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Chapitre 8 Le dème de Sitia et la Castagniccia Mare è Monti, représentatifs des

2.2 Conflits et controverses : des territoires en crise ?

Les questions de cohésion et d’organisation territoriales évoquées précédemment sont d’autant plus vives que nos deux terrains sont au cœur de débats sensibles, révélateurs d’enjeux qui sembleraient dépasser le seul cadre local.

118 Informations recueillies sur le site Internet de l’organisation : http://www.oas.gr/

119 Toutes ces informations fournies ici sont extraites du texte de loi 3852/2010, dit Programme

Kallikratis, publié au Journal Officiel (FEK) 87A’ du 7 juin 2010 (en grec) et de l’introduction au Plan Stratégique et Opérationnel du dème de Sitia 2012-2015.

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2.2.1 Question(s) de solidarité intra-territoriale

En Castagniccia Mare è Monti, la question du dépeuplement de l’arrière-pays et de la nécessité de renforcer les liens et les solidarités entre le littoral et l’intérieur est particulièrement prégnante. Une enquête publique menée lors la réalisation du diagnostic de territoire conforte cette affirmation puisque si 70 à plus de 80% des personnes enquêtées estiment que le territoire de projet Castagniccia Mare è Monti est cohérent du point de vue géographique, historique et culturel, en revanche ils ne sont plus que 35% à répondre par l’affirmative lorsque leur est posée la question de la cohésion économique et sociale du territoire (Association de Préfiguration du Pays Castagniccia Mare è Monti, Corse Médiation Conseil, Service Public 2000 2012). De fait, la Petite Castagniccia regroupe 38 communes de faible superficie pour une population totale de 2 000 habitants environ, ce qui donne une moyenne d’à peine 52 habitants par commune. Chaque commune dispose donc de moyens limités en termes d’intervention, et leur nécessaire structuration solidaire en Communautés de Communes semblent une évidence. Si personne ne semble contester ce principe, en revanche, les modalités elles-mêmes de ce regroupement font débat. D’une part, les petites communes de l’intérieur revendiquent une forme de droit à la solidarité de la part des communes du littoral, lesquelles ont accueilli les populations descendues des montagnes et concentrent aujourd’hui activités, revenus et services. De l’autre, elles craignent, en s’associant avec les communes littorales, de ne plus pouvoir peser dans les décisions face à des communes plus riches, plus peuplées et plus puissantes qu’elles. Face à ces réticences, et conformément à la loi 2010-1563 de réforme des collectivités territoriales du 16 décembre 2010, un Schéma Départemental de Coopération Intercommunale (SDCI) a été imposé par la préfecture de Haute-Corse, après de longues négociations : ce schéma impose le rattachement des communes d’Alesani à la Communauté de Communes de la Costa Verde. Les communes de l’Ampugnani, qui avaient sollicité un rattachement à la dynamique Communauté de Communes de la Casinca ont été déboutées, et leur a été imposée la création d’une nouvelle intercommunalité en association avec les communes de l’Orezza. Or, cette nouvelle communauté de communes pose deux difficultés soulignées par les élus et citoyens concernés : d’une part elle est fondée sur des rivalités entre les communes d’Orezza et d’Ampugnani, ce qui risque de considérablement compliquer les processus de gouvernance et de coopération, et, pour autant, elle ne permet pas de dépasser le problème de la petite taille de la population et de la faiblesse des moyens, car, bien que regroupant 29 Page | 184

communes, elle n’englobe jamais qu’une population de 1 735 habitants, nettement vieillissante de surcroît.

Figure 26 : Carte représentant les communautés de communes de la Castagniccia Mare è Monti telles qu’elles ont été instituées ou modifiées par le schéma départemental de coopération intercommunal publié en décembre 2011.

2.2.2 La prégnance des conflits environnementaux

D’autres questions font également débat sur le territoire, entraînant un certain nombre de conflits : il s’agit des questions environnementales. En Castagniccia Mare è Monti, comme ailleurs en Corse, le débat sur la protection des espaces littoraux et, au- delà, de l’environnement en général, est particulièrement vif. Qu’il s’agisse du problème de l’érosion des plages, de celui de la constructibilité du littoral et des plans d’urbanisme des collectivités locales, de la protection des terres agricoles, ou encore du traitement des déchets, nombreux sont les cas de projets locaux qui ont été abandonnés suites à des mobilisations collectives ou des recours en justice conduits et coordonnés par les associations de défense de l’environnement, avec le soutien d’une part de la population locale et de mouvements autonomistes. Ce fut notamment le cas avec Page | 185

l’abandon en 2012 du projet d’enfouissement des déchets à Cervione, ou encore avec le recours déposé auprès du tribunal administratif contre le projet de Plan Local d’Urbanisme de la commune de San Nicolao di Moriani.

La protection de l’environnement est également au cœur des conflits qui traversent la société locale du dème de Sitia. On l’a vu précédemment, deux secteurs d’investissements font l’objet de débats au niveau local et régional, avec un écho sur le plan national et international : l’implantation de parcs dédiés aux énergies renouvelables, essentiellement de source éolienne et photovoltaïque, dans les montagnes et haut plateaux de l’île, et la construction de grandes unités hôtelières de luxe couplées à la création de parcours de golfs.

Des parcs éoliens et photovoltaïques ont commencé à voir le jour un peu partout en Crète comme dans le reste de la Grèce. Le dème de Sitia est particulièrement concerné, et chaque année de nouveaux parcs y sont construits. Si l’on en croit les informations fournies par l’Autorité grecque de régulation de l’énergie, de nombreux projets supplémentaires de parcs éoliens, photovoltaïques, héliothermiques et mixtes pourraient voir le jour dans les mois et les années qui viennent, ainsi que le montre la carte ci- après, réalisées d’après les données fournies par l’institution.

Figure 27 : Sur cette carte, nous pouvons voir l’emprise spatiale importante des projets (réalisés ou en cours) de parcs d’énergie renouvelable, lesquels couplent pour l’essentiel éoliennes et panneaux photovoltaïques.

Ces projets sont dénoncés par une partie de la population crétoise, qui s’est organisée au travers du Réseau Pan-crétois contre les Energies Renouvelables Industrielles. Les arguments posés par les opposants à ces projets sont essentiellement de deux ordres : d’une part, l’énergie produite ne serait pas destinée à une consommation locale, mais à alimenter les réseaux nationaux de pays d’Europe occidentale comme cela a été évoqué précédemment ; d’autre part, ces projets, instruits dans le cadre de la loi fast-track, ne font pas l’objet d’un plan d’ensemble ni ne s’intègrent dans le Cadre Régional d’Aménagement et de Développement Durable de la Crète, ce qui ne permet pas de contrôler leurs impacts environnementaux (nuisances pour les élevages extensifs, érosion et imperméabilisation des sols, risques pour les gypaètes et les autres espèces protégées, etc.) ; nous soulignerons à ce propos qu’à Sitia, nombre de ces parcs sont prévus en zones Natura 2000, dans le parc géologique en cours de constitution, ainsi que sur le haut plateau central du dème, qui constitue le château d’eau naturel de la petite région.

Cet aperçu ne peut faire l'impasse d'un bref récapitulatif historique concernant un projet de construction de grandes unités hôtelières couplées à des parcours de golf : entre 2007 et 2011 a eu lieu à Sitia ce que l’on pourrait appeler la bataille du cap

Sidero, laquelle peut aussi avoir valeur d'exemple ou de symptôme pour ce qui est en jeu dans la réalité concrète du terrain de notre enquête.

Le Monastère de Toplou est légataire de la quasi-totalité de la presqu’île située à l’extrémité Nord-Est de Sitia. Il s’agit d’un espace désertique, avec des paysages minéraux et une maigre végétation de type matorral. L’higoumène120 actuel du monastère, le père Théophilos, a réussi à valoriser ces terres en développant de petites parcelles irriguées sur lesquelles le monastère produit de l’huile d’olive biologique, du vin, du raki -eau de vie de vin- et du miel. Il a par ailleurs fait construire un moulin à huile et fondé un groupement des producteurs biologiques assez dynamique, qui compte aujourd’hui près de deux cents membres. Il loue quelques parcelles à des producteurs de bananes, mais souhaite réviser à terme ce bail car il considère que ces cultures ne sont pas suffisamment respectueuses des sols, s’agissant de cultures sous serres. Le reste des terres sert actuellement de pâtures libres pour des élevages ovins-caprins. Le cap Sidero intègre les deux sites touristiques les plus attractifs de la microrégion : le monastère lui- même, un bâtiment remarquable d’architecture énétocrétoise, ainsi que la palmeraie et

120 l’Abbé

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la plage de Vaï. La zone autour du site antique d’Itanos a fait récemment l’objet d’un chantier international de fouilles sous l’égide de l’Ecole Française d’Athènes, et n’a pas été mise en valeur touristiquement pour le moment. En 2007, une entreprise britannique, Minoan Group Plc., négocie avec l’higoumène un bail emphytéotique pour une grande partie des terres du cap, afin d’y construire des unités hôtelières de luxe, dispersées en quatre ou cinq villages d’une capacité totale de 7 000 lits et d’y aménager trois parcours de golf. Un groupe s’est constitué localement pour s’opposer au projet et a mobilisé dans la contestation des personnalités étrangères, universitaires et archéologues notamment, qui ont lancé une pétition internationale. Finalement, le groupe des opposants au projet a déposé un recours auprès du Conseil d’Etat qui a invalidé le projet fin 2010. En 2012, le projet est relancé, toujours avec le soutien de l’higoumène et du maire, sous le nom d’Itanos Gaïa. Il est porté cette fois-ci par la Loyalward Ltd., compagnie britannique également. Les objectifs sont annoncés comme revus à la baisse, bien qu’ils n’aient pas été précisés jusqu’à aujourd’hui. L’étude d’impact environnemental a été publiée en janvier 2014, dans le cadre de la procédure prévue par la loi 3894/2010 dite fast track. Les opposants au projet soulignent l’absence d’éléments tangibles et quantifiables quant aux caractéristiques de l’investissement. Le document ne précise en effet ni le nombre de villages, ni le nombre total de lits prévus à la construction, ni le nombre de terrains de golf, ni le nombre et la nature des infrastructures prévues. Seule l’emprise des zones réservées au développement touristique et aux infrastructures est précisée : elle couvrirait environ 9 km² sur un total de 25 km², soit le tiers de la zone considérée. Les opposants au projet sont déterminés à porter à nouveau l’affaire en justice, dès qu’ils disposeront des éléments tangibles le permettant. Un autre projet de complexe hôtelier est par ailleurs en dormance depuis quelques années sur un cap proche, celui de Roussolakos à Palaikastro. Les terres de la presqu’île ont changé à plusieurs reprises de propriétaire, sans que le moindre plan opérationnel ni permis de construire n’aient jamais été déposés. L’absence de dimension concrète de ces projets pose la question de leur finalité réelle : ont-ils vocation à être réalisés ou s’agit-il plutôt de démarches à visée essentiellement spéculative ?

2.2.3 Les impact de la crise sur les dynamiques locales :

En Corse comme en Crète, ces conflits semblent directement ou indirectement accentués par la crise qui secoue toute l’Europe. Tout d’abord, le rôle des politiques publiques connait un affaiblissement sans précédent lié à une réduction drastique des Page | 188

moyens financiers de son action. Les politiques d’austérité, même si elles n’ont pas la même ampleur en France qu’en Grèce, font leur œuvre : partout en Europe, les collectivités locales sont contraintes de réduire leurs dépenses et leurs capacités d’intervention, alors que dans le même temps la population est de plus en plus largement touchée par la précarisation économique, et nécessite une protection sociale renforcée. En deuxième lieu, les capacités d’investissement endogènes sont réduites, notamment en lien avec un accès restreint au crédit bancaire, et ce à tous les niveaux : individuel, collectif ou public ; les investissements privés extérieurs sont alors perçus comme une opportunité, comme une possible source de revenu immédiate. Cela est particulièrement perceptible en Grèce au travers du dispositif fast-track et des politiques de privatisation à grande échelle121. En Corse, cela pourrait se traduire par une plus grande vulnérabilité des espaces soumis à une forte pression touristique et constituant une rente financière potentielle à court terme.

Cependant, au-delà des effets négatifs induits, il est notable que la crise peut aussi jouer un rôle positif dans les dynamiques d’organisation collective, en contribuant par exemple au renforcement du secteur de l’économie sociale et solidaire. A Sitia, les réseaux de solidarité et d’échanges alternatifs se multiplient : depuis 2008, ont été mis en place une soupe populaire, une épicerie solidaire, ainsi qu’un système d’échange alternatif, sorte de dispositif hybride entre le Système d’Echange Local (SEL) et les Réseaux d’Echange Réciproques et de Savoirs (RERS)122. Comme ailleurs en Grèce, les initiatives d’entreprises collectives se développent, portées par des jeunes chômeurs et ayant en général pour objet une meilleure valorisation des produits agricoles. Ainsi, deux coopératives ont été créées : l’une essaye de développer et de valoriser de nouvelles cultures (figues de barbarie, plantes médicinales et aromatiques), l’autre a choisi de regrouper une soixantaine de producteurs d’olive pour produire, conditionner, promouvoir et commercialiser directement leur huile, au niveau national et international, sous le nom Utopia.

121 Dernière privatisation en date : celle du littoral et des plages de Grèce. Une proposition de loi

portant sur la réduction de 50m à 10m du cordon littoral inconstructible sera présentée en septembre 2014 au parlement grec. Dans le même temps, le TAIPED, l’agence grecque chargée de la privatisation des biens publics, a mis aux enchères depuis le début de l’été 2014 (pour la vente ou la location longue durée) des terrains bordant ou contrôlant l’accès à 110 plages parmi les plus réputées du pays, provoquant un tollé général dans tout le pays et au-delà (sources : OKEANEWS, Le Monde, La Croix).

122 Les SELs sont des systèmes d'échange de produits ou de services au sein d'un groupe d’adhérents

partageant le même espace, quartier ou territoire. Ils permettent d'échanger des compétences, des savoir- faire et des produits avec les autres membres du groupe, suivant une unité d’échange généralement basée sur le temps. Les RERS portent uniquement sur l’échange de savoirs et savoir-faire, et, à la différence des SELs, fonctionnent de manière ouverte et sans unité d’échange.

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Troisième Partie

Du concernement touristique à

l’émergence d’une vision partagée du

devenir touristique à Sitia et en

Castagniccia Mare è Monti