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Reprendre, composer, arranger, improviser : vers un bricolage totalisant

Pour comprendre l’ordonnancement des genres dans la culture des guitaristes, il faut en passer par les modalités de pratique, différenciées par leur distance à l’acte créateur. Il existe en effet diverses manières de faire de la musique, reprendre des musiques existantes, composer des œuvres originales, arranger des musiques ou improviser… Or ces manières de faire se distinguent par le degré et la nature de la création.

On a coutume de se représenter l’amateur comme un individu faisant de la musique pour se divertir, donc étant dans une même logique que les publics, c'est-à-dire dans une relation de réception à la musique existante. Cette dimension de la pratique existe et on la retrouve dans la pratique de la « reprise » (cover en anglais). Une reprise consiste à jouer un morceau composé et déjà joué (souvent enregistré) par un autre musicien : cela désigne l’exécution d’une œuvre dont on n’est pas l’auteur. Cela se définit d’abord par l’imitation de ce que le guitariste entend sur le disque. C'est une pratique qui ne fait pas sens dans le monde du classique dans la mesure où l’écrit, c’est la partition, ce qui exclut toute imitation. On interprète une partition, que cela soit en professionnel ou en amateur : « Ma pratique solitaire, mon pied, c’est de prendre des partitions classiques et de faire ça pour moi. ». Une interprétation semble toujours être un acte nouveau et non re-nouvelé (« prendre » plutôt que « re-prendre »). La reprise, en tant que pratique re-jouant

un morceau, ne s’applique qu’à la musique dite populaire où le disque est le vecteur principal de transmission de la musique.

Reprendre est généralement une pratique de débutant : « Je jouais essentiellement ce que j’écoutais. C'est-à-dire que si j’écoutais du Metallica, j’allais chercher du Metallica ». La concordance entre l’écoute et le jeu est complète, il n’y a, semble-t-il, que de l’imitation. C’est en ce sens que les amateurs à qui on assigne un rôle d’imitation ne se distinguent pas des publics qui mettent en œuvre des goûts spécifiques.

« Alors, c’est comme on dit, plus précisément, ça veut dire que je voulais jouer tous les jours. Ça veut dire que j’écoutais un morceau, fallait… J’aimais bien, je me disais « il faut que je le reprenne ». » (Neil)

Pourtant, de nombreux professionnels de la musique pratiquent également la reprise. Que ce soit dans le cadre du bal ou de concerts-animations, on ne demande jamais à un musicien d’apporter des œuvres originales, mais de jouer ce qui correspond aux goûts présumés d’un public attendu. Par rapport à l’amateur prenant du plaisir à imiter ses idoles, les musiciens, censés être des artistes, ne se réalisent pas toujours dans ce genre de pratiques. Ainsi, Mick (44 ans) gagne sa vie en proposant dans les casinos un spectacle constitué de morceaux folk et country, répertoire entièrement américain. Au moment de l’entretien, il mettait de coté une partie de cette activité pour refaire un groupe de compositions.

« Tu me disais que t’en avais eu marre de faire les casinos.

Ouais, c’est pas que j’en ai eu marre, parce que je continue pour l’instant. J’en ai lâché certains, disons. Mais, par contre, j’aime bien mon répertoire. J’ai jamais fait de bal. Je voudrais dire ça à ma décharge. J’ai jamais voulu faire de bal, parce que j’ai jamais voulu chanter de chansons que j’aimais pas chanter. Mais bon, ce que je chante en casino, c’est sixties, ça peut s’apparenter à radio nostalgie. Je l’assume. Y a des bonnes choses. C’est oldies but goldies. »

L’accusation portant sur le musicien de bal pointe la non-adéquation de ses goûts avec ce qu’il doit jouer pour le public. On voit alors que la reprise est complètement incluse, en tout cas dans un premier temps, dans la logique des goûts, loin de préoccupations artistiques. On sait maintenant que durer dans le milieu de la musique revient à adopter des stratégies à l’opposé d’une conduite prétendument artistique, mais qui n’en est pas moins musicale (Cf. les travaux de Perrenoud). Certains adoptent bien volontiers cette posture en l’assumant :

« Je considère pas être un artiste, au sens où j’ai rien à dire, et je suis pas compositeur non plus. Donc, je me considère vraiment comme un outil. J’aime bien me mettre au service de tel ou tel truc. Moi, mon point de vue, c’est que je suis super

content de gagner ma vie avec la musique, c’est une super belle vie. Il faut que ça convienne à certains. » (Ritchie, 39 ans)

Cette manière de se positionner se retrouve aussi chez les amateurs, comme nous l’avons déjà vu avec la chanson. La guitare s’inscrivant aussi dans des sociabilités musicales non musiciennes, notamment l’accompagnement du chant avec des amis en soirée, l’objectif est de proposer quelque chose de convivial, c'est-à-dire un répertoire consensuel. Que l’on soit amateur ou professionnel, maintenir le régime vocationnel ne passe pas par une posture d’artiste mais par la mise en œuvre de goûts éclectiques :

« Je prends autant de plaisir à écouter un morceau d’Yvette Horner que, je sais pas, une suite de Bach. Enfin, pour moi, ça a la même valeur que d’entendre un gamin chanter une comptine qu’une cantatrice qui te chante un lead. Tant qu’il y a de l’investissement, de l’émotion, c’est de la musique. » (Paco, 33 ans, intermittent)

Ce professionnel qui joue « de tout » légitime sa position par l’éclectisme de ses goûts, ce qui est logique par rapport à ce que l’on vient de décrire. Même si on valorise parfois un musicien parce qu’il joue « de tout », la légitimation d’une pratique éclectique passe nécessairement par la revendication d’un goût pour l’éclectisme.

Dans un régime opposé, la composition de morceaux originaux, renvoyant à une dynamique créatrice doit être pensée en opposition au régime d’écoute de la musique. Certains guitaristes, notamment dans le rock et surtout le punk, racontent comment ils ont « commencé par composer très vite » sans faire de reprises. A l’inverse d’une pratique musicale déterminée par des goûts préexistants, composer, pour certains, se décrit de la manière suivante : « Ben, je sais pas jouer grand chose d’autre que ce qu’on joue ». Steve, par exemple, n’a jamais fait beaucoup de reprises :

« Mais je cherche pas à bosser des morceaux à mort. Je suis pas un technicien, je m’amuse pas à reproduire des trucs hyper-chaud, je sais pas jouer un morceau d’Hendrix. Alors que j’adore écouter Hendrix. Mais ça me plait à écouter, pas forcément à jouer, me prendre la tête. »

Si la pratique musicale est pensée ici sur le mode amateur, c'est-à-dire détachée de toute compétence musicienne, elle est aussi perçue comme en opposition par rapport aux goûts musicaux. La pratique n’est pas l’écoute. Or la plupart des guitaristes interrogés disent composer ou au moins avoir essayé. Cette dimension de la tentative, même chez des individus ne se pensant jamais comme des artistes, a cela d’exemplaire qu’elle montre à quel point la création est une sorte de passage obligatoire du musicien pour s’affirmer comme pratiquant, plutôt que comme

sujet de goût. Lorsque la création n’est pas pensée sur le mode vocationnel, elle est présentée comme inéluctable dans un parcours musicien :

« La compo, ça arrive à quel moment dans ton parcours ?

Je chantais pas de chanson à moi avant d’être en groupe, jamais. Je sais même pas comment c’est arrivé. Quand on a commencé avec (le précédent groupe), on a repiqué pas mal de chanson française. Et puis je vais te dire franchement, j’en sais rien. Je sais pas ce qui m’a donné envie d’écrire. Si, sûrement le fait de pouvoir jouer ses propres morceaux, c’était bien. Déjà de trouver de la musique, quand tu répètes avec tes potes qui connaissent pas forcément la musique, comme moi, c’était le cas à l’époque, y a pas du tout de case, y a rien. Donc, je fais un truc, même si c’est pas dans la logique de la musique, ils s’en foutent, ils y vont. Du coup, ça donnait des trucs vachement originaux. Après, quand on trouvait des trucs qui sonnaient bien, moi je peux pas m’empêcher de faire des « lalala », ou d’essayer de trouver une mélodie de chant par dessus.. Et ben, un jour ou l’autre, ça a du devenir une évidence, fallait mettre des paroles là dessus. Je sais pas quel est le premier morceau que j’ai écrit, j’en sais rien. » (Brian, 35 ans, amateur)

Décrite ici sur le mode accidentel, la composition n’est donc pas toujours présentée comme une intention purement personnelle. Même les moins créatifs affirment que c’est « important de se mettre à la compo », d’autres diront que « ça s’impose », comme si cela découlait d’une pratique qui se pérennise. Chez les guitaristes, devenir pratiquant redéfinit le rapport à la musique, dans la mise à distance de l’écoute. Cette sorte d’injonction de créer sa musique, même si c’est parfois infructueux, semble être un marquage symbolique du passage de l’amateur, au sens de l’amour de la musique, à celui de producteur. On revient donc à l’évidence que l’on avait énoncée plus haut. Pourtant, cette distinction, qui n’est pas si évidente du point de vue du parcours, puisqu’elle nécessite un travail symbolique sur la mise à distance de l’écoute, est très utile pour décrire ce qui se joue dans le passage symbolique d’une pratique amateur, au sens de l’amour de la musique, à une pratique créatrice.

Dire que tous les guitaristes doivent passer par la création pour se dire pratiquant ne veut pas dire qu’ils se pensent tous en artistes ; à l’inverse, constatant que certains tentent en vain de devenir des compositeurs, il ne faut pas en conclure qu’ils ne créent pas leur musique. Quel est l’enjeu de ce passage obligatoire par la création ? La réponse peut paraître évidente : il s’agirait pour eux de se penser en artiste, la musique étant un de ces espaces de singularisation. Il s’agit bien d’un processus identitaire, la figure de l’artiste étant un modèle de cette possibilité d’extériorisation de soi et de singularisation. Est-ce à dire que leur identité est totalement prise dans la figure de l’artiste ? Les professionnels se retirent parfois à eux-mêmes la possibilité d’être

artistes. Les amateurs développent aussi une réticence à se définir en tant que tel, notamment parce qu’ils remettent en cause l’idée d’une création pure.

Georges, par exemple, en évoquant le regard des autres sur sa pratique (il compose des chansons, joue dans le collectif manouche et passe une bonne partie de son temps libre sur sa guitare), relève que « ça fait artiste » auprès des non-musiciens, marquant sa distance par rapport à tout ça : il n’a pas l’intention de se présenter comme tel, il s’agit d’une mésentente. Plus généralement, quand on pose la question aux musiciens de savoir s’ils composent ou « font de la compo », la réponse la plus récurrente vient en ces termes : « Ouais, de la compo c’est un bien grand mot, mais j’aime bien m’amuser avec des accords, ouais, compo c’est un grand mot. Partir sur des intros… J’ai quelques petits morceaux en réserve. » En concluant cette phrase par un rire gêné, on adopte une position relativement commune à propos de la création : à coté des œuvres individuelles ou collectives parfois bien définies, il existe une multitude de pratiques amateurs et professionnelles qui ne seront jamais cristallisées en œuvres finies et durables, notamment chez les amateurs dont la musique n’est pas nécessairement destinée à un public, la composition prenant des formes encore plus hétérogènes, s'inscrivant plus dans une démarche sociale en mouvement et non finalisée :

« Ça fait partie d’un processus de création, vous faites des compos…

On a plein de petits bouts de… C’est intéressant la question que tu me poses, parce qu’on y réfléchit pas nécessairement… J’ai pas mal de textes par exemple… Y a des soirées… On s’est jamais dit « allez les gars, on se réunit, on se file tout ce qu’on a, mes textes.. » Par contre, y a eu plusieurs soirées… Où … « déclame moi un de tes textes », lui il prend la gratte… On pouvait jouer deux heures, trois heures … Mais ça tenait plus de l’événement, c’était très ponctuel, c'est-à-dire qu’il était très rare ensuite qu’on reprenne la même chose, avec les mêmes textes, la même musique. C’est plus la notion d’événement, face à un moment. Il nous montre des textes… T’as qu’à faire tes textes.. Ça serait bien de faire cette rythmique là… Il revient trois jours après… Voilà, on joue ce qui nous a plu. Mais il n’y a pas vraiment de démarche professionnelle… ça tend à apparaître quand même… C’est aussi en fonction de la confiance que les gens s’accordent, et en fonction du plaisir qu’on a à jouer avec les autres. De fait, y a des trucs qui se posent, avec P. [son ami] un peu. Mais pour l’instant… Y a pas « on va faire telle date… », à bosser sérieusement. On en n'est pas là encore. Et même à chaque fois que on … On évite au maximum ce coté là. Le coté amateur, sans le coté péjoratif du terme, c’est quelque chose qui nous plait. »

(Maxime, 29 ans, amateur)

La notion d’amateurisme est bien présente : il ne faut pas que cela soit parfait ni fini… D’ailleurs « on n’y réfléchit pas ». Mais ces manières de faire de la musique, qui sont malgré tout créatives, se retrouvent aussi chez les professionnels : que l’on pense aux séances

d’improvisations, aux arrangements originaux de morceaux (chantés ou instrumentaux), etc… il existe toute une gamme de possibilités créatrices qui ne se résolvent pas nécessairement dans la cristallisation d'œuvres finalisées et durables, c'est-à-dire entièrement objectivées.

De ce point de vue, la majorité des individus sont loin de se penser en artiste. Une phrase qui revient souvent à ce propos est « en musique, on invente rien de toute façon ». C’est particulièrement intéressant de voir que les acteurs sont souvent loin d’appliquer le concept d’Art à la musique, ou que le terme artiste ne revient que très rarement. Et c’est donc vrai aussi chez certains professionnels, notamment chez les professeurs qui doivent répondre à la demande des élèves, donc avoir une vision très étendue des productions musicales, notamment des industries culturelles. Ainsi, David a tenu plusieurs minutes en expliquant que de toute façon, « on invente pas l’eau chaude tous les jours », qu’entre tel et tel morceau, « c’est les mêmes accords , à part une ou deux notes qui changent ». Et en parlant des différents musiciens mentionnés, il conclut :

« Ils se sont pas foulés. J’essaye des fois maintenant… je pense qu’on peut encore inventer de nouvelles sonorités, de nouveaux styles musicaux, je sais pas. On en a inventé de trop presque. Maintenant on les colle ensemble. »

Ce discours ne l’empêche pas d’enregistrer des chansons composées par lui. Les discussions sur la composition dérivent alors fréquemment sur le mélange des genres, et sur la place des influences dues au processus de socialisation. Dans le cadre de pratiques collectives, c’est encore le mélange des genres qui crée l’originalité : même si le groupe est souvent décrit en termes holistes, c'est-à-dire que la musique représentera toujours plus que l’addition des individualités, il est souvent rappelé que « chacun amène ses influences », ce qui renvoie à la question des genres. Mais ce qui se retrouve au niveau du groupe peut rapidement gouverner au même principe de la composition individuelle :

« On pioche dans tous les trucs. B. [son autre guitariste], il est bluesman, hyper blues rock, à fond, et ça se sent vachement dans ce qu’on fait. Malgré le fait qu’on soit dans la chanson française, et qu’on fasse des grilles qui sont pas du tout blues, ben lui il va systématiquement sonner, pas blues pur, mais y aura des intonations. C’est son jeu. Et c’est intéressant aussi. S. [la violoniste], elle est plus classique, ça apporte une touche, ça amène un coté plus carré, plus léger. Y. [le bassiste] plus dans la basse, le funk. C’est ça que je trouve bien. Le mec qui a compris ça, c’est San Severino. San Severino, c’est un mec, il a plein de cultures, de styles différents, il a écouté énormément de choses, et il fait un mix de tout ça, et ça sonne grave. » (Brian, 35 ans, amateur)

Beaucoup de guitaristes qui ont dit « aimer de tout », « jouer de tout » et « essayer de faire des mélanges » ont souvent évoqué un artiste en particulier qui symbolise cette réussite du

syncrétisme musical. Toujours est-il que si l’on reprend le discours des acteurs, on observe une sorte de désenchantement de la création au profit d’une inclination à des hybrides, notamment entre reprise et composition. Derrière cette pratique est sous-tendu le débat entre tradition et modernité, sur la capacité de créer alors que l’on ne peut pas s’affranchir de ses influences, c'est-à-dire de ce qui nous a socialisé. Ceux qui pensent que les influences ont trop de poids ne font pas de composition :

« Sur votre pratique, est-ce que vous avez fait un peu de composition ?

Malheureusement non. Comme j’écoute beaucoup de country, j’aimerais bien… je me suis jamais donné le temps de le faire. J’aimerais arriver à composer des belles chansons dont je serais satisfait. Mais malheureusement, j’ai pas l’inspiration. Peut-être que je suis trop exigent… Quand j’essaye de composer un morceau, je me dit trop « ça ressemble trop à ça ». Comme j’écoute beaucoup de musique, même en tant qu’amateur, je ne veux pas passer pour un copieur.(…) Mais composer moi-même… c’est une frustration.. Quand j’écoute certains chanteurs et autres, je me dis « ils ont du bol » (rire). » (Bert, 61 ans, amateur)

Toute la question pour beaucoup est de savoir s’ils seront effectivement capables de créer alors même que « tout a été fait » et qu’il est difficile de s’affranchir de ses influences. Parfois, il est possible d’avouer une certaine illusion de la pratique :

« Je suis pas mal dans ma musique à moi. Je me rends compte que je ne fais que reproduire que ce que j’ai déjà entendu. Pas reproduire, au centimètre. Mais je m’inspire beaucoup… Y a eu des années où je n’écoutais que les Doors, que les Pink Floyd, que les Velvet (Underground) et en fait, sans le vouloir, tu retombes sur ces structures là. Je suis avant tout dans la création, et pour l’instant j’ai pas vraiment… en tout cas tout seul, j’ai pas vraiment de produit fini. J’ai plein d’idées. J’ai une matrice énorme d’idées que j’ai toujours gardé sur mon ordi. Sur des cassettes, c’est comme une mémoire de tout ce que j’ai fait. » (Robbie, 24 ans, amateur)

Et juste après :

« Je cherche pas à imiter, je cherche plus à créer des choses nouvelles, tout en m’apercevant que c’est pas vraiment nouveau. Il y a cette petite illusion. »

D’autres, a contrario, en font le processus même de création :

« Je pense pas encore avoir un assez bon niveau pour me permettre de composer des choses. Alors après, ça va passer par différentes étapes. C'est-à-dire qu’en tant que guitariste, avant de composer quelque chose, tu fais beaucoup de boulot de repiquer des choses. D’écouter, d’essayer de reproduire les plans. A partir de ce moment là, en