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d’un devoir spécial de protection ou de surveillance

B. Les modèles de responsabilité de l’entreprise

Par son choix de modèles de responsabilité, le droit suisse fait preuve d’un certain particularisme. Sur le plan international, c’est le modèle d’identification (appelé vicarial par les auteurs romands) qui l’emporte de plus en plus. Il s’agit du modèle le plus proche du modèle civil, dans lequel la personne mo-rale répond des actes commis par ses organes.

Rien de tel en droit suisse. Le modèle ordinaire, consacré à l’art.  102 al. 1 CP, est celui de la responsabilité subsidiaire de l’entreprise qui répond de l’infraction lorsqu’il n’est pas possible de l’imputer à une personne physique déterminée en raison du manque d’organisation. Pour exclure ce régime, il suffit qu’une personne physique responsable de l’infraction soit identifiée ; peu im­

porte qu’elle puisse effectivement être poursuivie. Il n’est, par ailleurs, pas néces-saire que toutes les personnes responsables soient identifiées. L’identification d’une seule personne, y compris le chef de l’entreprise s’il répond de l’infrac-tion, fait obstacle à la responsabilité pénale de l’entreprise51.

L’art. 102 al. 2 CP introduit un régime de responsabilité direct, applicable uni-quement à sept infractions expressément mentionnées, soit le blanchiment d’argent (art.  305bis CP), l’organisation criminelle (art.  260ter CP), le finan-cement du terrorisme (art. 260quinquies CP), la corruption active (art. 322ter et 322septies al. 1 CP), l’octroi d’un avantage dans le secteur public (art. 322quinquies CP) et la corruption active dans le secteur privé (art. 4a al. 1 lit. a LCD52). En vertu du modèle direct, l’entreprise répond indépendamment de la punissa-bilité des personnes physiques et, cas échéant, en parallèle, « s’il doit lui être reproché de ne pas avoir pris toutes les mesures d’organisation raisonnables et néces­

saires pour empêcher une telle infraction ».

Enfin, il convient de mentionner l’existence d’un troisième régime de res-ponsabilité de l’entreprise, en vertu de l’art. 7 DPA et d’autres dispositions de la législation accessoire, sur lesquels nous allons revenir53.

50 Cf. p. 124 ss (infra).

51 Donatsch / Tag, Strafrecht I, p. 400 ; Forster, thèse, p. 205 ; CR CP I-Macaluso, Art. 102 N 46 ; contra : Heiniger, thèse, N 491 ss.

52 Loi fédérale contre la concurrence déloyale (LCD) du 19 décembre 1986, RS 241.

53 Cf. p. 121 s. (infra).

C. La nature de l’art. 102 CP : norme d’imputation ou infraction sui generis ?

La nature de l’art.  102 CP fait l’objet de disputes doctrinales qui sont loin d’être stériles. Une partie importante de la doctrine estime que l’art. 102 CP constitue une infraction sui generis réprimant le manque d’organisation révélé par la survenance de l’infraction, comprise comme condition objec-tive de punissabilité54. La plupart des auteurs appartenant à ce courant – à la suite de Marcel Alexander Niggli et Diego Gfeller dans le Commentaire bâ-lois – estiment, par ailleurs, que cette infraction doit forcément être considé-rée comme une simple contravention, puisque la peine prévue est l’amende jusqu’à 5 millions de francs et que l’art. 103 CP considère que « [s]ont des contraventions les infractions passibles d’une amende »55. Selon cette partie de la doctrine, l’entreprise commettrait donc une contravention, alors que la personne physique commet un crime ou un délit, étant rappelé que l’art. 105 al. 1 CP exclut l’application de l’art. 102 CP aux contraventions.

Les conséquences qui découlent de cette manière de voir sont multiples : sauf disposition légale contraire, la tentative et la complicité ne sont pas punissables56 et la publication du jugement serait exclue (art. 105 al. 2 et 3 CP) ; le délai de prescription serait de trois ans seulement (art. 109 CP) et, pour l’appel, les griefs seraient limités au regard de l’art. 398 al. 4 CPP.

Un autre courant doctrinal considère que l’art.  102 CP est une norme d’imputation57, permettant d’attribuer à l’entreprise une infraction pénale commise en son sein, sur la base d’une « faute sociale ». L’imputation à l’entre-prise n’influence en rien la gravité de l’infraction et sa classification comme crime ou délit.

Le Tribunal fédéral a évoqué la controverse, sans trancher la question, dans son arrêt Nestlé58, relatif à l’assassinat, par des paramilitaires, d’un

54 BSK StGB I-Niggli / Gfeller, Art. 102 N 18 à 51, N 24 et 33 ; Trechsel / Jean-Richard-dit-Bressel, Praxis�ommentar, Art. 102 N 7 ; Heiniger, thèse, N 268 à 270 ; Von Gleichenstein, thèse, p. 48 s.

55 BSK StGB I-Niggli / Gfeller, Art. 102 N 35 ; Trechsel / Jean-Richard-dit-Bressel, Praxis�om- Praxis�om-mentar, Art. 102 N 7 ; von Gleichenstein, thèse, p. 48 s. Pour Heiniger, il s’agit d’un délit (thèse, N 289 ss, N 307 et 316).

56 BSK StGB I-Niggli/Gfeller, Art. 102 N 44. Les auteurs estiment que cette limitation est sans gra-vité, car la tentative et la complicité au délit d’organisation serait de toute façon difficilement concevable. Par ailleurs, l’infraction de la personne physique qui ne serait que tentée ne dé-clenche pas la responsabilité de l’entreprise, selon ces auteurs, puisqu’ils la considèrent comme une condition objective de punissabilité.

57 CR CP I-Kolly Art. 97 N 45 ; CR CP I-Macaluso, Art. 102 N 2 ; Macaluso, thèse, N 508 ss ; Schmid, recht 2003, p. 205 ; Stratenwerth, AT I, § 13, N 187. Forster estime qu’il s’agit d’une norme de responsabilité particulière, se caractérisant comme une règle de participation sui generis (thèse, p. 73).

58 Arrêt non publié du TF, 6B_7/2014 du 21 juillet 2014, p.  9 s., commenté par Macaluso / Garbarski, forumpoenale 2014, p. 322 ss.

syndicaliste colombien employé de l’entreprise. Dans la même affaire, l’arrêt du Tribunal cantonal vaudois n’avait pas davantage tranché la controverse59, contrairement à ce que laisse entendre son chapeau dans le Journal des Tri-bunaux et le commentaire dans la revue forumpoenale60 ; il est d’ailleurs pi-quant de noter que l’un et l’autre attribuent au Tribunal cantonal un point de vue diamétralement opposé sur cette question.

L’Obergericht Solothurn a, en revanche, attribué à l’art. 102 CP la fonction de norme d’imputation dans sa décision rendue sur la recevabilité de l’appel dans l’affaire PostFinance SA61.

Enfin, le Conseil fédéral, quant à lui, affirme, dans son Message relatif à la loi sur le casier judiciaire du 20 juin 201462, que la mention de l’amende dans les trois langues nationales du texte légal entraîne la qualification de l’infraction comme contravention. Il semble donc adhérer à la théorie de l’in-fraction sui generis.

Il convient, à notre sens, de suivre le courant doctrinal qui considère l’art. 102 CP comme une norme d’imputation, sur la base de l’interprétation littérale, systématique et téléologique de la loi.

La lettre de la loi semble claire, en définissant à l’art. 102 al. 1er CP les condi-tions dans lesquelles l’infraction est « imputée » (« zugerechnet », « ascritto ») à l’entreprise. Certes, l’art. 102 CP prévoit seulement l’amende pour l’entre-prise et non la peine pécuniaire. Toutefois, cette sanction diffère aussi bien de la peine pécuniaire que de l’amende applicable à la personne physique, puisqu’il est de toute façon impossible de prononcer une peine privative de liberté de substitution63. En réalité, il s’agit d’un aliud, de sorte qu’il aurait été préférable d’imiter les auteurs de l’AP-CP de 199164 qui avaient proposé les termes d’« assujettissement à une obligation financière ». Le texte légal finale-ment arrêté dans le cadre de la révision de la partie générale n’emploie plus ces termes, dont l’abandon n’a toutefois pas été explicité. Les travaux prépa-ratoires semblent, en revanche, démontrer la volonté du législateur de ne pas créer une infraction sui generis, affirmée lors des débats du Conseil national en réponse à l’inquiétude exprimée par l’un de ses membres65.

59 JT 2014 III 30, p. 32 ss.

60 Bueno, forumpoenale 2014, p. 261.

61 Décision de l’Obergericht Solothurn du 17 avril 2012, STBER.2011.32, (http://www.old.so.ch/

extappl/sog/index.php) ; publiée in forumpoenale 1/2013, p. 8 ss.

62 FF 2014 5659.

63 Dans le même sens, Heiniger, thèse, N 291 ; cependant, l’infraction de l’entreprise est toujours un délit selon Heiniger (thèse, N 307).

64 Avant-projet 1991, Art. 100quinquies.

65 BOCN 2001, p. 597 (Ulrich Siegrist) ; dans le même sens, BOCN 2001, p. 597 s. (Nils de Dardel).

L’interprétation systématique conforte cette interprétation. Si le législa-teur avait voulu créer une infraction sui generis et autonome, il l’aurait insé-rée dans la partie spéciale, à l’exemple des art. 263 CP (actes commis en état d’irresponsabilité fautive) ou 322bis CP (défaut d’opposition à une publication constituant une infraction).

Par ailleurs, le manque d’organisation constitue un ancrage bien trop flou de la typicité, qui aurait été en conflit avec le principe de la légalité, dont un des aspects est l’exigence de la précision (« Bestimmtheitsgebot »). L’art. 102 CP est une norme d’imputation qui permet d’établir la responsabilité de l’entreprise pour une infraction dont les contours de la typicité sont dessinés dans la partie spéciale.

Enfin, l’interprétation qui fait de l’art. 102 CP une simple contravention irait à l’encontre du but de la disposition, en signalant que l’entreprise n’encourt qu’un reproche léger même lorsque le reproche qui s’adresse à la personne physique ayant agi en son sein est grave.

D. Le reproche fondant la responsabilité de l’entreprise