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Chapitre 7 La Corse et la Crète, des îles en mosaïque de territoires

1.1 Des constructions centre-périphérie contrastées

Iles-régions76 situées au large du territoire continental de deux Etats de tradition centralisatrice, la Corse et la Crète apparaissent de prime abord comme deux régions

périphériques77 de l'Europe méditerranéenne. Elles se revendiquent d'ailleurs elles- mêmes comme telles, en tant que membres de la Commission des Îles de la Conférence des Régions Périphériques Maritimes d'Europe (CRPM)78.

D'un point de vue géographique, tandis que la Corse constitue plutôt un élément singulier - et relativement isolé - dans l'espace insulaire de la France métropolitaine79, la Crète, tout au contraire, se place à l'extrémité Sud d'un espace archipélagique dense et

76 les deux îles sont des unités administrative de niveau NUTS 2 suivant la nomenclature européenne. 77 Nota : en grec, les régions sont appelées περιφέρειες, périphéries.

78 Ce groupe d'intérêt rassemble, ainsi que son nom l'indique, des régions géographiquement situées à

la périphérie de l'Europe, et ses missions sont de défendre et de promouvoir les questions de périphéricité et d'accessibilité, ainsi que le développement d'une politique maritime et de transport auprès de l'Union Européenne (CRPM, 2011).

79 La Corse apparait en effet comme la seule grande île - et la plus éloignée - du littoral français

métropolitain.

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vaste : celui des îles de la mer Egée. Ces positions - quoique différenciées - sont toutes deux stratégiques en terme de contrôle des routes maritimes dans le vaste espace connectif que constitue la Méditerranée depuis la plus haute Antiquité (Bresc 2004). Cependant, les convoitises dont elles ont fait l'objet tout au long de leur histoire ont eu des impacts différents dans la construction culturelle de leurs rapports à l'extérieur et - dans une certaine mesure - à leur Etat de tutelle. Foyer originel de la Grèce avec la civilisation minoenne, la Crète fut successivement sous domination romaine, byzantine, arabe, byzantine à nouveau, génoise, vénitienne, ottomane enfin, puis occidentale80 jusqu'à son indépendance et sa réunification définitive à la Grèce en 1913. Semblablement, la Corse a connu des suzerainetés successives, voire simultanées, diverses, depuis les premières colonies grecques et romaines jusqu'aux dominations italiennes de Pise et de Gênes, avant d'être finalement rattachée à la France à la fin du 18ème siècle. Toutefois, tandis que les puissances colonisatrices de la Corse ont affirmé leur présence essentiellement sur le littoral de l'île sous la forme de ports et de forteresses, favorisant un repli des populations corses dans les montagnes où elles ont maintenu des modes d'organisations socio-spatiales authentiques (Renucci 2001), la Crète subit, à compter de la conquête de l'île par les Vénitiens, une véritable politique de

plantation81. En effet, alors que la Sérénissime s'était contentée au départ d'implanter des garnisons dans des forteresses littorales pour contrôler les routes maritimes, elle changera de politique à la première insurrection crétoise (Kolodny 1968). Un système féodal et une politique de servage fut mis en place au profit de cinq cents familles vénitiennes qui vinrent s'implanter dans l'île. Le plateau de Lassithi, dont l'isolement ne permettait pas le contrôle via ce système féodal, fut vidé de sa population ; toute exploitation agricole de la zone fut purement et simplement interdite sous peine de mort pendant deux siècles (Kolodny 1968). A leur arrivée en 1645, les Turcs maintinrent l'organisation féodale mise en place par les Vénitiens, instituant ainsi une relative continuité dans un dispositif colonial intégrant l'ensemble de l'espace insulaire. A cela s'ajoutera une diffusion massive de l'Islam au sein des populations, lesquelles se

80 De 1897 à 1907 la Crète, en principe toujours sous suzeraineté de l'Empire Ottoman, passe sous la

protection de forces militaires déployées par les "grandes puissances" occidentales (France, Angleterre, Italie en particulier) qui rejettent les revendications des partisans crétois de l'Enosis (l'Union à la Grèce) et lui imposent un statut d'autonomie.

81 Pratique coloniale pratiquée depuis l'antiquité consistant à confisquer la terre et à l'attribuer sous

forme de grandes propriétés terriennes (latifundium) à des colons, destinées généralement à des cultures spéculatives et non vivrières.

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convertirent volontairement, parfois par villages entiers. Cependant, selon le géographe Emile Kolodny :

Les conversions massives auront l'effet paradoxal de perpétuer le caractère grec de la population musulmane en Crète. Les nouveaux « Turcs » continueront à parler grec, à porter des noms turco-crétois (Effendakis, Mehmedakis, Maraboutakis, etc.), à boire le vin de leurs vignes, et leurs notions d'Islam se réduiront à quelques versets du Coran appris machinalement (Kolodny, 1968, p. 247).

Ainsi, dans le cas crétois, la colonisation de l'île est totale, et la population s'adapte

par assimilation, en adoptant certaines des caractéristiques culturelles de la puissance dominatrice tout en maintenant sa propre culture. Par contraste, dans le cas de la Corse la colonisation se concentre essentiellement sur le contrôle des liens de l'île à l'extérieur, sur la maîtrise des implantations littorales (ports, forteresses, comptoirs, espaces agricoles de plaine) par une puissance étrangère, entraînant un enfermement de la population dans une montagne-refuge où elle conserve et maintient l'intégrité de ses traditions sociétales. Symptomatiques de cette dichotomie spatiale, les premières révoltes qui ont marqué les luttes pour l'indépendance ont eu pour objet l'attaque des villes et implantations littorales par les populations montagnardes (Renucci 2001).

Sur le plan politique, les deux îles furent rattachées récemment à leurs Etats respectifs. Mais là encore, la manière dont s'est opéré ce rattachement semble influer sur les rapports différenciés qu'ont chacune des deux régions à leur Etat de tutelle. En Corse, la présence française intervient comme une ultime conquête coloniale de l'île par une puissance étrangère ; ce caractère invasif est d'autant plus marqué qu'il concerne cette fois-ci la maîtrise de l'ensemble du territoire insulaire et se fait par intervention militaire, celle-ci mettant un terme aux révolutions indépendantistes et au rêve paoliste d'une nation corse souveraine et démocratique. En Crète au contraire, la lutte pour le rattachement de la Crète à la Grèce est indissociable des révoltes des populations grecques de Crète pour l'indépendance. Le slogan « Ένωση η Θάνατος » (l'Union ou la Mort) fut d'ailleurs inscrit sur les drapeaux des troupes révolutionnaires.

Figure 6 : Drapeau de la révolution crétoise, datant de 1866. Les lettres inscrites aux quatre coins, K E E η Θ pour "Κρήτη, Ένωση, Ελευθερία ή Θάνατος", signifient "Crète, Union, la Liberté ou la Mort". (Source : Musée Historique National).

Malgré l'opposition à l'Union des grandes puissances qui imposent un protectorat assuré par les troupes italiennes, françaises, anglaises et russes (et, pour un temps seulement, par les troupes allemandes et austro-hongroises) de 1897 à 1907, les Grecs de Crète obtiennent, sous la conduite d'Eleftherios Venizelos82, l'autonomie réelle de l'île et le départ des forces occidentales en 1907, puis la proclamation de l'Union à la Grèce en 1908, laquelle ne sera définitivement reconnue sur le plan international qu'en 1913.

Ainsi, si les deux îles revendiquent fièrement une culture et une langue spécifiques, distinctes de par leur histoire de celles du continent auquel elles sont respectivement rattachées, elles n'en adoptent pas pour autant les mêmes positions insularistes83. Et si la Corse, particulièrement depuis les années 1960, a connu un développement important de mouvements régionalistes militant activement pour l'autonomie (Fazi 2009), la Crète en revanche assume pleinement son inscription dans une trajectoire nationale. A tel point que, si l'on en croit Georges Prévélakis, les Crétois en viendraient presque à inverser les rapports centre-périphérie avec l'Etat grec :

Les Crétois ne se considèrent pas comme d'abord Grecs, puis comme Crétois, selon la logique moderne des identités emboitées, mais comme plus Grecs que les autres Grecs, parce que Crétois. Pour eux, la crétoïté constitue le degré le plus élevé de la grécité (Prévélakis, 1997, p. 32).

82 Eleftherios Venizelos (1864-1936) est un homme politique majeur qui occupa à plusieurs reprises le

poste de chef du gouvernement du jeune Etat grec et contribua à la construction ou à la réforme en profondeur des institutions nationales ; il est considéré -en Grèce- comme l'un des pères fondateurs de l'Etat grec contemporain.

83 Anne Meistersheim définit l'insularisme comme "l'ensemble des phénomènes socio-politiques et

géopolitiques, toutes les tendances qu'ont les îles à avoir des relations particulières avec les Etats dont elles dépendent"(Meistersheim 1987).

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Il convient en complément de souligner que la Crète bénéficie d'une reconnaissance politique un peu particulière. Du fait peut-être de ses contributions à la construction d'une histoire nationale hellénique, depuis l'Antiquité - et la civilisation minoenne - jusqu'à la deuxième guerre mondiale - et la résistance acharnée à l'occupant nazi -, du fait peut-être également de la réputation guerrière de ses habitants, ou, plus probablement, du fait de sa fidélité aux vénizélistes84 et, au-delà, à un système politique clientéliste qui la lie au pouvoir central d'Athènes, l'île a toujours joui d'une relative autonomie et de privilèges de fait (Prévélakis 1997, 2006).

1.2 Des îles entre continuité et rupture (dynamiques socio-spatiales