• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 2 : CADRE THÉORIQUE ET OPÉRATIONALISATION

2.1 Cadre théorique

2.1.3 Économie, morale et politique

Les auteurs ayant abordé les revendications politiques marquisiennes ont souvent mis en évidence la place occupée par les questions économiques dans leur formulation et dans les rapports socio-politiques entretenus entre l’archipel, le gouvernement polynésien et l’État. L’enjeu du développement et du désenclavement des Marquises entretient évidemment un rapport étroit avec la question de la redistribution des ressources de l’État. En abordant ces questions, certains auteurs (Regnault 1999; Al Wardi 2008; Cerveau 2001 ; Saura 1993) me paraissent cependant subordonner trop facilement les revendications politiques à des enjeux économiques, voire à une simple recherche stratégique d’intérêts41 (matériels, notamment, mais pas exclusivement). Cette recherche d’intérêts est aussi souvent interprétée à la lumière de rapports clientélistes trop souvent naturalisés. Certaines revendications se voient ainsi réduites, sous leur plume, à de simples stratégies opportunistes de la part des élus locaux, en vue d’obtenir

41 Ainsi les demandes de départementalisation devraient être comprises, notamment selon Regnault (1999), comme un

28

plus d’avantages économiques ou matériels42. Sans prétendre que ces interprétations soient sans fondements (il n’est pas question de nier l’existence de stratégies opportunistes, de relations clientélaires et de recherche d’intérêts matériels), elles me paraissent en revanche offrir une compréhension plutôt limitée de la complexité des rapports politico-économiques entretenus avec le territoire et l’État, des logiques et des conceptions qui sous-tendent les revendications politiques marquisiennes, des diverses tendances politiques locales et de leurs articulations à différentes conceptions des rapports économiques. Se satisfaire de ce type d’explications ne permet pas, il me semble, de saisir la complexité et les subtilités des principes qui légitiment des choix politiques et des revendications particulières.

Pour dépasser ce type d’interprétation qui tend à réduire les acteurs à des « animaux économiques » (ou homo oeconomicus), il me semble essentiel de s’intéresser aux principes moraux impliquées dans les différentes conceptions de l’économie et des rapports économico- politiques soutenues par les acteurs locaux. Comme Siméant, suivant Thompson (1971), il m’apparaît en effet que « les rapports d’échange et de production ne peuvent être séparés des conceptions morales qui en procèdent partiellement et leur donnent sens » (Siméant 2010: 143). Je m’inscris en ce sens dans le sillage des travaux d’anthropologie économique qui conçoivent, suivant Karl Polanyi (1983 [1944]), l’économie comme imbriquée (embedded) dans le social.

2.1.3.1 Économies morales et cadres d’injustice

Je m’inspirerai donc ici de la notion d’« économies morales » développée d’abord par l’historien marxiste britannique E. P. Thompson (1971)43, puis reprise notamment par Scott (1976), Arnold (2001), Fassin (2009, 2012; 2013; Fassin et Lézé 2013), Siméant (2010, 2011, 2015) et Götz (2015). Dans sa première conceptualisation, la notion d’économies morales permet à Thompson, dans son étude de la formation de la classe ouvrière britannique, de critiquer une « vision spasmodique » des mouvements populaires basée sur une interprétation matérialiste

42 Ainsi, Regnault, par exemple avançait : « L’attachement à la France, dans ces conditions, n’est qu’une façon d’obtenir

toujours plus. Les Marquisiens savent bien qu’ils ont besoin de toute façon de la solidarité territoriale » (1999 : 217). Il ajoutait : « Ils [les Marquisiens] utilisent toutes les « ficelles » qui leur permettront de tirer leur épingle du jeu sur des terres attrayantes et attachantes, certes, mais où les chances de développement sont réduites. Peu unis entre eux, ils ne font, dans une certaine mesure, que donner l’illusion de leur préférence pour la France, ce qui ne signifie pas qu’ils n’aiment pas ce pays. » (Regnault 1999 : 218).

43 Du moins sous la forme qu’on lui connaît aujourd’hui, en sciences sociales. Götz (2015) a bien montré que l’origine de

cette expression est plus ancienne et diversifiée, l’approche thompsienne ne reflétant en fait qu’une infime partie des usages qui en ont été fait depuis son apparition au XVIIIe siècle.

problématique de ceux-ci qui les réduit à « de simples réponses à des stimuli économiques » (Thompson 1988 [1971], in Fassin et Lézé 2013 : 312). L’auteur défend alors, alternativement, la nécessité de considérer les éléments d’ordre moral (et non seulement matériel) qui motivent l’action directe, soutenant que l’« atteinte » à des « règles morales » pouvait en constituer une « cause courante» (Thompson 1988 [1971] in Fassin et Lézé 2013 : 315). C’est cet ensemble de règles, ce « système de principes, d’obligations et d’attentes qui régulent les rapports sociaux et la vie économique » (Fassin 2013 : 244), qu’il conviendrait dès lors d’appeler « économie morale ».

Le politologue et anthropologue James C. Scott qui a quant à lui contribué à populariser la notion en anthropologie, s’en est servi plutôt pour analyser et décrire l’expérience du quotidien de la survie de paysans d’Asie du Sud-Est à travers la notion d’ « éthique de la subsistance » (Fassin 2013 : 244; Scott 1976, dans Fassin et Lézé 2013 : 318-328). Sa notion d’économie morale porte une charge tout aussi critique contre les approches matérialistes dominantes qui isolent les individus de leurs contextes socio-culturels. En s’intéressant à l’ « univers moral partagé » (Scott 1976, dans Fassin et Lézé 2013 : 327) des acteurs, Scott parvient à lier l’expérience quotidienne de ces derniers à la résistance et à l’action collective à travers l’exercice du jugement et de l’évaluation morale des inégalités et injustices quotidiennes. En ce sens, comme le rappelle Siméant, la perspective de Scott met en valeur les conceptions locales qu’ont les gens « de la justice économique et leur définition opératoire de l’exploitation – ce qui est tolérable ou intolérable » (2010 : 144).

En s’inspirant à la fois de cette tradition et de celle initiée par l’historienne des sciences L. Daston, qui s’est intéressée plutôt au rôle des émotions et des affects dans l’activité scientifique, Fassin a élargi la notion en la définissant comme « la production, la répartition, la circulation et l’utilisation des affects et des valeurs dans l’espace social » (2013: 245), « autour de questions de société », de telle sorte qu’elles « décrivent une certaine manière de les poser qui caractérise un moment historique donné » (Fassin 2012 : 653). En ce sens, elles forment un « système de normes et d’obligations » qui « oriente les jugements et les actes, distingue ce qui se fait et ce qui ne se fait pas » (Fassin 2009 : 1243). Si j’opte pour cette définition plus large et plus neutre qui me paraît mieux adaptée à l’approche inductive de l’enquête ethnographique, je pencherai

30

davantage du côté de la tradition associée à Thompson et Scott, pour leur considération des rapports de domination, que celle associée à Daston. Il importe cependant, comme l’a fait remarquer Götz (2015), d’abandonner l’association initiale du concept avec les sociétés pré- industrielles (établie par Thompson) qui témoigne d’une vision dichotomique de l’histoire où l’économie moderne, conçue comme non soumise à des préoccupations morales, s’opposerait aux économies de sociétés pré-industrielles qui, elles, le seraient (Götz 2015 : 147, 155; Arnold 2001 : 89).

L’intérêt de cette perspective des économies morales est multiple. D’une part, elle offre, comme l’a suggéré Götz (2015), une « antithèse » à la théorie du choix rationnel « that conflate rationality and utilitary maximisation in a crude material sense and dominate the present political imagination » (2015 : 147). Associée à la théorie du processus politique, cette perspective me semble particulièrement fertile pour penser à la fois l’organisation de « cadres d’injustice »44 (Tarrow 2011 : 145; Gamson Fireman et Rythina 1982 : 123) particuliers et leur évolution, les questions de légitimité politique et le rôle de l’articulation entre jugements moraux et questions économiques particulières dans l’émergence des revendications souverainiste, notamment avec l’idée, développée par Thompson, de rupture d’un « contrat moral » (Fassin 2009 : 1245) découlant du non-respect d’« engagements tacites » et d’« attentes » entre les parties (Fassin 2009 : 1243). D’une certaine façon, il s’agira donc de s’intéresser aux « processus de cadrages » (voir 2.1.2.4) qui permettent de fixer les questions économiques mentionnées plus haut au sein de revendications politiques particulières, qui permettent de décrire et considérer telle situation économique, telle question, telle mesure, comme juste ou non, acceptable ou non. Les « économistes moraux » inspirés par Thompson ont souvent souligné l’importance de considérer les normes, les règles, les principes convenus qui guident quotidiennement les échanges entre dirigeants et dirigés (entre dominants et dominés, entre l’élite et le peuple), lesquels prennent la forme d’accords tacites qui génèrent des attentes particulières (Siméant 2010 : 144; Fassin 2013 : 244-245; Thompson 1988[1971] dans Fassin et Lézé 2013 : 314-315; Scott 1976 dans Fassin et Lézé 2013 : 320-321). De ce point de vue, l’économie morale est envisagée également comme un « arrangement qui, dans une situation de domination, définit les paramètres de ce qui est

44 Un cadre d’injustice constitue, selon Gamson et al., « une interprétation des événements qui conduit à la conclusion qu’un

système d’autorité est en train de violer les principes moraux partagés des participants. C’est une alternative à un cadre de légitimation et fournit une raison pour être en désaccord. » (Gamson et al. 1982: 123, in Belleau 2014: 24)

acceptable » (Siméant 2015 : 167; traduction personnelle). Il importe dès lors de s’intéresser aux ruptures « implicites et tacites » (Simméant 2015 : 168) que connaissent ces arrangements, aux sentiments d’« outrage collectif » ou d’indignation morale qu’elles occasionnent, pour penser les relations et les conflits entre dominants et dominés et interroger la présence ou l’absence d’actions collectives ainsi que les conditions et les formes de l’indignation populaire (Siméant 2010 : 157). Ces arrangements connaissent des crises et des transformations qu’il importe alors de comprendre et de décrire.