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Chapitre 6 Croiser les dynamiques territoriales dans une perspective de

2.1 Pourquoi la Corse et la Crète ?

L'une des premières questions qui se pose, avant celle du choix des terrains eux- mêmes, est celle du dénombrement des termes de la comparaison. Ne devrait-on pas étendre la comparaison le plus largement possible, ainsi que le préconise le comparatisme de type durkheimien ? Et donc diversifier le plus possible les termes de la comparaison afin d'élargir les champs et domaines d'investigation ? Toutefois persiste un obstacle, du désirable au possible : la principale limite à une telle approche extensive procède des capacités du chercheur et des moyens dont il dispose. S'agissant d'une thèse de doctorat, les contraintes sont celles posées par un temps d'investigation limité (sur les trois années dédiées à la recherche, les investigations de terrain peuvent difficilement dépasser deux années), le ciblage disciplinaire lié à l'exercice lui-même (une thèse s'inscrit dans un champ disciplinaire précis, ici celui de la géographie), et l'aspect relativement solitaire du travail (dans ce sens où, même si elle s'inscrit dans une équipe de recherche, et en partenariat avec d'autres acteurs, la trajectoire du doctorant est avant tout celle d'un engagement personnel). De plus, nous l'avons affirmé précédemment, l'objectif de notre comparaison n'est pas de produire des modèles universels abstraits, pas plus qu'une typologie fine ou tendant à l'exhaustivité. Non, notre propos est bien d'identifier, d'expliciter et d'interpréter des trajectoires territoriales, une combinaison de choix et d'orientations parmi des possibles. « Ce comparatiste-là doit être indifférent à la complétude » (Detienne, 2009, p. 49). Il nous faut, doctorant, apprendre à clore nos travaux d'investigation, à faire le tour de notre objet de recherche, à construire délibérément la finitude de notre sujet de thèse. A cela nous ajouterons que notre volonté d'introduire des éléments de réciprocité entre les termes nous a conduit à ne retenir que deux termes, deux terrains ; il est de fait plus simple de construire une réciprocité équilibrée, relativement symétrique, entre deux termes qu'entre trois. Ce qui n'interdit pas, dans une perspective d'un au-delà du doctorat, d'intégrer à l'avenir d'autres termes ou d'élargir les thématiques et champs d'investigation de la présente recherche.

Notre première idée a été de retenir deux îles que nous connaissions bien : l'île de Groix (Bretagne, France), où nous avons nos attaches familiales, et celle de Skopelos (Magnésie, Grèce) ou nous avions travaillé comme agent de développement pendant Page | 116

une année et sur laquelle nous avions déjà co-rédigé un mémoire de Master68. Ce choix présentait un double avantage : d'une part il s'agissait de petites îles, dont le caractère d'unicité physique, administrative (il y a dans les deux cas adéquation entre l'île et la municipalité), sociale et culturelle, pouvait les prédisposer à faire territoire. Par ailleurs, notre bonne connaissance en amont des deux terrains pouvait nous permettre d'accéder plus aisément à un certain nombre d'informations, et nous permettre d'aller directement à la phase d'expérimentation. Cependant, très vite s'est posée la question de la distanciation, en ce qui concernait Groix notamment : en effet, nous risquions d'être tout à la fois chercheur et partie prenante ; surtout, notre position n'aurait jamais pu être neutre du point de vue des autres habitants. Nous appartenions à une famille, à une catégorie sociale, et représentions de ce fait une position a priori pour les autres parties prenantes, du fait de l'historicité de notre relation à l'île. Après avoir écarté Groix, il nous fallait trouver une autre île à laquelle nous aurions aisément accès. C'est là qu'a commencé à poindre l'idée de travailler sur la Corse. Etant basée à l'Université de Corse nous aurions facilement accès au terrain, ainsi qu'aux travaux des équipes de recherche travaillant déjà sur les questions territoriales. Mais alors il nous fallait changer d'échelle ? Le concept de gouvernance partagée, que nous avions construit à une échelle territoriale (échelle micro), pouvait-il être déployé à une échelle régionale (échelle moyenne) ? Conservait-il son sens même ? Plutôt que de reconstruire le sujet de thèse, il semblait plus cohérent de se focaliser sur un terrain infra-insulaire pour la phase d'expérimentation, d'action de la recherche, sans pour autant déconnecter ce terrain du tout que forme l'île : autrement dit, il nous fallait appréhender et articuler les jeux d'échelles, territoriales et de gouvernance, et construire notre comparaison dans une double dimension, verticale (entre l'île-région et le territoire infra-insulaire retenu) et horizontale (entre les deux îles-régions et entre les deux territoires infra-insulaires).

La Corse retenue, le choix d'une autre île s'est imposé assez facilement : la Crète. Un tel choix a pour avantage de nous permettre de garder une position relativement équidistante aux deux terrains : l'assez bonne connaissance du contexte national grec et des dynamiques territoriales que nous avons - en lien avec notre expérience professionnelle et personnelle - compense notre maîtrise (très) partielle de la langue, tandis que la maîtrise de la langue et du contexte culturel français se trouvait ab initio

68 ACQUIER C., WOILLEZ M., Vers une cohésion territoriale de l’île de Skopelos, valoriser les

ressources spécifiques et soutenir l’organisation des acteurs, 2007, Mémoire de master 2, Université de Thessalie, Volos, 72 p.

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contrebalancée par notre méconnaissance des spécificités territoriales corses (administratives, culturelles, linguistiques, sociales, historiques, politiques, etc.).

Par ailleurs, cette option présente un certain nombre d'avantages en termes de comparaison. En premier lieu, les deux îles sont de même niveau administratif et statistique (unités de NUTS 2 dans la nomenclature européenne) ; elle sont proches - elles s'inscrivent toutes deux dans un cadre supranational commun, celui de l'Union Européenne, et dans une aire géographique commune, celle de la Méditerranée - et distantes à la fois - la Corse étant plutôt de culture occidentale tandis que la Crète est d'influence plus orientale -. Mais, surtout, si elles présentent des caractéristiques insulaires en partie convergentes (deux îles touristiques situées à peu près à même distance de leur continent d'attache, montagneuses, de superficies équivalentes, présentant de nombreuses aménités paysagères et balnéaires), elles paraissent suivre des chemins de développement et d'aménagement divergents et singuliers. Il semble donc que nous ayons là des terrains contrastés, pouvant alimenter une comparaison potentiellement riche en points d'intersection et en interprétations des possibles. En effet, comment, à partir d'un donné géographique apparemment partagé, obtient-on des trajectoires territoriales divergentes ? Est-ce que ce contraste révèle des problématiques, des enjeux et des choix également divergents ? Peut-il être identifié parmi des possibles communs, des options décisives retenues, dont les conséquences, les effets sont discernables ?

Ce questionnement trouve d'autant plus d'écho dans les réalités actuelles des deux îles qu'elles sont toutes deux en cours de refonte de leurs schémas de développement et d'aménagement respectifs ; que cet agenda « chaud » - nous voulons dire qu'accentuent l'urgence et la nécessité - soulève interrogations et débats sur l'avenir respectif des deux îles. Questions auxquelles les réponses doivent être apportées - en termes d'élaboration de politiques publiques - au niveau régional, pour une mise en œuvre à l'échelle territoriale. Autrement dit, en choisissant deux îles-régions, l'appréhension de la gouvernance territoriale posera la question de son articulation avec la gouvernance insulaire régionale.