• Aucun résultat trouvé

Chapitre 3 Le concept de gouvernance partagée : essai de définition

1.1 Ressources territoriales et conflits d’usages

Nous affirmons qu’une ressource n’est jamais donnée en tant que telle. En effet, ainsi que nous l’avons exposé précédemment, elle relève de ce qu’Augustin Berque qualifie de prises écouménales, autrement dit de la manière dont nous appréhendons notre milieu. Lesquelles prises, rappelons-le, sont au nombre de quatre : le risque, la contrainte, la ressource et l’agrément. Une prise, à un moment donné, ne présage en rien de son irréversibilité : ainsi, un risque peut devenir un agrément, une contrainte une ressource, etc. En ce sens, tout élément ou composante du territoire, à un moment ou à un autre, peut constituer potentiellement une ressource. A titre d’exemple, dans le cadre d’un île comme celle de la Crète, on peut affirmer que la mer a historiquement constitué

une ressource, puisque c’est grâce aux liaisons maritimes que les premières civilisations crétoises - minoennes - ont émergé, au carrefour des civilisations phéniciennes et égyptiennes ; puis elle est devenue au Moyen Age et à l’époque moderne un risque, la voie par laquelle colons et pirates ont pu s’attaquer à l’île et à ses habitants afin de s’en approprier les richesses ; enfin, à l’époque contemporaine, avec le développement des voies de transport et de communications terrestres, la mer est devenue une contrainte, un facteur d’isolement quant elle avait été pendant des siècles un facteur d’accessibilité ; mais dans le même temps, avec l’arrivée des premiers touristes, la mer est devenue un agrément, et par là-même une ressource économique pour les entrepreneurs touristiques locaux et étrangers.

De nombreux auteurs ont souligné que dans une perspective de développement local la ressource, lorsqu’elle prend un caractère spécifique, contribue à la différenciation économique des produits locaux et à l’attractivité des territoires, plus particulièrement des territoires ruraux et/ou touristiques (Pecqueur, Benko 2001 ; Colletis, Pecqueur 2004 ; Morvan 2005 ; Marcelpoil, Bensahel, Vlès 2007 ; Gumuchian, Pecqueur 2007 ; Landel, Senil 2009). Les ressources spécifiques ainsi identifiées relèvent d’un « génie du lieu », d’un processus long de patrimonialisation, lequel ancre la ressource dans le territoire, et rend son transfert ailleurs difficile, voire impossible (Colletis, Pecqueur 2004). Dans un article intitulé, Développement et territoires : une question

d’environnement et de ressources territoriales ?, publié en 2006, Eric Glon et Bernard Pecqueur, après avoir défini préalablement la ressource comme « l’ensemble des richesses qui existent au sein d’un territoire sans pour autant qu’elles ne soient toutes révélées ou mises en valeur de manière approfondie », lui adjoignent ensuite le qualificatif de territoriale, et la définissent alors comme :

Une caractéristique construite d’un territoire spécifique et ce, dans une optique de développement. La ressource territoriale renvoie donc à une intentionnalité des acteurs concernés, en même temps qu’au substrat idéologique du territoire. Cet objet intentionnellement construit peut l’être sur des composantes matérielles (données matérielles, faune, flore, patrimoine,...) et/ou idéelles (des valeurs comme l’authenticité, la profondeur historique, ...). (Glon et Pecqueur, 2006, p. 20)

Autrement dit, la ressource territoriale n’est pas un donné mais le résultat d’un processus de construction et d’appropriation, plus ou moins intentionnel, de la part des acteurs locaux (Glon, Pecqueur 2006 ; Samaganova, Samson 2007 ; Duquenne, Woillez 2009). Ce qui nous intéresse ici, c’est que la gestion des ressources par la gouvernance suppose la mise en place d’un dispositif d’identification, de révélation, de mise en

valeur puis de valorisation ou d’activation de la ressource, afin qu’elle puisse contribuer au développement ou au renforcement des activités - économiques ou non - du territoire. L’identification ou la révélation de la ressource passe par un changement de

prise écouménale : il s’agit alors de détecter les ressources latentes, ainsi que celles qui sont déjà identifiées « mais dont le mode de valorisation se fait suivant une logique de prélèvement (Peyrache-Gadeau 2007), sans qu’il y ait eu un processus d’appropriation collective garantissant la maîtrise durable de la ressource par la société locale » (Duquenne, Woillez 2009). Nous soulignerons à ce sujet que le tourisme peut constituer un véritable levier de changement de prise écouménale, par un effet de miroir : le regard

extérieur du visiteur contribue - dans une certaine mesure - à modifier l’appréhension que l’habitant a de son propre milieu (François, Hirczak, Senil 2006 ; Duquenne, Woillez 2009). La mise en valeur de la ressource, ou la construction d’une spécificité, suppose d’améliorer l’accessibilité matérielle ou immatérielle de la ressource, ainsi que son appréhension ou sa compréhension en tant qu’elle participe du territoire : étant admis que la ressource spécifique est à la fois ancrée dans le territoire - et donc propre à un lieu - et différenciée des autres ressources, les actions de mise en valeur de ladite ressource doivent s’attacher à en renforcer la singularité, la renommée, la non

transférabilité, ainsi qu’à en préserver l’intégrité de façon a en maîtriser le caractère

d’irréversibilité24(Duquenne, Woillez 2009). Ce n’est qu’à l’issue de ce processus que l’on pourra véritablement parler de ressources territoriales, dans la mesure où elles auront été révélées par, puis activées pour le territoire.

La gouvernance aura ainsi pour fonction de gérer l’action coordonnée des acteurs locaux dans ce processus d’appropriation et de valorisation de la ressource territoriale (Pecqueur 2003 ; Leloup, Moyart, Pecqueur 2005 ; Marcelpoil, Bensahel, Vlès 2007 ; Davoudi et alii 2008 ; Angeon, Caron 2009 ; Ostrom 2010). Elle aura également pour mission de gérer les intérêts individuels et collectifs qui convergent autour de la ressource, et d’éventuellement arbitrer les conflits d’usages qui pourraient émerger (Torre, Kirat 2004 ; Leloup, Moyart, Pecqueur 2005 ; Bouba-Olga, Chauchefoin, Mathé 2006 ; Darly 2008). Tout d’abord parce qu’une ressource pour une personne donnée ne constitue pas forcément une ressource pour autrui, suivant le principe de réversibilité et de commutativité des prises écouménales. Si nous reprenons notre exemple initial, la

24 La non transférabilité de la ressource renvoie à l’impossibilité de la déplacer ou de la reproduire

hors du territoire, tandis que son irréversibilité renvoie au maintien de son intégrité et à la maîtrise de sa pérennité (tant en termes de conservation que de transmission).

Page | 59

mer : celle-ci constitue un agrément pour le touriste, et une ressource pour l’hébergeur touristique, lequel aurait tout intérêt à bâtir son hôtel à proximité immédiate du rivage. Dans le même temps la mer présente de potentiels risques physiques ou écologiques pour les riverains (érosion littorale, marée noire, raz-de-marée, tempêtes, etc.), lesquels ont tout intérêt à réglementer la construction et l’usage du littoral. Par ailleurs, une ressource peut l’être simultanément pour deux personnes distinctes qui en feront un usage différent : si nous reprenons l’exemple de la mer et de notre hébergeur touristique, il va sans dire qu’elle constitue pour lui une ressource essentielle à son activité dans la mesure où elle contribue fortement à l’attractivité de la destination, tandis que pour un pêcheur, elle constitue également une ressource essentielle à son activité, puisqu’il y prélève poissons et crustacés qu’il pourra ensuite commercialiser. Or, les usages différents d’une même ressource - la mer - induits par les activités d’exploitation de l’ensemble des personnes intéressées, ne sont pas toujours compatibles : si la plage touristique constitue dans le même moment, et avec une saisonnalité proche, un lieu de pêche particulièrement prisé, il y a fort à parier que des tensions naîtront entre les touristes, l’hébergeur et le pêcheur.