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S’il fallait faire la sémiologie du terme, on verrait que du « rock n’ roll » originel qui désignait encore une esthétique assez précise, un blues accéléré et binaire, le « rock » en lui-même est utilisé à des fins diverses. Assez proche parfois du sens de « musiques actuelles », servant à désigner les pratiques adolescentes où l’on trouve de la guitare électrique, il transcende souvent les époques pour exprimer d’autres réalités, comme le principe actif d’une musique, « l’énergie » qui se dégage d’un morceau. Les sociologues du rock ont beaucoup insisté sur l’aspect collectif de la pratique, ce qui renvoie finalement à une sociologie de l’énergie produite et éprouvée, parce qu’il est difficile de circonscrire un genre à un instrument. Pourtant la guitare est bien l’emblème du rock, au point où le symbole peut se renverser : le rock désignant, toujours de manière intemporelle, des musiques « à guitares électriques ». Les liens de goûts qui existent entre le rock, le blues, la pop, le folk sont tellement forts qu’il arrive parfois que certains utilisent l’un pour l’autre. Ainsi Pete (50 ans, amateur) n’utilisait quasiment que le mot « rock » dans l’entretien, tandis qu’il a avoué s’être « rêvé en Dylan », qui est le représentant de la musique folk américaine. Malgré tout, certains distinguent plus nettement les choses, quelques-uns aimant d’ailleurs le folk ou la pop sans jamais porter attention au rock. Le goût de l’un n’entraînant pas le goût de l’autre, ceci allant même parfois jusqu’au dégoût, à la « haine » du rock.

Le rock a donc tout du signifiant flottant, parce qu’il ne désigne plus nécessairement une esthétique particulière, mais ce qui plait dans la musique et qui ne peut se nommer autrement. Mais le terme ne résiste pas à la description minutieuse des pratiques réelles (Encadré 1). On peut reconnaître le caractère assez imprécis du terme pour autant que l’on y accorde une certaine unité culturelle et un certain sens.

Encadré 1: Du rock à l'éclectisme dans le cadre d'un entretien Neil, 23 ans, amateur

Avant que l’entretien ne débute et ne le connaissant pas du tout, je lui demande « dans quel style » il était, ce à quoi il a répondu : « J’aime bien le rock, tout ce qui est rock n’ roll. Mais bon j’essaye de voir aussi à coté, de pas rester cloisonné dans… un univers précis. Je préfère être éclectique, parce qu’il y a des mélodies, des techniques qu’on a dans d’autres styles que les rockers de base n’imaginent même pas. Donc, pour faire évoluer les choses, c’est bien de regarder à coté. » Le rock est ce qui arrive en premier lieu et ce qui s’efface aussitôt sous l’éclectisme du musicien qui ne se prend pas pour un « rocker de base ». Pour autant, le terme reviendra de nombreuses fois dans le récit de son parcours, jusqu’à la constitution d’une association créée dans son village autour du rock :

« là, y a une sorte de petite tribu qui a pour lien la musique. Et du fait qu’il y a du rock, on peut dire que c’est la guitare qui les réunit.

Vous faites principalement du rock ?

Même pire, parce que l’association s’appelle tailleurs de rock. Nous notre but principal, c’est l’éclectisme, mais si on a un groupe de rock, on est contents. »

Or il décrit, juste après, ses différents groupes, dans lesquels il faisait principalement du blues, « Slim Harpo, John Lee Hooker, tout ça ». Après l’entretien, il me fait écouter des morceaux à lui, et je lui demande ce que c’est comme musique : « Ouais, ben, c’est pas défini. (…) Du coup à la fin, on peut dire que c’est du rock, parce qu’il faut bien une étiquette pour en parler. »

A bien y regarder, alors même qu’il est passé par le death metal, Neil faisait principalement du folk, du blues, de la musique qu’il appelle lui-même « le style tribal », à base d’instruments acoustiques.

Comme nous avions pu nous en rendre compte grâce aux statistiques, le rock est loin d’être la pratique hégémonique qu’on lui prête parfois. Ainsi, certains guitaristes seulement (10 dans notre échantillon) font du rock leur activité principale, tandis que les récits de parcours montrent que la quasi totalité des guitaristes sont « passés » par le rock. C’est bien que le rock fonctionne comme une musique généralement circonscrite à une classe d’âge, la jeunesse. Bien entendu, certains continuent le rock au delà d’un certain âge, mais il convient de préciser comment ils le poursuivent. Au delà de 35 ans, les guitaristes rencontrés sont professeurs ou intermittents, c'est-à-dire qu’ils ne font plus de rock en amateurisme, ce qui est aussi en partie vrai autour de la trentaine. Les amateurs qui continuent une fois entrés dans la vie active, et à plus forte raison ceux qui ont autour de la trentaine, font un sous-genre de rock particulier qui est le punk. Nous aurons l’occasion de décrire cette pratique, mais il faut d’ores et déjà noter que la « pratique rock » n’est pas une totalité unitaire qui pourrait se débarrasser des partitions ordinaires, que ce soit relativement au statut ou à l’âge.

Rock est synonyme de musique actuelle dans la mesure où chaque génération connaît son rock, celui qui émerge en même temps que lui, et qui fera alors partie d’une culture de classe d’âge : chacun possède les références rock de sa propre génération adolescente, ce qui est vécu de manière assez intense et réflexive chez ceux qui ont vu exploser le rock dans les années 1960, perception que l’on peut malgré tout retrouver trente ans plus tard.

« Disons qu’il n’y avait pas de musique pour les jeunes, je parle à l’époque, je suis né en 46, du début des années 60. Donc vers l’âge de 14 ans, en troisième à peu près, un peu avant, peut-être. Je commençais à entendre des variétés américaines qu’on entendait occasionnellement. Du rock n’ roll, des choses comme ça. Et un jour, j’ai entendu les Shadows63, qui jouaient à base de guitare électrique, et j’ai beaucoup accroché sur ce son, comme beaucoup de gens. » (Bert, 61 ans, amateur)

« J’avais acheté le livret de l’intégrale du « Unplugged MTV in New York » de Nirvana. Je crois qu’on l’a tous acheté, tous ceux qui ont commencé la guitare dans les années 90, on l’a tous acheté ce truc là (en riant). » (Tom, 26 ans, amateur)

On écoute et on joue ce qui « explose » sur le moment en sorte que beaucoup inscrivent leur pratique dans un temps historique qui leur est propre, ce qui est à la base des mouvements de jeunesse [Morin et Nahoum, 1975]. Chaque guitariste est en quelque sorte le témoin historique de la naissance d’un sous-genre du rock, qu’il va vouloir s’approprier par la pratique musicale. L'une des permanences, c'est la guitare elle-même : si on se situe à la charnière des années 1970-1980, pour prendre un autre exemple, « c’était le hard, AC/DC, Deep Purple, Trust, c’est des groupes qui mettent en avant les guitaristes », ce que l’on cherche à reproduire soit dans l’isolement de la chambre d’adolescent, soit dans le stimulant « groupe de lycée ».

Aujourd’hui, les magazines spécialisés suivent cette tendance : des revues comme Guitar Part, adressées en grande partie à des jeunes lecteurs baignant dans la culture rock, proposent des tablatures de groupes du moment, de « tubes » que l’on peut des fois entendre en boucle sur les radios. Mais à coté de ces phénomènes de mode, on retrouve dans les mêmes pages des partitions de groupes plus anciens. Il n’est pas rare et même plutôt récurrent de voir des partitions de Jimi Hendrix, de Led Zeppelin ou, plus près de notre temps, de Metallica.

« Avec Guitar Part, c’était soit des morceaux de légende, comme « Still loving you » de Scorpion, ou « Enter sandman », ou les trucs qui passaient en ce moment sur RTL, les morceaux rock du moment. » (Tom)

63 Les Shadows est un groupe de rock britannique, qui a eu un succès international assez important dans les années 1960, dont la musique est entièrement instrumentale, la guitare ayant le plus souvent le rôle mélodique, donc remplaçant le chant. Il est à noter que le son de la guitare n’est pas saturé, mais traité avec beaucoup de réverbération.

Nous évoquons ce fait pour ne pas faire oublier qu’il existe une mémoire du rock qui recouvre en partie la mémoire des guitaristes. Il est question ici du fait que la pratique de la guitare ne se construit pas uniquement dans une expérience unique entre un individu et une guitare, mais aussi que ces individus s’inscrivent dans une lignée qui va dessiner l’identité de guitariste. Cette tendance ne va pas forcément se construire au contact de magazines. Elle peut très bien se faire par transmission plus ou moins assumée au sein de la famille, notamment par les disques du père.

« Et c’est vrai que j’avais pas une culture plus poussée que ça, mais c’est à partir de ce moment là [les cours de guitare] que j’ai commencé à fouiller dans les vinyles de mon père. » (Frank, 28 ans, amateur)

Ce n’est pas nécessairement une pratique qui émerge aussitôt : ce peut être une appropriation rapide pour ceux qui sont habitués à la presse, mais pour ceux qui n’ont pas eu de contacts avec les magazines, c’est peut-être plus lent. Il est toujours difficile de déterminer si les guitaristes qui ont « fouillé » dans les disques de leur père le font avant ou après avoir commencé la guitare. Si on laisse l’individu se raconter pendant l’entretien, il commence par dire qu’il a découvert la musique avec les disques de son père, et poursuit après en disant que c’est parce qu’il avait commencé la guitare qu’il s’est tourné vers les Led Zeppelin et autres groupes de l’époque. On pencherait plutôt pour l’hypothèse que la pratique de la guitare pousse à rechercher des œuvres où l’identité du guitariste est clairement affirmée.

Ainsi, il n’est pas rare de raconter qu’après un certain temps de pratique, on se tourne vers Jimi Hendrix qui représente une nouvelle figure du guitariste émergeant à une époque historique bien précise (encadré 2). On voit apparaître la transmission d’un patrimoine rock, généralement qualifié de « blues-rock » ou « rock des années 70 ». Or il est évident que pour ces individus, qui ne partagent pas tous le même goût, les musiques qui se créent dans ces années là constituent un moment historique particulier, presque originaire. Dans une sorte de mythe des origines de la guitare rock, électrique, qui est aussi le moment historique où explose la pratique, l’imaginaire construit une sorte d’âge d’or du rock, là où les choses se sont inventées.

Encadré 2: Jimi Hendrix, point d'articulation historique de la culture du guitariste

Attribuer ici une place privilégiée à Hendrix par rapport à d’autres guitaristes ne s’est pas fait selon des choix purement arbitraires. Il ne s’agit pas non plus d’affirmer qu’il est le génie du rock, mais qu’il occupe dans la mémoire collective une position particulière. Il convient d’apporter des précisions quant à l’emploi qui est fait ici de la référence à ce guitariste.

Jimi Hendrix, né James Marshall Hendrix en 1942, est Afro-américain. Sa période de gloire est courte et fulgurante, de 1967 à 1970, date de sa mort. Il accède à la notoriété en Angleterre où il enregistre son premier morceau en solo, après différentes expériences anonymes avec des musiciens connus (Tina et Ike Turner par exemple). D’emblée pris pour un génie de la guitare par ses homologues britanniques (comme Eric Clapton ou Peter Townshend), il accède rapidement à une notoriété internationale (Angleterre, Etats-Unis, France). Impressionnant par ses techniques du corps (jeu avec les dents, dans le dos, métaphore phallique) il est surtout connu pour l’usage démesuré à l’époque de la distorsion et du larsen.

A la fois compositeur et improvisateur, on s’accorde à dire que sa musique court de la pop au rock en passant par le blues. Considéré comme le précurseur du hard rock (Hein), il est un ancêtre commun à de nombreux styles musicaux. A vrai dire, Hendrix n’est pas le créateur isolé que l’on croit. C’est la convergence de nombreux facteurs qui l’ont fait passer à la postérité devant d’autres guitaristes. Par exemple, jouer dans le dos était un lieu commun dans les club de blues aux Etats-Unis. Peter Townshend (guitariste des Who) l’aura précédé dans le sacrifice des guitares. Si Hendrix est celui que l’on cite le plus souvent afin de renvoyer à tout un ensemble culturel, c’est parce qu’il a fait converger de nombreuses symboliques (sexuelles, technologiques, ethniques…) et qu’il est perçu comme celui qui a le plus investi l’espace de l’expression musicale libre, en autodidacte, à travers des solos parfois interminables en concert.

Dès lors, dans nos entretiens, on affirme que Hendrix « a mis tout le monde d’accord », qu’il « apprend tout en guitare électrique ». Passage obligé du guitariste (« Hendrix, forcément » qui revient plusieurs fois dans le même entretien) ou obligatoirement contourné (chez les punks) il est cité comme le synonyme du guitar hero (alors que la catégorie émerge plus tard), de la technicité ou, de manière ironique, du guitariste qui essaye de bien jouer (« tiens, il y a Jimi Hendrix à coté » ai-je entendu dans un magasin de musique à propos d’un débutant qui essayait une guitare avec de la saturation). Du coup, « jouer comme Hendrix » peut aussi signifier « jouer comme tout le monde » de manière péjorative. On peut alors le considérer comme un point de rupture, non pas parce qu’il aurait tout inventé, mais parce qu’il incarne une certaine manière de se représenter la guitare et le guitariste, dans une sorte de singularité construite au point d’articulation de ses appropriations (blues, pop anglaise) et de ses spécificités (usage du larsen…). Il incarne une figure du guitariste parce qu’il totalise à un moment identifiable de nombreuses significations de la pratique. Cette position privilégiée en fera le personnage systématiquement élu « guitariste du siècle » dans les magazines de guitare.

Le rock n’est donc pas non plus uniquement un phénomène de mode adolescente, une mode qui est souvent liée à un goût en lien avec les industries culturelles et qui suit les productions culturelles de masse. Par la réappropriation d’une mémoire musicale, le rock pratiqué n’est plus seulement celui qui émerge en même temps que l’individu, mais celui qui va installer ce dernier dans une tradition. Les références à une période fondatrice, à des incarnations de guitaristes

montrent qu’il y a une certain convergence de représentation du rock chez les guitaristes. Cette référence commune fait partie d’une culture partagée chez les guitaristes, même si elle représente également le point de divergence des pratiques : et c’est bien autour des représentations de la guitare qui s’y dessinent que les pratiques courantes vont s'opposer entre elles.