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Chapitre 4 Construire une gouvernance partagée : conduite d'une recherche

2.1 Les étapes théoriques pour la construction d’une gouvernance partagée

S’il fallait à nouveau le rappeler, notre objectif, dans le cadre de cette recherche portant sur les conditions d’émergences d’une gouvernance partagée, n’est pas de proposer un modèle formel ni même fonctionnel de gouvernance territoriale, mais plutôt de nous focaliser sur la qualité du processus de construction d’une telle gouvernance, en prenant en compte expressément la réalité, la diversité et la pluralité des situations territoriales. Dans le cadre d'un projet de coopération européenne intitulé RurUrbAl,

pour la gouvernance en Europe de systèmes d'alimentation territoriale, nous avions, en partenariat avec une équipe de chercheurs du Laboratoire de l'espace rural de l'Université de Thessalie35, ainsi identifié les étapes théoriques d’un processus de construction d’une gouvernance territoriale autour de l’alimentation. Nous le restituons ici sous la forme d’un schéma (cf. figure ci-après), dans la mesure où les étapes définies

35 Pour plus d'informations au sujet du projet Rururbal et du cadre méthodologique élaboré par

Dimitris Goussios, François Vallerand et Mathilde Woillez, on pourra consulter la documentation disponible à l'adresse suivante : http://www.rururbal.eu/documentacio/documents/l_fr, répertoire

documents projet, rubrique méthodologie.

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alors pour les besoins spécifiques du projet nous semblent toujours valables aujourd’hui pour procéder à l’examen des hypothèses conceptuelles et théoriques de la gouvernance partagée, telles que nous les avons exposées dans le troisième chapitre de la présente partie (cf. paragraphe 2, La gouvernance partagée : un concept opératoire pour

l’action ?, p. 68).

Figure 2 : Processus théorique de construction d’une gouvernance partagée ; schéma extrait de documents de travail du projet RurUrbAl (Auteur : Mathilde Woillez)

Ainsi, le processus méthodologique théorique de construction d’une gouvernance partagée suppose, dans un premier temps, d’identifier les personnes concernées et leurs interrelations : c’est ce que nous pourrions appeler une phase de diagnostic. Dans un second temps, il s’agira pour nous de collecter les positions et points de vue des dites personnes concernées ainsi que de les amener à expliciter leurs intérêts individuels, en fonction de la thématique de concernement retenue - en l’occurrence le tourisme -. Dans un troisième temps, nous nous attacherons à l’ouverture d’un espace de discussion et de négociation afin de permettre aux personnes de confronter leurs points de vue et de tenter de dépasser leurs intérêts individuels à la recherche d’un intérêt supérieur

commun36(Lascoumes, Le Bourhis 1998). Cette phase, décisive à notre sens, serait celle de la définition négociée et partagée, par l’ensemble des personnes concernées, d’une vision commune de ce que pourrait être leur destinée territoriale, autrement dit le futur souhaitable, ou à tout le moins acceptable par et pour tous, de leur territoire. Cet intérêt

36 L’intérêt commun supérieur est entendu ici comme un « intérêt général territorialisé » (Bourhis et

Lascoumes, 1998, p.39), autrement dit comme une redéfinition, au sein du territoire, de l’intérêt général rousseauiste, au sein d’un dispositif collectif de négociation et de délibération de type gouvernance

partagée.

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commun supérieur permettrait, sur un plan opérationnel par la suite, de fixer les buts et les objectifs stratégiques pour l’orientation des projets et des actions futurs de la

gouvernance partagée, en matière d’aménagement et de développement territorial. Une précision s’impose par rapport à ce schéma, quant à sa validité en ce qu’il décrit un processus de négociation collective et les résultats qui peuvent être obtenus. Mary Parker Follett, intellectuelle américaine du début du 20ème siècle et précurseur des sciences de gestion et de management contemporaines avait identifié trois modes de résolution de conflits : la domination consiste en l’abandon, par une des parties, de ses propositions ou revendications, au profit d’une autre partie, suite à l’expression manifeste d’un rapport de force ; le compromis est un accord a minima, basé sur l’identification du plus petit dénominateur commun entre les intérêts des parties prenantes, lesquelles abandonnent l’essentiel de leurs propositions et s’en retrouve de fait frustrées ; l’intégration consiste en la satisfaction des intérêts de l’ensemble des parties, par l’explicitation réciproque, la réévaluation et la reformulation des objectifs de chacun et le recours à une créativité collective (Mousli 2005). Il apparaît clairement que le dispositif de négociation qui se met en place dans le cadre d’une gouvernance partagée s’inscrit dans cette dernière perspective d’intégration : nous établirons cependant une distinction entre deux niveaux d’intégration, le consensus et l’intérêt

commun supérieur. Le consensus serait un accord obtenu permettant d’englober la majeure partie, voire la globalité des intérêts particuliers des parties prenantes, sans faire appel pour autant à la créativité et à l’innovation. L’intérêt supérieur commun consisterait, quant à lui, en un dépassement, voire un abandon temporaire ou pérenne des intérêts individuels et de groupes, pour atteindre un intérêt supérieur commun dont les parties prenantes attendraient un bénéfice à la fois personnel et collectif plus grand - quoi que possiblement dans une temporalité plus longue - que celui attendu de la satisfaction immédiate de leurs intérêts individuels. Il est bien entendu que l’atteinte d’un intérêt commun supérieur constitue un objectif idéal, que les réalités des situations locales ne permettent pas toujours de satisfaire. Nous insisterons cependant sur le fait que ce sont moins les conflits eux-mêmes que l’expression des rapports de pouvoirs qui peuvent être incriminés en cas d’échec. Mary Parker Follett a en effet mis en relief la nature constructive du conflit, comme reflet d’une diversité humaine dont l’expression est particulièrement féconde et enrichissante aussi bien pour l’organisation (entreprise) que pour la société (Mousli 2005). La stratégie la plus couramment employée d’éviction des conflits, si elle est sécurisante, prive du même coup l’entreprise ou la société de sa Page | 86

principale richesse : la diversité humaine. Celle-ci étant entendue dans le sens de la diversité des compétences, des expériences, des intérêts, des objectifs et des visions des individus. Le processus d’explicitation de ces intérêts, objectifs et visions, dans une perspective de résolution des conflits, a pour fonction corollaire de (r)établir la confiance entre les parties, ce qui est fondamental lorsqu’il s’agira de résoudre d’autres conflits ultérieurs. Car, toujours selon Mary Parker Follett, les principaux obstacles à la résolution des conflits sont la méfiance quant à la dissimulation, par chacune des parties, de ses intérêts et de ses arrière-pensées, sans compter l’écart social et culturel ou encore la diversité des modes d’expression et de communication employés, lesquels desservent l’intercompréhension entre les parties (Mousli 2005).

Nous reprenons à notre compte cette vision du conflit constructif, en ce sens qu’à l’échelle territoriale, il est bien souvent le révélateur de l’existence de points de vues divers, parfois antagonistes, lesquels résultent d’une volonté d’inflexion ou d’appropriation, par les parties prenantes impliquées, de la destinée de leur territoire ou, à tout le moins, de l’usage d’une ressource ou d’un lieu auxquels elles sont particulièrement attachées. En d’autres termes, l’expression du conflit montre que les parties en présence ont quelque chose à se dire. En réalité, une situation bien plus délétère pour le territoire - nous pourrions même dire infertile - serait celle de l’indifférence, où la faiblesse du concernement des parties prenantes ne permettrait pas d’alimenter un processus de négociation.

2.2 Les étapes opérationnelles de la recherche de terrain

Pour mettre en œuvre ce processus théorique de construction d’une gouvernance partagée et en expérimenter la validité opératoire, nous avons défini des phases d’action, correspondant aux principales étapes théoriques.

Préalablement à la recherche-action elle-même, il nous a fallu identifier le ou les terrains. Il était bien entendu que ces terrains devraient former peu ou prou territoire, aux sens où nous avons défini l’occurrence en amont, c’est-à-dire à tout le moins comme territoire au sens mésologique et comme territoire de projet. Nous nous sommes également interrogées sur le nombre de termes ; il nous a rapidement semblé évident que nous devrions suivre une approche comparative, ne serait-ce que pour valider notre hypothèse dans des contextes politiques et géographiques différents. Enfin, il nous a fallu établir des critères de sélection des territoires d’étude, en rapport avec leurs dynamiques organisationnelles - il nous semblait plus pertinent, compte tenu des délais Page | 87

courts de la présente recherche, de choisir des territoires présentant une relative maturité organisationnelle - et leurs trajectoires touristiques, puisque notre thèse de doctorat porte plus précisément sur les conditions d’émergence d’une gouvernance partagée du tourisme. Cette première phase opérationnelle de la recherche fait l’objet de la deuxième partie du présent mémoire.

Une fois les terrains identifiés, nous avons été amenée à identifier les personnes

concernées en fonction de la thématique retenue, s’agissant en l’occurrence des questions et des problématiques liées aux trajectoires touristiques de nos territoires. Il nous a fallu établir un protocole de détection des personnes concernées et de révélation de leurs interrelations, nous permettant d’englober, dans la mesure du possible, l’ensemble des formes de concernement. Nous avons établi un protocole d’entretien, afin de collecter l’expression des points de vues et des intérêts des personnes quant à la

thématique de concernement, en vue également d’identifier d’ores et déjà les motifs potentiels de conflits : concurrences spatiales et sur les ressources et, surtout, détection des hauts-lieux. Cette seconde phase opérationnelle de la recherche, correspondant aux étapes 1 et 2 du processus théorique, sera traitée dans la troisième partie du présent mémoire.

Afin d’ouvrir des arènes de négociation et de confrontation des personnes concernées à la recherche d’un intérêt supérieur commun, au-delà des conflits, et dans une perspective de construction d’une vision partagée de leur destinée territoriale (étapes 3 et 4 du processus théorique), nous avons organisé, dans les territoires d’étude, des ateliers de restitutions des résultats des recherches de terrain, restitutions servant à poser un certain nombre de constats et de questions en vue d’ouvrir le débat et de favoriser les échanges entre les parties prenantes de ces ateliers. Cette troisième phase opérationnelle de la recherche fait l’objet du dernier chapitre de la troisième partie du présent mémoire.

On soulignera, à l’issue de l’exposé de ce calendrier opérationnel, que les délais restreints inhérents à une recherche doctorale (deux ans maximum de recherche de terrain sur trois années de recherche), ainsi que les difficultés rencontrées au fur et à mesure de la conduite de cette recherche - nous pensons particulièrement aux décalages notables entre les temporalités du chercheur et celles de l’ingénieur dans la gestion du projet - ne nous ont pas permis, pour le moment, d’aller jusqu’au bout du processus de construction d’une gouvernance partagée du tourisme. Cependant, nos travaux sur le terrain nous ont permis de collecter suffisamment de matériau - à notre sens - pour justifier de la rédaction du présent mémoire et attester de la pertinence de l’hypothèse Page | 88

centrale de notre thèse de doctorat : celle de la validité du concept de gouvernance

partagée.

Deuxième Partie

A la croisée des chemins : trajectoires

touristiques et dynamiques

organisationnelles en Corse et en

Crète