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Dépendance à Tahiti et récits de dépendance

CHAPITRE 4 : DIAGNOSTICS

4.1 Diagnostics de dépendance(s)

4.1.2 Dépendance à Tahiti et récits de dépendance

La critique de la dépendance économique à l’État se double ainsi, pour plusieurs acteurs rencontrés, d’une critique de la dépendance vis-à-vis de Tahiti, et d’un développement qui favorise le centre aux dépens des archipels périphériques, notamment des Marquises. Plusieurs tiennent responsables les dirigeants politiques de ne pas se préoccuper de ces derniers en

111 Notamment sont construits l’aéroport de Faa’a en 1961, le Centre hospitalier territorial de Mamao, la nouvelle poste

centrale, plusieurs collèges et lycées, ’une Maison des jeunes et de la culture ou encore avec l’agrandissement du boulevard du front de mer (Merceron et Morschel 2013: 58).

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n’instituant aucune réelle politique de développement les concernant. Cette situation apparaît d’autant plus insupportable que la capitale paraît continuer de se développer à un rythme beaucoup plus rapide et à raffermir son attrait économique, continuant à drainer les ressources économiques et humaines, notamment les jeunes étudiants et les chercheurs d’emplois. Elle indigne d’autant plus au vu de la différence considérable – entre Tahiti et les Marquises – des délais pour la construction de nouvelles infrastructures, des affaires de corruption et des nombreux exemples de gaspillage de fonds publics, notamment dans des dépenses somptuaires pour des constructions (à Tahiti) jugées mégalomanes, telles que la mairie de Pira’e ou le palais présidentiel à Papeete, dont les coûts ont été estimés à 41 millions d’euros par la CTC (Bessard 2013 : 628)112.

Plusieurs vont jusqu’à suggérer non seulement que rien n’est fait pour le développement des Marquises, mais que tout est fait pour ne pas qu’elles se développent ou, du moins, pour limiter leur développement. À Nuku Hiva, notamment, j’ai pu remarquer que cette perspective s’appuie parfois sur des récits qui mettent en avant des espoirs déçus liés à l’échec de projets de développement ou le gaspillage d’espaces qui se voient attribuer un fort potentiel de développement dans l’imaginaire local. Plusieurs de ces récits sont assez récurrents. C’est le cas des récits entourant le plateau de Toovii, sur l’île de Nuku Hiva, auquel est attribué un fort potentiel pour l’agriculture et l’élevage. Dès la journée de mon arrivée aux Marquises (à Nuku Hiva), l’homme qui m’accueillit m’expliqua − portant à mon attention les innombrables « pinus » (pins des Caraïbes ou pinus caribaea) bordant la route qui mène de l’aéroport de Terre déserte au village de Taiohae − les conséquences néfastes de ce qui me sera présenté par plusieurs comme un échec. Ces pinus, plantés par le Territoire en vue d’être exploités pour le bois d’oeuvre, représentent pour plusieurs un gaspillage et un désastre non seulement économique, mais aussi écologique, car ils sont tenus responsables de l’assèchement de la nappe phréatique et l’acidification des sols du plateau de Toovii, les rendant moins proprices à l’agriculture.

De 1977 à 1985 le Territoire fit en effet planter des pins des Caraïbes sur le plateau de Toovii dans le cadre d’une politique territoriale de reboisement initiée dans les années 1970 et visant à « limiter les importations de bois de construction en produisant sur place, à fixer les populations

des îles par le développement d’une filière bois importante ainsi qu’à restaurer et mettre en valeur les sols pauvres et érodés des zones déforestées alors fréquentes dans toutes les îles hautes » (Service du Développement rural 2013 : 2). Or, tout ce bois ne sera jamais exploité tel que prévu, la scierie nécessaire à leur exploitation n’ayant jamais vu le jour et les différents projets de scierie ayant fini par avorter pour des raisons diverses (D. Kimitete, 29 avril 2016)113.

À ce sujet, les propos d’Heretu sont représentatifs d’un certain discours qui veut que Tahiti (le gouvernement polynésien) ne souhaite pas ou n’a pas intérêt à ce que les Marquises se développent en dépit de leur potentiel :

Y’a eu plein de financement de la part de la France, de l’Europe, et qu’est-ce que fait Tahiti, ben il manipule tout pour que le maximum de bénéfice arrive à Tahiti, et le reste... Enfin, ils veulent pas, y’a pas une volonté... Ben moi, je crois qu’il y a une volonté politique de la part de Tahiti qu’il n’y ait pas de développement aux Marquises, qui essaie de ralentir le développement... (...) Les gens ont voulu faire une culture maraîchère ici, y’avait aussi des bœufs qui étaient venus pour faire de la viande. Y’a un potentiel énorme aux Marquises, ici. On a une richesse, un climat vraiment particulier qui fait que le taux de fertilité est très élevé. Donc les Marquises ont toutes les ressources nécessaires pour pouvoir fournir en alimentation toute la Polynésie, tu vois. Donc y’a des projets qui ont été montés pour ça, pour que ça se développe, mais ça n’a jamais vraiment marché. Donc cette histoire de projet maraîcher, de faire des légumes pour vendre, ben Flosse il a dit « non, non, non! J’ai une meilleure idée pour vous, on va planter des pinus. Des pinus ça permet de faire du bois, bla bla bla... » et en fait, il a vendu cette idée, et c’est un désastre écologique. (...)Je sais pas, s’ils avaient planté du santal à la place de ces pinus, tu vois, (...) C’est très rare tu vois, et c’est très recherché, et c’est une valeur incroyable. Mais ils ont planté des pinus à la place (...). Ben c’est clair et évident pour moi, c’est... (...) C’est pour maintenir le pouvoir, c’est juste pour maintenir le pouvoir, parce que si tu crées une richesse ici que Tahiti n’est plus capable de maîtriser, bin ça change complètement l’équilibre politique tu vois. Ça change complètement tout le système moderne, et du coup, ils ne voulaient de ça ces gens-là quoi. Ils ont tout fait pour que ça n’arrive pas. (...) Enfin, moi, ça me paraît évident qu’aujourd’hui, toutes ces choses-là, ce sont les témoins d’une volonté néo-colonialiste de Tahiti. Continuer à exploiter la culture marquisienne, et limiter le développement ici. Bon d’un autre côté, je pense que tant mieux aussi quelque part qu’il n’y ait pas... Je pense que c’est important qu’il n’y ait pas un développement économique important ici, parce que justement, ça va amener cette logique de profit du monde occidental, tous ces comportements qui sont très dangereux pour l’environnement, les gens et les communautés. Donc tant mieux que ce ne soit pas passé comme ça, mais c’est l’expression, voilà, de l’impérialisme tahitien, que je trouve qui est problématique, quoi. Et c’est une chose que beaucoup de Marquisiens ressentent.

113 Cerveau (2001 : 145-146) a abordé les difficultés rencontrées par la politique de reboisement du Service de

développement rural. Elle les attribue notamment à la propriété invidise des terres qui oblige à consulter des dizaines d’héritiers et à l’accès difficile aux plantations établies sur de fortes pentes, ce qui nécessiterait du matériel adapté à ces conditions pour l’abattage et le transport.

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Plusieurs habitants avec qui j’ai discuté se montrent déçus, à l’instar de ce jeune homme, qu’on n’ait pas pensé à planter des arbres de plus grande valeur tels que le santal, le to’u ou le miro, entres autres essences précieuses et endémiques employées notamment par les sculpteurs et les artisans locaux dans leurs créations.

Plusieurs projets avortés et rapportés par les acteurs rencontrés font voir une autre dépendance majeure : la dépendance administrative et politique – et non plus seulement financière – à la fois à Tahiti et à l’État. Plusieurs mettent en effet en avant le rôle de normes administratives dans les échecs de ces différentes initiatives de développement et s’indignent ou critiquent la lourdeur des procédures bureaucratiques ou l’inadéquation de ces normes en contexte polynésien ou marquisien.

Un projet d’élevage bovin également institué par le Territoire sur le plateau de Toovii et ayant connu un destin similaire est aussi évoqué à plusieurs reprises par les acteurs. Un rapport d’information du sénat du 14 avril 1983 donne un aperçu des espoirs qu’a pu susciter le développement de ce secteur économique :

Le développement de l’élevage constitue pour le territoire l’un des objectifs majeurs du VIIIe plan de développement économique et social. Il s’agit à la fois de réduire la part des produits importés dans la consommation locale, de mieux équilibrer les activités des archipels et de créer des emplois.

C’est dans cette optique que le territoire, par l’intermédiaire du Service de l’économie rurale, procède actuellement à l’aménagement du plateau de Toovii à 25 kms de Taiohae à Nuku- Hiva (Marquises). Il est prévu, dans un premier temps, l’aménagement de 250 hectares de pâturages permettant d’entretenir un cheptel pouvant fournir 100 tonnes de viande bovine par an, ce qui permettrait de satisfaire les besoins de la population des îles Marquises. Cette opération devrait être menée à son terme en 1983. Par la suite, l’ensemble du plateau (environ 3.000 hectares) pourrait être mis en valeur, ce qui permettrait de produire de la viande qui serait exportée sur les autres archipels. (Valade et al. 1983: 32).

Promettant de rendre l’archipel autosubsistant en viande, avec à l’origine 700 têtes de bétail, selon D. Kimitete, la ferme n’existe plus aujourd’hui. Certains acteurs interrogés évoquent des difficultés liées aux normes d’hygiène pour la mise en place d’un abattoir. Alors que nous abordions la question de l’élevage bovin à Toovii, le quatrième adjoint à la commune de Nuku Hiva me parlait des difficultés liées « au coût des structures », aux processus administratifs bureaucratiques et aux restrictions imposées par les normes en vigueur importées de métropole :

Là on était encore en réunion ce matin et on avait... des vétérinaires qui sont venus avec le SDR [Service de développement rural], pour discuter, justement... des problèmes de l’élevage ici aux Marquises. Bon, avec le maire on expliquait que... On a une cuisine centrale, qui alimente toutes les écoles. Nous, on a une viande que je dirais qui est bio. Nos chèvres, nos bœufs, tout ça, c’est bio! Mais on peut pas donner à manger de ça à nos enfants!

P. P. : Pourquoi? T. S. : Ben, parce que...

P.P. : Ça respecte pas les normes ?

T. S. : Voilà! D’hygiène. Encore ces lois françaises, tu vois? [rire] Tu vois ce que je te dis?

Ah, il faut un gars qui vient estampiller la viande! Tu vois? Qui, le tampon sur la viande dit « on peut manger la viande ». Là, maintenant vous pouvez...

Ces récits expriment les frustrations des acteurs devant ce qui représente pour eux un potentiel immense non exploité et, pour certains, l’impression que cette situation est imputable à des normes mal adaptées, trop contraignantes, sinon à de l’incompétence politique, voire à une volonté du gouvernement polynésien de maintenir les Marquises dans une situation de non- développement.

S’ajoutent à ces espoirs de développement avortés des promesses récurrentes de développement qui ne voient pas le jour. L’exemple le plus flagrant est sans aucun doute la promesse, de la part de différents partis, notamment du Tāvini Huira’atira d’Oscar Temaru, de construire un aéroport international aux Marquises. Cette éventualité fait rêver plus d’un ‘Enana qui y voient une possibilité inédite de désenclavement et de développement pour leur archipel. Un aéroport international constituerait pour eux un atout indéniable au vu de leur position géographique stratégique par rapport à Hawai’i et Los Angeles, notamment, et permettrait non seulement d’augmenter la fréquentation touristique de l’archipel, mais également d’exporter des ressources naturelles telles que du thon frais, notamment vers le Japon, dans des délais raisonnables en évitant de transiter par l’aéroport de Faa’a à Tahiti.