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A la croisée de la chanson réaliste et de la protest song

C’est d’abord historiquement qu’il faut situer cette pratique, tant il est difficile de définir la culture dont on parle en l’absence de travaux spécifiques qui lui seraient consacrés. Il n’existe quasiment pas de chanson accompagnée systématiquement à la guitare avant-guerre, du moins en France. Les traces en sont très rares si ce n’est dans certaines garnisons par exemple. Le premier en France à faire la popularité de la chanson à guitare semble être Brassens. Mais même dans les années 1950 où il apparaît sur le devant de la scène, ses chansons semblent être systématiquement retranscrites pour le piano68, marquant par là l’absence de guitaristes et d’une culture apte à transmettre un patrimoine spécifique : Brassens ne s’accompagnait pourtant qu’à la guitare, bien qu’il ait appris d’abord le piano et que d’autres instrumentistes jouaient parfois avec lui.

En fait rock et chansons sont historiquement liés, puisque c’est à partir de la culture anglo-saxonne que va naître une nouvelle pratique chansonnière de jeunesse. Dans le même temps où le rock arrive en France, on commence à prendre connaissance du mouvement folk américain dont le représentant emblématique reste Bob Dylan. Cette chanson américaine trouve un écho très favorable en France, dans cette esthétique épurée que souligne les quelques accords grattés à la

67 La définition rigoureuse donnée par Cheyronnaud prend en compte la conjonction de la nature littéraire et mélodique de la chanson : « j'appellerai ''format'' chanson ou chansonnier, cet objet en son immanence propre d'organisation métrico-rythmique, phonique, strophique avec ou sans refrain, qui tire cohérence sémantique d'une progression assertive par succession de strophes/couplets − donc : qui emprunte aux ressources d'une cinétique mélodique, ici le plus souvent un timbre » [2008 : 22].

68 Encore qu’il faudrait faire une recherche d’archives peut-être plus approfondie. Nous n’avons retrouvé trace de recueils du compositeur avec « chiffrements d'accords » pour guitare qu’à partir des années 1970. Notons que dès 1964, paraissent les livrets La guitare pour tous, aux Editions Meridian, retranscriptions de sept « succès » musicaux à la guitare, avec « Accords doigtés et chiffrés permettant l'exécution facile et immédiate ». Avant cette date, les recueils pour guitare sont des partitions.

guitare, facilement accessible à tous, laissant de la place à des textes contestataires ou poétiques. Là est le creuset de ce que l’on nomme « contre-culturel », car à la fois débarrassée de la complexité musicale, instrumentale, renforcée d’un discours politique et d’un regard critique porté sur la société, la musique trouve une nouvelle esthétique.

Tout le monde ne comprend peut-être pas les paroles de Bob Dylan et certains chanteurs français, véritables passeurs de culture, parce que le texte est primordial, vont adapter en français des chansons américaines. Hugues Aufray, dès 1964, propose une adaptation de « Don’t think twice, it’s all right » composé par Dylan sous le titre « N’y pense plus, tout est bien », et reproduira l’expérience avec de nombreuses chansons (« Mr tambourine man », « Motorpsycho Nightmare », « Like a rolling stone »…). A coté du couple Aufray-Dylan69, l’artiste Graeme Allwright va adapter, à partir de la fin de la décennie, de nombreux succès à la guitare et en français de l’auteur-compositeur canadien et anglophone Leonard Cohen.

Aufray fera occasionnellement la même chose avec quelques chansons des Beatles. Avant le folk, ce sont les Beatles qui ont « mis » à la chanson de nombreux musiciens en herbe. De la même manière, dans un registre moins politique, les Beatles ont ouvert la voie (la voix également) à des chansons facilement accessibles à de nombreux adolescents. Le fait que les Beatles soient cités comme ayant contribué à la passion de la chanson nous renseigne sur le caractère polymorphe de la catégorie, ce groupe étant représentant d’une musique pop pas si éloignée que ça du rock et du blues dont ils se sont eux-mêmes inspirés. Et c’est bien dans ce creuset rock, pop, folk que la prise de conscience d’une culture musicale adolescente va voir le jour, aussi en ce qui concerne la chanson.

Ce mouvement folk anglo-saxon va donner lieu à un véritable engouement pour les protest songs, une culture musicale plus acoustique que le rock, passion elle-même donnant naissance au mouvement folk en France. Si on en croit le travail de Valérie Rouvière, c’est à partir de l’appropriation du folk anglo-saxon que des Français firent le même travail de récupération des traditions musicales françaises, faisant apparaître alors des traditions régionales spécifiques (bretonnes, occitanes…) à coté de passions plus exotiques comme la musique celtique d’Alan Stivell, d’autres restant malgré tout « américanophiles » [Rouviere, 2002]. Opposés aux industries, à la « coca-colonisation du monde »70, de nombreux individus ont voulu produire leurs

69 Pour un travail plus complet sur le rôle de Aufray dans l'appropriation française de la protest song, voir Nowinski [2008].

70 En 1972, le folksinger Pete Seeger de passage à Paris, scande : « Halte à la coca-colonisation du monde ! », [id. : 8].

traditions, ce qui passe par leurs musiques, leurs instruments. A partir de 1972, véritable année d’émergence du mouvement, on quitte en partie la pratique de la guitare, mais on verra plus tard que le finger picking (genre purement « guitaristique » et non chansonnier) naît dans ce mouvement (notamment par les américanophiles). Or on peut entendre en 1972, sur l’album « Mon Frère » (Polydor) de Maxime Le Forestier une guitare omniprésente. Sur « L’éducation sentimentale » elle double le chant à l’unisson, et contribuera à provoquer des vocations, à la suite de Brassens qui lui a donné la sienne : Le Forestier, notamment par l’intermédiaire de ce dernier morceau, est cité dans les entretiens de ceux qui ont connu la guitare dans les années 1970.

Les guitaristes portés vers la chanson, ceux qui ont connu l’époque d’émergence de cette culture ainsi que les plus jeunes, ont fait référence à leurs homologues anglo-saxons plus souvent qu'aux musiciens français. C’est bien que les Dylan, Crosby, Stills and Nash sont restés dans la mémoire collective, tandis que les Français ont joué le rôle de passeurs temporaires de culture, ce que confirme Nowinski à propos de Dylan ou des Beatles [2008 : 105]. Edgar Morin avait vu dans toutes ces nouvelles musiques l’émergence d’une culture adolescente, qu’il considérait comme ambiguë parce qu’à la fois issue des mouvements de révolte (les hippies) et intégrée à l’industrie culturelle et son système de distribution de masse [Morin et Nahoum, 1975 : 180 et s.]. Polarisée entre une « aile droite » (les yéyés, Salut les Copains) et une « aile gauche » (LSD, contestation politique), cette culture est intégrée au système parce que la révolte et la dissidence sont « filtrées » [183] : la guitare est d’ailleurs citée par Morin comme faisant partie des nouveaux objets consommés par les jeunes afin d’affirmer leur autonomie par rapport au monde adulte.

Il faut peut-être relativiser cette toute puissance du système capitaliste puisque cette culture va tout de même prendre deux directions opposées : La musique des yéyés, dont les « tubes » de l’époque étaient très souvent des succès américains ré-adaptés avec des paroles françaises, a été elle-même cette opération de filtrage, les thèmes les plus contestataires étant estompés par la traduction, les images poétiques les plus violentes gommées, tandis qu’une autre chanson française va revendiquer et garder cet esprit de contestation71. Il faut donc peut-être faire la part

71 Le journaliste du folk Jacques Vassal considérait le yéyé comme « une gangrène qui a frappé la jeunesse » [Rouvière, 2002 : 8]. « Richard Anthony s’inspire d’une vieille ballade américaine, 500 miles pour écrire J’entends siffler le train, Johnny Hallyday reprend House of the rising sun et Claude François transforme If i had a hammer interprété par Pete Seeger en Si j’avais un marteau. Mais un fossé sépare les titres originaux des adaptations correspondantes. Les idoles ont court-circuité l’esprit de ces chansons : exit la pauvreté, l’errance et l’injustice. J’entends siffler le train se transforme en soupe commerciale, romantique à souhait, et les références à l’homme « qui n’avait pas une chemise sur le dos, pas un sou en poche » ont été soufflées. » [id. : 15].

des choses entre une culture totalement travestie, diluée et rattrapée par les « variétés » et le maintien d’une contre-culture.

A la croisée de la chanson réaliste française et des protest songs américaines, il y a donc une passion pour le texte, pour les « chansons qui racontent quelque chose » diront certains, en cela parfois très proche du punk : certains guitaristes de ce mouvement, plutôt jeunes, se revendiquent parfois de Brassens et de Renaud. Ce dernier, par exemple, se revendiquait lui même de Brassens et de Dylan. L’apport de la culture américaine est donc à prendre en compte dans la constitution de la chanson française actuelle.

Ce détour historique donne bien entendu une image biaisée de ce que l’on entend couramment par chanson. La chanson politique, engagée, révoltée, ou encore « à texte », existe bien entendu avant l’avènement de la guitare populaire, avec un instrumentarium qui est propre aux époques et aux régions d’origine. La guitare n’a qu’une place très limitée avant la Seconde Guerre Mondiale. D’autre part, la « chanson » n’est pas nécessairement assimilée à une culture de jeunes. Or, c’est grâce à la création de ce genre particulier, le folk, que la chanson française va devenir aussi un phénomène contre-culturel, au même titre que le rock.

Les liens entre chanson et guitare sont beaucoup plus difficile à déterminer que dans le rock. Bien entendu, l’image du guitariste-chanteur est vive dans l’imaginaire collectif, mais la chanson n’a pas besoin de la guitare pour être identifiée, a contrario du rock. On va donc généralement expliquer la présence de la guitare dans la chanson par son caractère fonctionnel : facile d’accès, transportable et polyphonique. Pourtant cette fonctionnalité n’explique rien si on ne la rapporte pas à un sens précis. Les chansons américaines tournent souvent autour du thème de la solitude, de la « route », c'est-à-dire du nomadisme, d’une certaine révolte. De ce fait, la fonction de la guitare appuie la symbolique de la chanson : facile à transporter, elle est la compagne idéale du vagabond, polyphonique, elle permet de s’accompagner seul, facile d’accès, elle permet une esthétique épurée. L’inscription « this machine kills fascists » du chanteur de folk Woody Guthrie sur ses guitares72 n’aurait aucun sens si la guitare se résumait à une fonction musicale, et la musique a une fonction artistique (illustration 2).

72 Woody Guthrie était un chanteur de folk « engagé ». On pourrait bien entendu relativiser ce poids politique de la chanson à guitare, puisqu’il n’est pas le plus connu des chanteurs américains. Mais c’est sans compter sur le fait qu’il est en quelque sorte le père spirituel de Bob Dylan, ce dernier ayant repris énormément de chansons de son prédécesseur. Bob Dylan jouissant d’une aura considérable chez les musiciens, il convient de mentionner que la guitare a une tradition politique donnée dans la filiation de Guthrie.