• Aucun résultat trouvé

Le reproche fondant la responsabilité de l’entreprise (la « faute » de l’entreprise)

d’un devoir spécial de protection ou de surveillance

D. Le reproche fondant la responsabilité de l’entreprise (la « faute » de l’entreprise)

1. Le défaut d’organisation (art. 102 CP)

Le droit pénal est fondé sur le principe de la culpabilité. Or, l’entreprise est inapte à la faute au sens classique du terme, supposant les facultés de conscience et de volonté d’une personne physique.

Dès lors, le reproche qui s’adresse à l’entreprise se fonde sur un défaut de son organisation, dont l’effet est soit que l’infraction ne peut être impu-tée à une personne physique (régime subsidiaire de l’art. 102 al. 1 CP), soit que l’infraction n’a pas été empêchée (régime direct de l’art. 102 al. 2 CP). Ce manque d’organisation n’est pas présumé du simple fait qu’une infraction a été commise ; il n’y a pas de renversement du fardeau de la preuve.

A priori, il s’agit d’un reproche qui évoque fortement la négligence, en par-ticulier le défaut d’organisation retenu dans l’arrêt Von Roll66. La construc-tion juridique diffère néanmoins de celle de la négligence pour les personnes physiques. Il y a, par ailleurs, des différences essentielles entre les deux ré-gimes découlant de l’art. 102 CP dans la manière dont cette « faute » sociale est construite :

66 Cf. p. 110 s. (supra).

– Dans le régime ordinaire de l’al. 1er, le manque d’organisation n’est pas causal pour la commission de l’infraction mais pour la non-identification de l’auteur. C’est donc une construction qui n’a rien à voir avec un re-proche fondé sur une imprudence en lien avec l’infraction. Il ne s’agit pas d’une véritable responsabilité pour faute, même largement interprétée.

– Dans le régime direct de l’al. 2, en revanche, l’entreprise répond « s’il doit lui être reproché de ne pas avoir pris toutes les mesures d’organisa-tion raisonnables et nécessaires pour empêcher une telle infracd’organisa-tion ». Il appartient donc à l’accusation de prouver l’absence de mesures préven-tives, leur caractère exigible et le fait que l’infraction aurait été évitée si elles avaient été prises. S’agissant d’une omission, la causalité ne saurait être qu’hypothétique. Cette construction ressemble à celle de l’omission par négligence, sauf que l’infraction est imputée à l’entreprise nonobstant le fait que sa typicité exige l’intention, ce qui est le cas de toutes les infrac-tions énumérées à l’al. 2.

Quant à la nature et à la portée des mesures d’organisation attendues de l’entreprise au regard des deux régimes, elles peuvent se rejoindre mais ne sont pas nécessairement identiques :

– Pour le régime subsidiaire, ce sont les mesures qui permettent l’identi-fication de l’auteur d’un acte punissable au sein de l’entreprise qui sont décisives. De manière générale, on peut attendre d’une entreprise une gestion raisonnablement transparente du personnel et une division li-sible des tâches. Son organisation doit être propre à établir quel employé se rend chez tel client tel jour, qui travaille à quel poste sur tel chantier ou se livre à telle transaction au sein d’une banque, quel gardien est de service tel jour ou telle nuit, etc. Une banque doit être capable de rensei-gner la justice sur l’identité des personnes intervenant dans un dossier client et sur celles qui auraient dû intervenir selon son organigramme. A l’inverse, l’employeur n’est pas en droit et ne saurait être tenu d’espion-ner ses employés et de porter atteinte à leur personnalité par des enre-gistrements sonores ou visuels ou d’autres moyens de surveillance non consentis et disproportionnés par rapport aux buts légitimes, consistant par exemple à assurer leur sécurité ou à prouver la teneur des ordres passés par la clientèle.

– Dans le cadre du régime direct en vertu de l’art. 102 al. 2 CP, le reproche consiste à « ne pas avoir pris toutes les mesures d’organisation raison-nables et nécessaires pour empêcher une telle infraction ». Ces termes im-pliquent l’idée de la proportionnalité des mesures attendues par rapport au risque de survenance d’une infraction. Il appartient à la justice pénale d’établir quelle carence organisationnelle a permis l’infraction et quelle mesure exigible – i.e. proportionnée et efficace – aurait pu la prévenir.

Au regard de l’art. 102 al. 2 CP, il incombe à l’entreprise de mettre en œuvre des dispositifs de prévention des risques typiquement liés à son exploitation. L’organisation de l’entreprise doit être conforme aux exi-gences légales découlant de sa forme juridique et de l’activité qu’elle pratique, dont certaines sont d’ailleurs explicitement régies par un cadre juridique d’une grande densité normative, à l’instar du dispositif de lutte contre le blanchiment d’argent pour ce qui concerne les intermédiaires financiers. L’entreprise est tenue de choisir, d’instruire et de surveiller les personnes physiques avec la rigueur nécessaire pour empêcher les violations de la loi (« cura in eligendo, in instruendo, in custodiendo »)67. Elle doit instaurer des mécanismes de contrôle et une organisation adéquate au regard des risques liés à son activité, en désignant les personnes char-gées d’assurer la légalité de l’activité de l’entreprise (conseil d’adminis-tration, direction, service compliance, service juridique, etc.). Elle doit prendre des mesures pour assurer la remontée des informations vers ces personnes, en encourageant et en protégeant les donneurs d’alerte en cas de dysfonctionnement.

Les mesures préventives doivent être proportionnées au risque lié à l’acti-vité de l’entreprise. Lorsque ce dernier est important, les mesures doivent l’être aussi. C’est ainsi que, dans l’affaire Alstom, le Ministère public de la Confédération reprocha au groupe l’insuffisance des effectifs du ser-vice « compliance » au regard du caractère risqué de l’activité, comprenant notamment la conclusion de contrats de « consulting », et de la taille du groupe, ainsi que l’insuffisance de l’expérience et de la formation des col-laborateurs de ce service68.

2. La responsabilité sans faute dans le domaine du droit pénal accessoire

Pour les infractions relevant du droit pénal administratif, l’art. 7 DPA instaure un régime dit « de bagatelle ». Cette disposition s’applique lorsque l’amende entrant en ligne de compte ne dépasse pas 5000 francs et que l’enquête pour identifier les personnes physiques nécessiterait des mesures d’instruction hors de proportion avec la peine encourue. Il n’est pas exigé, en revanche, que l’entreprise ait, par un défaut d’organisation, causé l’impossibilité d’identi-fier la personne physique, de sorte qu’il s’agit d’une responsabilité sans faute, contraire aux principes fondamentaux du droit pénal suisse.

67 Pieth, Risi�omanagement, p. 605.

68 Ordonnance pénale du 22 novembre 2011 (précitée, n. 35, supra), ch. 6 et 15.

C’est la peine que l’autorité entend concrètement prononcer qui est déter-minante, de sorte que l’art. 7 DPA peut aussi être appliqué aux délits et aux crimes. Par ailleurs, de nombreuses lois appartenant au droit pénal accessoire renvoient aux art. 6 et 7 DPA pour les infractions commises dans l’entreprise, de sorte que l’importance de ce régime est loin d’être anecdotique. Certaines lois prévoient, par ailleurs, des clauses semblables à l’art. 7 DPA, mais fixent des limites de peine nettement plus élevées : l’art. 49 LFINMA69 porte le maxi-mum de l’amende à 50 000 francs, l’art. 87 LTVA70 à 100 000 francs71.

Comme en droit civil72, on peut donc faire en droit pénal le constat d’une extension de la responsabilité sans faute. Le phénomène prend peut-être moins d’ampleur qu’en matière civile, mais il est plus surprenant au regard des principes fondamentaux du droit pénal.