cette avancée de technologie, hein? Alors qu’ici on... chacun à son rythme, on pense pas trop à Internet ici... (Mana in Tessier Gendreau 2013)

Casimir Utia, qui enseigne la musique au Collège Saint-Anne d’Atuona (Hiva Oa), évoque de même l’impatience qu’il ressentait à revenir aux Marquises où l’on est « tellement mieux » lorsqu’il étudiait à Tahiti:

Ah non, en fait. Quand je suis allé faire mes études à Tahiti… putain, moi j’avais hâte de revenir ici, hein!. C’est horrible Tahiti! Ah, un petit coup de cinéma en 3d, ok t’es bien, mais… mais après t’as… moi j’avais toujours hâte de revenir ici, hein! (…) J’attendais pas le résultat des examens, je revenais, hein! Fin des examens, je rentrais. On est tellement mieux ici! Franchement… Moi je dis, ici, c’est le… paradis sur terre.