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Chapitre 7 La Corse et la Crète, des îles en mosaïque de territoires

3.1 Des îles sous pression touristique : résistances et adaptations

Bien qu’elles présentent des trajectoires touristiques fortement contrastées, les deux îles n’en sont pas moins confrontées à des problématiques communes de gestion de la pression touristique.

En premier lieu, les retombées économiques du tourisme ne sont pas toujours satisfaisantes pour le territoire. En Corse par exemple, l’hébergement non marchand tient une place prépondérante, tant en termes de nombre absolu - avec près de 300 000 lits, pour 120 000 lits environ en hébergement marchand (INSEE 2009) - qu’en termes de nuitées, puisque - si l’on en croit les chiffres produits par l’Agence du Tourisme de la Corse - en 2010, près de 30% du total des nuitées ont été effectuées en résidences secondaires ou en résidences de parents ou amis (Agence du Tourisme de la Corse 2010). En Crète, la mainmise des grands voyagistes d’Europe du Nord, qui contrôlent tant l’arrivée des flux touristiques que la plus grande part de l’hébergement et des services via la vente de formules tout compris 104, contribue à une répartition inégale des bénéfices générés par le secteur, au détriment de la société locale et des entrepreneurs locaux (Briassoulis 2003). Par ailleurs, ces mêmes entreprises utilisent leur pouvoir économique pour décider du positionnement global de la destination sur le marché touristique - en l’occurrence sur les segments à bas prix - ainsi que pour fixer le niveau global des salaires (OCDE 2005). En matière d’emploi, l’activité génère dans les deux îles une large majorité d’emplois saisonniers et peu qualifiés, occupés en partie par

104 Lesquelles représenteraient près de 90% des arrivées dans l’île (OCDE 2005).

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des travailleurs venus du continent proche ou de l’étranger : en Corse par exemple, un tiers de l’emploi saisonnier en 2010 était occupé par des personnes venues de l’extérieur de l’île, ce chiffre passant à 55% lorsqu’il s’agit de postes d’encadrement (Maupertuis 2013 ; INSEE 2013). En Crète, les revenus liés à un emploi dans le secteur du tourisme sont fréquemment considérés par le ménage comme des revenus de complément, particulièrement dans les zones où le secteur agricole reste dynamique, dans le district régional du Lassithi et le Sud du district régional d’Héraklion notamment (Briassoulis 2003). Nous soulignerons par ailleurs que la précarité de l’emploi touristique est accentuée par le fait que depuis le début de la crise, un certain nombre de grands hôtels ne paient que très irrégulièrement leurs salariés, pratiques régulièrement dénoncées dans la presse locale105.

En second lieu, les formes de tourisme développées dans les deux îles sont fortement consommatrices d’espace et de ressources. On l’a vu précédemment pour la Crète, le développement non contrôlé de l’urbanisation touristique sur la côte septentrionale de l’île a conduit à la constitution d’un continuum urbain le long de la route nationale littorale allant de Kissamos à Agios Nikolaos. La photo ci-après montre l’état de l’urbanisation le long de la baie de Chersonissos.

105 C’est malheureusement devenu une pratique courante en Grèce : l’emploi ne manque pas, mais il

est rarement rémunéré, les employés gardant l’espoir d’être un jour récompensés pour leur « investissement » personnel par une rémunération dûment méritée. Cet usage, de plus en plus intégré par les entreprises de même que par la société grecque (et notamment par les jeunes actifs, catégorie la plus durement touchée par le chômage), est devenu un véritable phénomène de société : les απλήρωτοι εργαζόμενοι, littéralement les travailleurs non payés, font l’objet d’articles réguliers dans les médias d’information régionale et nationale. On citera à titre d’exemple, pour le secteur du tourisme, l’article intitulé « Tourisme : les records [de fréquentation] cachent des travailleurs non payés, non assurés et de petites Manoladès », publié le 17/07/2014 par le site d’information diaiologitika.gr, ou encore l’article publié par le quotidien régional Nea Kriti le 25/09/2013 et intitulé « les hôtels sont pleins, les travailleurs non payés ! ». A noter que le néologisme Manoladès vient du scandale qui a tristement éclaboussé Manolada, une petite ville rurale du Péloponnèse : en 2013, des migrants travaillant dans le secteur agricole, qui protestent contre l’absence de toute rémunération depuis plus de 7 mois, et contre leurs conditions inhumaines d’hébergement, sont pris à parti par des dirigeants d’exploitation qui leur tirent dessus et les molestent durement, faisant 8 blessés.

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Figure 17 : Photo de la baie de Chersonissos (source : auteur).

Comparativement, le littoral Corse est peu urbanisé et relativement bien protégé, du fait entre autres des politiques d’acquisition du Conservatoire du Littoral et de la loi littoral. Cependant, le développement de la construction touristique en général, et des résidences secondaires en particulier, contribue au mitage des espaces littoraux et périurbains : la part des résidences secondaires dans le parc de logement est passée de 7,9% à 32,3% entre 1968 et 1999 dans les communes littorales de Corse (Zaninetti 2006), et elle est de 35% en 2010 à l’échelle de la région (Maupertuis, Scartabelli, Jouve 2014). L’accentuation de la pression touristique entraîne par ailleurs des concurrences foncières entre le tourisme et d’autres fonctions d’usage des sols, tels que l’agriculture, le résidentiel à usage permanent, l’environnement, le patrimoine culturel, etc. Ainsi, Caroline Tafani a montré dans sa thèse de doctorat comment la pression foncière touristique, associée à des dispositifs relativement extensifs de protection de l’environnement, devenait prédatrice du foncier agricole disponible, tant en termes de spéculation foncière, avec une hausse des prix des terres agricoles, qu’en termes de consommation directe, les documents d’urbanisme tendant à ouvrir des surfaces foncières à la constructibilité au dépens de la protection des réserves foncières agricoles (Tafani 2010). En Crète, cette concurrence foncière entre agriculture et tourisme est moins nette, du fait notamment d’une division spatiale favorisant une relative complémentarité : les activités touristiques sont localisées sur le littoral, tandis que les activités agricoles sont localisées en piémont, dans les vallées intérieures et sur les haut- plateaux pour les cultures et l’arboriculture (oliviers notamment), et en montagne pour l’élevage. Seules les cultures intensives sous serres, qui se sont développées depuis les

années 1970, sont implantées dans des plaines littorales de la côte Sud, en Messara et autour de Ierapetra.

Figure 18 : Serres implantées sur le littoral dans la plaine de Makrygialos à Ierapetra (source : auteur). La concurrence avec le tourisme n’est d’ailleurs pas tant foncière (les activités agricoles étant très rentables, elles sont peu concurrencées économiquement par les activités touristiques) que paysagère, et, surtout, environnementale, du fait de l’usage conséquent de produits phytosanitaires qui contaminent la nappe phréatique et menace la qualité des eaux de baignades proches, ou encore du fait de besoins en eaux massifs et simultanés sur des saisonnalités partagées par les deux activités, dans une région notoirement aride. En Crète, la pression touristique affecte plutôt les espaces protégés, en concurrence avec une tendance émergente à la spéculation foncière sur les énergies renouvelables. En effet, depuis la mise en œuvre des premiers memoranda imposés par la troïka106 en contrepartie du versement des aides, l’Etat grec met tout en œuvre pour lever des fonds qui lui permettraient de compenser les pertes financières liées à la récession ainsi que pour réduire le poids de la dette dans le budget global de l’Etat. Parallèlement aux

106 Les memoranda sont les accords conditionnant le versement des aides financières à la Grèce,

passés entre la troïka et les gouvernements grecs successifs. La troïka est le nom donné par les grecs pour désigner le partenariat entre l’Union Européenne, la Banque Centrale Européenne et le Fonds Monétaire International.

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privatisations massives, les investissements étrangers sont perçus par les pouvoirs publics comme une source potentielle de revenus et d’emploi. Afin de créer un environnement juridique qui leur soit favorable, une loi a été votée, la loi 3894/2010 (Journal Officiel numéro A-204/02-12-2010) pour l'accélération et la transparence

dans la réalisation des investissements stratégiques, couramment surnommée loi fast-

track. Cette loi permet d'accélérer les procédures normales d'instruction, de contrôle de légalité et de conformité des projets d’investissements qualifiés de stratégiques, en dehors des circuits et des procédures classiques. Elle limite de fait le droit de regard des autorités territoriales et des sociétés locales. En Crète, deux catégories de projets de ce type sont en émergence, provoquant polémiques et mobilisations d'envergure : la construction de nombreux parcs dédiés aux énergies renouvelables (de nature éolienne et photovoltaïque) disséminés dans les montagnes jusque là réservées aux pâtures libres pour l'élevage ovin-caprin107, et la construction de grands complexes hôteliers avec golf sur des terrains littoraux jusque là préservés, inscrits en zone Natura 2000.

Cela nous conduit à la dernière problématique posée conjointement dans les deux îles par la pression touristique : celle d’une acception mitigée de ce secteur d’activité par les populations locales. Au-delà de la seule mauvaise presse - parfois caricaturale - que peuvent avoir le tourisme de masse en général et les touristes en particuliers, souvent considérés, comme l’a si bien souligné Jean-Didier Urbain, comme des « Idiot[s] du Voyage » (Urbain 2002), les impacts susmentionnés liés à la pression touristique tendent à favoriser l’émergence de conflits récurrents. En Corse, ainsi qu’évoqué précédemment, les mouvements autonomistes prennent ancrage -entre autres- dans la mobilisation contre le développement d’un tourisme de masse (Silvani 1998 ; Meistersheim 2006 ; Martinetti 2007). Ce refus s’est concrétisé sous la forme d’actions parfois violentes, dirigées aussi bien contre les grands centres touristiques (Transat Hôtel Club de la Marana, Club Med de Santa Ghjulia) que contre les résidences secondaires, accusés de défigurer le littoral Corse tout en suivant une logique prédatrice et néocoloniale (Silvani 1998 ; Martinetti 2007). Aujourd’hui les luttes contre la « bétonisation » littorale sont relayées par les associations de défense de

107 Le soupçon de spéculation foncière liée aux énergies renouvelable vient du fait que ces parcs

énergétiques ne sont pas destinés à une consommation locale, mais à l’alimentation des réseaux nationaux d’autres pays d’Europe et notamment de France et d’Allemagne (d’où proviennent les principaux investisseurs), permettant à ces pays d’augmenter leur part de sources renouvelables dans la production et la consommation énergétique nationale, et de satisfaire ainsi aux quota fixés par les accords internationaux.

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l’environnement qui multiplient les recours contre les documents d’urbanisme jugés laxistes du point de vue de la constructibilité et les projets considérés comme illégaux du point de vue de la loi littoral. Le paroxysme du conflit environnemental a été atteint en 2008 avec l’abandon du premier Plan d’Aménagement et de Développement Durable de la Corse (PADDUC), alors que les élus territoriaux se sont retrouvés confrontés à une mobilisation collective publique d’envergure (Furt, Maupertuis, Prunetti 2011). En Crète, si le refus systématique du tourisme n’a jamais fait l’objet d’un consensus général comme en Corse, les excès liés au développement d’un tourisme massif et peu encadré, notamment en matière d’expansion urbaine et d’artificialisation des espaces littoraux, ont vu émerger ponctuellement des conflits liés à la conservation d’espèces menacées, et notamment de la tortue de mer caretta caretta (Kousis 2000). Cependant, ces dernières années, les grands projets d’investissement bénéficiant de la procédure dite fast-track font l’objet de mobilisations massives à leur encontre : en témoignent la multiplication des pétitions, manifestations et recours déposés auprès du Conseil d’Etat hellénique108 par des collectifs citoyens et des associations de défense de l’environnement contre les projets de parcs d’énergie renouvelable, les projets de nouveaux complexes touristiques hôteliers dans des zones protégées, ou, plus récemment, le projet de loi pour la privatisation d’une partie des plages du littoral grec.

Ainsi, d’un côté nous avons, dans les deux îles, une dynamique touristique en plein essor, avec un accroissement des flux109 et un développement de la construction et de la spéculation touristique sur le foncier. De l’autre, la société locale semble consciente des problématiques et des risques posés par un tourisme non organisé, non structuré, que ce soit en lien avec les excès du passé en Crète ou du fait du consensus autour du refus d’un tourisme de masse, et de la politisation ancienne de la question en Corse. Les situations et contextes respectifs semblent donc particulièrement favorables à l’émergence d’une nouvelle gouvernance locale du tourisme.

108 Il s’agit en Grèce de la cour administrative suprême. « Le Conseil d’Etat, la Cour de Cassation

(Areios Pagos), cour suprême en matière civile et pénale et la Cour des Comptes (Elegktiko Synedrio), dont relèvent notamment le contrôle des dépenses de l’Etat, des collectivités locales et d’autres personnes morales, sont les trois juridictions suprêmes dans l’ordre juridique hellénique » (source : site internet du Conseil d’Etat Hellénique http://www.ste.gr/portal/page/portal/StE).

109 En Crète, après les mauvaises saisons touristiques du début de la crise économique, l’année 2013 a

battu tous les records de fréquentation. Du point de vue des professionnels du tourisme locaux, l’année 2014 semblerait confirmer la tendance avec une fréquentation encore en hausse par rapport à 2013.

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3.2 Des recompositions territoriales en cours : construire les îles de