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Le couple partition-professeur et la morphologie de la guitare

La partition est omniprésente dans les cours de guitare. Elle est un préalable nécessaire au cours. La formation au conservatoire consiste de manière traditionnelle à faire ses classes de solfège avant de toucher un instrument de musique. Ce n’est plus toujours pratiqué aujourd’hui, mais le cours ne pourrait se concevoir sans l’écriture. Le principe est de prendre une partition avec l’élève et de lui faire jouer, du début à la fin. La guitare, au même titre que l’utilisation principale du piano, est un instrument individualiste par rapport à d’autres, c'est-à-dire que les morceaux appris sont destinés à être joués seuls, le modèle du professionnel étant le concertiste, à l’opposé des autres instruments qui s’insèrent généralement dans des orchestres symphoniques. L’élève a donc un produit fini et auto-suffisant à apprendre.

Il faut prendre en compte la morphologie même de la guitare pour comprendre ce qui se joue ici102. La guitare impose cela de particulier au guitariste que face à une partition, il doit choisir les doigtés à effectuer : une même note peut se jouer à différents endroits du manche et sur différentes cordes, et le principe de polyphonie implique de choisir la combinaison de doigts qui vont jouer telles notes à tel endroit de la guitare. Si certaines positions paraissent évidentes par rapport à la morphologie de la main, certains choix sont plus subtiles, car ils sont dépendants de la suite d’un morceau, le but étant de faciliter le passage d’une position à une autre. Il faut donc faire des choix de doigtés, c'est-à-dire de positionnement des doigts sur la guitare en fonction des positions qui précèdent et qui suivent (enchaînements), ainsi qu’en fonction du placement des autres doigts à un instant T (positions). Les choses sont à peu près univoques sur un piano grâce à l’horizontalité des notes et la division spatiale basse-main gauche/mélodie-main droite, tandis que la bidimensionnalité de la guitare (horizontal/vertical) ainsi que la nécessaire synchronisation des deux mains afin de produire une note en font un système de gestes structurellement très complexe.

102 Nous attirons l’attention du lecteur sur le fait que l’argument qui suit est crucial pour l’analyse du cours de classique, mais également pour toute la suite de la description, puisque tous les guitaristes sont confrontés au même objet, c'est-à-dire à la même adaptation corporelle.

Une partition, dans la mesure où elle indique des notes qui n’ont pas de référent univoque en terme de position corporelle sur la guitare, n’est pas un outil très pratique pour le guitariste. C’est cette complexité qui fait que la plupart des guitaristes sont de très mauvais lecteurs : les solistes (les vents par exemple) ont une très bonne lecture horizontale et très rapide (mélodie), tandis que les pianistes ont une lecture verticale très puissante (réduction harmonique, transposition des différentes clefs). On voit ici que c’est la configuration et la fonction de l’instrument qui produisent des compétences spécifiques face à une partition : les guitaristes vont en partie échapper à celle-ci, car ils vont développer beaucoup plus une mémoire du geste. Du reste, les concertos de guitares sont joués sans partition. Comme le disait un guitariste : « quand j’ai déchiffré une pièce, je la connais par cœur » ; ce qui n’empêche pas les guitaristes les plus experts d’être de très bons lecteurs, mais il ne s’agit pas d’une compétence commune103.

Pourquoi les guitaristes sont les mauvais élèves du solfège ? La partition est elle-même un système structural de notes. En somme la partition et la guitare sont des structures rivales : l’une structure la musique, l’autre un système complexe de gestes. C’est cette rivalité, plus radicale qu’ailleurs, qui a fait que les guitaristes sont venus si tardivement à la partition, alors que la tablature existait déjà. L’histoire de la guitare classique est celle d’une volonté d’intégrer le champ de la musique savante, sans que ça ne soit complètement accompli. Cette intégration s’est faite par la partition qui, en tant que système musical autonome, a permis en retour de produire de la musique pour guitare différemment de ce qui existait, notamment en développant une science du contrepoint, intégrant toutes les connaissances en matière de solfège.

Le cours de guitare classique fait intervenir l’élève, le professeur, la partition, la guitare de l’élève et, accessoirement, la guitare du professeur. L’objectif du cours est de faire décoder à l’élève une écriture du signe musical en geste sur la guitare, le son produit étant la correspondance entre les deux. Le cours est construit autour d’un retour permanent à la partition : c’est le point de départ et d’arrivée dans la mesure où il faut « jouer la partition ». Le professeur n’est pas là pour montrer mais pour dire ce qu’il faut faire en étant le garant du retour perpétuel à la partition. Il faut considérer que l’objectif, a minima, est de permettre à l’élève de jouer sur sa guitare, c'est-à-dire d’y accéder de manière musicalement organisée, selon les conventions techniques,

103 Il ne s’agit pas d’un jugement de valeur de dire que les guitaristes sont de mauvais lecteurs. Il est de notoriété publique que même dans le classique, la lecture à vue est quasiment impossible pour les guitaristes, à part chez quelques-uns ayant développé des compétences hors du commun. La tradition des guitaristes classiques a réussi malgré tout à dompter la partition, mais à partir d’un travail différent des autres instrumentistes, reposant principalement sur la mémoire kinesthésique, la mémoire du geste.

corporelles, théoriques qui régissent la relation à la guitare. La partition est tour à tour l’instance structurante et la justification des techniques corporelles. Le professeur entend la partition dans sa tête, et attend un résultat qu’il va obtenir non en jouant mais en adaptant le geste de l’élève :

« Et donc s’il y a quelque chose qui ne va pas, une fausse note ou un accent pas à sa place… Je l’entends, je peux corriger. J’ai un modèle dans ma tête, et j’attends qu’il soit réalisé dans la seconde qui suit. (…) C'est-à-dire finalement qu’à partir d’une musique attendue, à partir de la partition, vous trouvez le geste que eux peuvent produire. »

La présence du professeur est légitimée et justifiée du fait de la difficulté du décodage de la partition, et de l’impossibilité du contrôle par l’élève  en tout cas le débutant  de l’adéquation entre le son de la guitare et la partition. Le professeur intervient donc dans la relation à la partition et la guitare, la partition étant le moyen par lequel l’élève accède à la guitare, entendu qu’il doit la décoder.

Il y a donc trois termes principaux de l’apprentissage (figure 1) : l’élève, la partition et la guitare. On ne peut pas considérer en premier lieu l’élève comme une médiation, bien que l’on verra que c’est ainsi que se le représentent certains. Entre ces trois termes, il n’y a pas de flèches pour laisser la polysémie interprétative des relations : est-ce l’élève qui produit la partition par l’intermédiaire de la guitare ou est-ce la partition qui produit l’élève ? Il n’y a pas de réponse univoque face à cela. Précisément, même si on peut toujours tenter de tracer des relations objectives entre les hommes et les choses, il existe toujours une part de perception subjective de cette relation. Ainsi, on peut lire le schéma de différentes manières.

Du point de vue du professeur, celui-ci n’intervient jamais sur l’élève ou sur la guitare directement, ou de manière anecdotique, mais sur la relation entre les termes de l’apprentissage. Il aide à la lecture de la partition, il corrige les gestes et contrôle le décodage de la partition en technique instrumentale, c'est-à-dire qu’il est là pour confirmer l’adéquation entre la lecture du signe et la transcription en geste technique sur l’instrument. Les trois relations sont totalement dépendantes les unes des autres par l’intermédiaire du professeur, qui est le garant du retour constant à la partition et de l’appel à « jouer la partition ». Par contre, la partition peut être considérée comme la médiation de la relation entre le maître et le disciple, car c’est le lieu de l’autorité, toujours modifiable −l’enseignant corrigeant sur le papier. Du point de vue du professeur, donc aussi de l’élève qui réussit, le but de cet apprentissage est l’effacement de l’enseignant afin que l’élève soit seul responsable de l’adéquation entre lecture, décodage et geste, qu’il soit seul juge et censeur face à la partition. Pourtant, la partition ne peut disparaître de ce modèle. Or dans le cadre d’un apprentissage, on a vu que partition et enseignant sont en co-présence nécessaire : enlever l’un revient à supprimer l’autre également, ce qui se donne à voir dans l’injonction à travailler seul et à l’oreille lorsque la partition ou le professeur semblent ne servir à rien pendant le cours.

Du point de vue de ceux qui rejettent ce genre de cours, même si on est dans une dimension purement subjective qui peut revêtir la forme du stigmate, la lecture d’un tel dispositif est tout autre. La partition et le professeur sont omniprésents, envahissants et bloquent la relation à la guitare en tant que tel. Le retour permanent à la partition est une hétéronomie qui empêche la conquête originelle de l’autonomie. C’est une transmission qui ne peut se passer de l’écrit et de son garant. C’est la représentation de ce dispositif qui provoque les rejets : en tant que la partition et son représentant incarnent une autorité forte, la production du guitariste ne peut se faire dans l’autonomie. Il n’y a aucune autodidaxie possible.

S’il y a deux lectures opposées de ce modèle, il y a un point ou les deux traditions se rejoignent tout en continuant à se concurrencer. A partir du moment où vous entrez dans un autre répertoire ou si vous enlevez un des termes de la transmission  par exemple la partition  alors il n’y a plus besoin de professeur. Ce discours se retrouve chez d’autres professeurs de classique.

« Vous m’avez parlé du rock aussi.

Non, ben, je dirais que... c’est pour ça que, quand j’entends parler d’enseigner les musiques actuelles dans les écoles de musique. On en fait tout un plat. Si vous enseignez à un guitariste la technique de l’instrument, mais que vous gardez

l’ouverture de ne pas lui interdire ce qu’il a envie de faire en dehors, il a pas besoin de vous pour apprendre à faire un shuffle. Y a pas besoin d’un prof pour ça.

Le prof n'est pas là pour ça ?

Non. Je crois pas. En ce moment, on en parle parce que… Je vais souvent dans une réunion des directeurs d’école de musique, de par mon rôle de coordinateur pédagogique. On en parle. Ouais, les musiques actuelles, qu’est-ce qu’on peut faire, ceci-cela. Bouger un prof pour apprendre les machins. Moi, je vois pas le … Ce que je pense, c’est qu’il faut donner au gamin l’autonomie musicale et instrumentale pour qu’il puisse rechercher lui-même. Parce qu’il y a ce qu’il faut. Avec internet, je sais pas quoi. Dès l’instant où le gamin a gardé une certaine curiosité, il a pas besoin d’un prof pour apprendre à jouer du rock. Je peux lui apprendre les grilles de blues pour qu’il apprenne la structure, et je peux apprendre aux élèves à suivre une structure, et après, il en fait ce qu’il veut, dans quelque domaine que ce soit, dans les domaines qu’il aime. »

L’enseignement du classique oscille entre une structuration musicale qu’impose l’écrit et une structuration du geste par l’instrument. Le retour perpétuel à la partition semble nécessaire aux yeux des professeurs qui estiment que sans l’écrit, l'enseignant n’est plus indispensable. L’idéal, pour eux, est donc que le geste découle de la partition, et que l’instrument puisse se faire oublier. Cette manière de voir les choses est bien due au fait de l’intégration de la guitare dans l’institution du conservatoire : malgré les précautions, on estime que la guitare est un outil et que la partition

est la musique en ce qu’elle a d’autonome. Si la pratique de la guitare impose une individualisation de la pratique beaucoup plus forte que pour d’autres instruments, cela n’empêche pas en retour les rejets de cette forme de transmission : si la musique vient de la partition, le guitariste n’est qu’un exécutant, ce qui empêche l’expression musicale de soi.

2.2. Quand l'école fait l'autodidacte : le professeur subsidiaire

Les deux lectures du modèle classique continuent à se concurrencer dans la mesure où les professeurs de guitare classique affirment que les enseignants de musiques actuelles ne servent à rien, ce qui n’est pas l’avis de ces derniers. L’enjeu est de comprendre comment le modèle général de la transmission dans la pratique de la guitare amène toujours à se penser en autodidacte : dans ce cadre, le cours, investi par certains, ne doit pas échapper à la règle. Avant d’en arriver à cette interaction spécifique, il faut tenter de dresser un tableau général de la transmission dans les pratiques actuelles.