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Chapitre 7 La Corse et la Crète, des îles en mosaïque de territoires

2.2 Des profils de destination divergents

En 2013, la Crète est la première région touristique de Grèce, tant en nombre de nuitées qu’en ce qui concerne la clientèle internationale (EL.STAT 2013; Union des Entreprises Touristiques Grecques (SETE) 2014). L'île est relativement bien dotée en infrastructures touristiques, qu’il s’agisse des transports - deux aéroports internationaux, six ports, un bon réseau de bus interurbains - ou des infrastructures hôtelières de qualité.

0 500000 1000000 1500000 2000000 2500000 3000000 1960 1970 1980 1990 2001 2010

Progression de la fréquentation touristique en Corse 1960-2010 0 500000 1000000 1500000 2000000 2500000 3000000 N o mb re t o ta l d e s é jo u rs t o u ri st iq u e s (c o mp ta b il is é s d 'a v ri l à o ct o b re )

Evolution de la fréquentation touristique en Corse 2001-2010

C'est la région hellénique qui dispose du plus grand nombre de lits, et de la plus grande part de lits classés cinq étoiles avec près d’un tiers du total grec (OCDE 2005). De manière synthétique, l'île est caractérisée par un tourisme de masse, avec une fréquentation annuelle oscillant entre 2,5 et 3 millions de visiteurs par an, et une forte saisonnalité de cette fréquentation. Si l’on en croit les données de l’Autorité statistique grecque (EL.STAT), la clientèle est étrangère à plus de 90% (EL.STAT 2013)97. Elle est attirée par des formules tout compris, pour des séjours en hôtel-clubs commercialisés par des tours opérateurs étrangers (Kousis 1984 ; Tsartas 1998 ; Briassoulis 2003 ; OCDE 2005 ; Andriotis 2000, 2006a).

Les politiques de développement touristiques impulsées par la dictature à la fin des années 1960 et poursuivies après la chute du régime en 1974 et l’entrée du pays dans l’Union Européenne en 1981 ont consisté pour l’essentiel en la réalisation d’infrastructures élémentaires et l’octroi d’aides incitatives à l’investissement (crédits, subventions, avantages fiscaux, etc.) (Kousis 1989). Les faiblesses en matière de planification et d’encadrement de la croissance touristique, ainsi que le relatif laisser- faire des autorités publiques face aux constructions illégales ont conduit à une hyper- concentration des infrastructures et de la fréquentation touristiques sur le littoral Nord de l'île98, aux dépens de l'intérieur montagneux et de la côte méridionale que l'on pourrait qualifier de désertique au regard du continuum urbain le long du littoral septentrional (Andriotis 2000 ; Briassoulis 2003 ; Terkenli, Bellas, Jenkins 2007). Ainsi, l’organisation spatiale du tourisme est polarisée autour des deux grandes agglomérations littorales de Chersonissos-Malia (à l’Est d’Heraklion) et d’Agios Nikolaos-Elounda (dans le département du Lassithi, au Nord-Est de l’île) où les hôtels- clubs occupent l’essentiel de l’espace urbanisé (Rackham, Moody 1997 ; Briassoulis 2003 ; Terkenli, Bellas, Jenkins 2007). Les hôtels vieillissants des débuts de l’épopée touristique, pour certains proches du délabrement, côtoient les nouvelles infrastructures modernes et nettement plus luxueuses, donnant à ces deux agglomérations des allures de

97 Ces chiffres doivent être cependant relativisés par le fait qu’il est difficile d’obtenir une estimation

fiable du nombre de touristes grecs, et surtout du nombre d’originaires de Crète qui reviennent sur l’île durant les vacances.

98 Si l’on en croit les données fournies par Plan Opérationnel Régional de 2001, citées par Helen

Briassoulis « l’axe Nord est encombré, concentrant les quatre cinquièmes de l’activité touristique totale et l’essentiel des infrastructures hôtelières et de transport, produisant 79% de la part du PIB liée au tourisme et touchant 74% de la population » (Briassoulis, 2003, p. 108). Andriotis complète le constat « plus de 88% des entreprises touristiques et près de 90% des chambres et des lits sont implantés sur la côte Nord » (Andriotis, 2006b)

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villes-champignons factices99. Les pratiques touristiques sont essentiellement basées sur le classique triptyque mer-soleil-plage, avec quelques excursions à la journée, organisées depuis les hôtels-clubs dans un petit nombre de sites culturels et naturels majeurs tels que les gorges de Samaria, le palais de Knossos, le musée archéologique d’Heraklion ou encore la palmeraie et la plage de Vaï. On peut supposer, à l’instar de Paris Tsartas (1998), que c’est plutôt la proximité de ces sites qui fait l’occasion de l’excursion, sans qu’ils constituent pour autant la base de l’attraction touristique de la destination.

La destination Corse présente des caractéristiques relativement éloignées de celles de la Crète, du fait notamment d’une opposition quasi-systématique au développement d’un tourisme considéré comme vecteur de spéculation et, surtout, de spoliation de la population insulaire des bénéfices engendrés comme des ressources mobilisées (Silvani 1998 ; Moretti 2010). Tel est le sens du manifeste publié en 1971 par le Front Régionaliste Corse, Main basse sur une île, lorsqu’il dénonce « l’expansion d’une industrie touristique monopoliste et coloniale, avec toutes les caractéristiques et les pratiques des entreprises coloniales » (FRC cité par Silvani, 1998, p. 81). Ce refus du tourisme de masse s’accompagne d’actions ciblées sur les grandes infrastructures touristiques hôtelières et résidences de vacances : le 19 mars 1970, le Transat Hôtel Club, situé sur le cordon lagunaire de la Marana au Sud de Bastia, est détruit par un attentat, entérinant ainsi l’usage de la violence pour protéger le littoral de la bétonisation touristique (Silvani 1998 ; Martinetti 2007 ; Moretti 2010). Ce refus d’une

baléarisation100 de l’île a eu pour effet un développement réduit des infrastructures touristiques hôtelières et assimilées, comparativement à la Crète : le nombre de lits marchands en Corse est de 118 700 lits contre 217 360 en Crète, dont 44% en hôtel, résidences de tourisme et villages vacances alors qu’en Crète les hôtels englobent à eux seuls près de 75% des lits marchands déclarés, soit un peu plus de 162 000 lits (INSEE 2009; Spinakis 2012). Il faut cependant noter que les investissements réalisés grâce à

99 Cette impression est particulièrement vive à Chersonissos, ou le nouveau centre-ville, localisé sur le

littoral (le village ancien est implanté en piémont) ne présente pas de trace de vie quotidienne autre que touristique : l’essentiel de la population permanente de la commune vit dans les anciennes localités en piémont ou en ville (à Héraklion notamment). En dehors de la saison touristique, on a le sentiment de traverser une ville-fantôme.

100 A propos de la démystification du paradigme -caricatural s’il en est, et pourtant largement répandu-

de la « baléarisation », on lira avec intérêt l’ouvrage de Miguel Segui-Llinas, Les nouvelles Baléares. La

rénovation d'un espace touristique mythique, publié en 1995 aux éditions de l’Harmattan.

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l’engagement de la Collectivité Territoriale de Corse ces dernières années vont dans le sens d’un rattrapage partiel. Entre 2000 et 2006, le soutien financier des pouvoirs publics dans le cadre du contrat de plan Etat-Région ont permis la création de trente nouveaux établissements hôteliers - pour 1200 lits -, de près de 300 meublés de tourisme, ainsi que la modernisation de plus de 8500 lits dans le secteur hôtelier (Furt, Maupertuis 2011 ; Valentini-Calendini, Furt, Segui Llinas 2014). Malgré cela, l’hébergement en campings tient une place prépondérante, et l’hébergement non- marchand reste une composante importante du tourisme en Corse, avec plus de 75 000 résidences secondaires (Maupertuis, Scartabelli, Jouve 2014) et des touristes français (largement majoritaires en Corse) qui réalisent 33% de leurs nuitées dans leur famille, chez leurs amis, ou dans leur propre résidence secondaire (INSEE 2009).

En définitive, s’il fallait à grands traits esquisser les portraits de ces deux îles touristiques, d’un côté les politiques publiques ont contribué à l’émergence d’une destination Crète essentiellement structurée autour de ses grandes stations littorales artificielles de la côte septentrionale, composées d’hôtel-clubs, attirant des touristes venus d’Europe du Nord en vols charters, dans le cadre de formules tout compris à bas prix, commercialisées par des Tours Opérateurs étrangers, qui proposent en option de consommer quelques-unes des richesses patrimoniales de l’île. De l’autre, le refus de s’orienter vers un développement touristique massif a - dans une certaine mesure - cantonné la Corse à une économie rentière basée sur une fonction d’accueil (Martinetti 2007 ; Valentini-Calendini, Furt, Segui Llinas 2014), en réponse à la demande d’une clientèle touristique de proximité, dont une partie est originaire de l’île. Celle-ci arrive du continent proche en bateau avec son propre véhicule, pour profiter des aménités balnéaires classiques (mer-soleil-plage) dans un cadre paysager exceptionnellement préservé, et pour parfois acquérir une résidence secondaire avec vue sur mer, où passer les vacances en attendant l’heure d’une retraite au soleil.