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La question des genres musicaux est-elle pertinente ? On y a peu fait attention en sociologie de la musique, mis à part les enquêtes culturelles statistiques qui utilisent des classifications plus ou moins heureuses afin de créer des types de publics. Elle semble se résoudre dès que l’on parle de « mondes » : les frontières des mondes sociaux (rock, jazz, etc.) sont au principe d’une définition des genres qui s’y forment. Nous avons déjà exprimé notre insatisfaction de cette construction de l’objet dans le cadre d’une relation musicale hétérodoxe −sans rejeter bien entendu cette analogie monde=genre qui a toute sa pertinence dans le cadre de pratiques exclusives ou discriminées.

Les enquêtes sur les musiciens ordinaires font peu de cas de cette question justement du fait de cet éclectisme : que les musiciens jouent des variétés, soient capables de passer de la chanson au free jazz [Perrenoud, 2007], la catégorie « genre » ne semble plus avoir de réelle fonction pour les acteurs. La perte de pertinence sociologique semble venir de la dilution des populations composant les publics et artistes des différents genres : l’origine sociale ou ethnique des ces groupes a perdu sa cohérence et son unité. Si la mondialisation des échanges culturels joue son rôle, cela va aussi avec le discours selon lequel les « partitions ordinaires » telles que savant/populaire n’ont plus tout à fait le poids sociologique qu’elles pouvaient avoir [Perrenoud, 2004]. Pourtant dans un autre article du même auteur, on trouve la précision suivante :

« même si la division en grandes familles stylistiques perd de sa pertinence sociologique, un élément fondamental de distinction reste opérant entre « rock » et

« jazz » : alors que le groupe constitue l’entité signifiante du rock, le jazz connaît surtout des individus évoluant dans un milieu. » [Perrenoud, 2003 : 687]

On en conclut que le jazz serait plutôt dans le « régime de singularité »61 propre à la culture légitime artistique, tandis que le rock, à travers la figure du groupe, retrouverait une dynamique de création collective. Il rajoutera que « ce qui distingue le ''savant'' du ''populaire'' réside avant tout dans les conditions d’apprentissage et de travail » [2004 : 31]. Que d’implications pour des distinctions qui ont perdu de leur pertinence ! En réalité, le propos ne vise pas à minimiser les différences culturelles, mais à condamner l’idée que seul le principe de domination règlerait les dialogues et interactions de mondes à mondes. Les différents groupes sociaux, bien qu’ils ne partagent pas les mêmes valeurs, n’ont pas nécessairement de relation antagoniste.

Il faut faire attention à ce relativisme qui a toujours du mal à se fonder dans les faits plutôt que dans une prise de position apriorique de l’observateur. Perrenoud, pour sa part, évite le piège de l’entre-deux, en constatant des mutations internes au champ musical, à travers la figure du

musicos, nouveau visage du musicien dont le statut légal reste à inventer [2003 et 2007]. Situant cette émergence d’un nouveau fait musical contemporain dans les années 1960-1970, cela concorde avec l’explosion de la pratique de la guitare. Il y aurait donc une perte de légitimité de la part de la culture savante due à la construction d’une culture en partie autonome. C’est un des enjeux de cette enquête de savoir où se situe la culture des guitaristes ainsi que la culture musicale dont elle fait partie, entre autonomie culturelle et domination symbolique [Grignon et Passeron, 1989].

C’est bien notamment à partir de la question des genres que l’on peut dessiner les frontières des différents mondes. Nous avons suivi Coulangeon dans son hypothèse d’une sorte de culture tierce, fondée sur l’éclectisme des goûts, déplaçant et relativisant le poids de la légitimité. Le point de départ est le même chez Lahire [2004], quoiqu’il prenne une direction différente62 : chez lui, les « dissonances » impliquées par des goûts de plus en plus hétérogènes amènent à penser

61 Cette expression est généralement utilisée par Nathalie Heinich [voir par exemple 2005].

62 Sur des objets différents : tandis que Coulangeon traite uniquement de la musique, Lahire tente de retracer tout le spectre culturel traversant les individualités à partir des goûts pour les différents arts et cultures disponibles (cinéma, musique, littérature, etc.). Pourtant, le mélange des genres est souvent appréhendé à l’intérieur d’un champ artistique : André Rieu, violoniste à succès, servira à Lahire d’exemplification du mélange des genres. D’ambition modeste, notre enquête s’arrêtera aux frontières des goûts musicaux, et ne mentionnera pas les autres goûts culturels qui peuvent effectivement prendre des directions différentes. Certains se veulent éclectiques (manga + films de science fiction, etc.), d’autres ont une autre passion qui structure leur vie (bande-dessinée), certains gardent un pied dans une culture plus directement légitime (peinture par exemple), etc. On restera ici dans l’unité que procure les goûts et pratiques musicales.

une nouvelle forme de distinction non plus centrée sur les groupes mais sur soi : forme exacerbée d’une individualisation des pratiques, cette forme culturelle part aussi du constat d’éclectisme.

Les classifications existent encore bel et bien et fonctionnent, c'est-à-dire qu’elles permettent d’ordonner le réel, que ce soit comme ressource du public afin de « préparer sa propre posture de réception » [Esquenazi, 2003 : 18], que pour les musiciens afin de monopoliser les diverses conventions du genre musical et favoriser la coopération du monde correspondant [Becker, 1988]. C’est aussi à partir de ces distinctions par genres que les individus construisent une culture de l’éclectisme, que l’on prenne le parti individualiste ou légitimiste. Mais dans l’une ou l’autre des hypothèses, on reste dans une sociologie des goûts, qui s’intéresse peu à la création musicale, et on continue de penser que les genres ont des frontières solides, sont des traits culturels isolés et de même valeur : l’éclectisme consiste à juxtaposer ou emboîter ces genres par addition contribuant à créer autant de systèmes structurant l’identité qu’il y a de combinaisons de genres possibles.

L’avantage de l’hypothèse de Coulangeon réside dans le fait que tous les genres ne peuvent pas s’agencer dans le même sens : il existe des grandes lignes de partage entre jazz et classique d’un coté, rock et musiques du monde de l’autre, la variété étant encore considérée dans le pôle dominé. S’il y a une nouvelle culture émergente en musique, alors il faut tenter de saisir ce qui la fonde par sa rhétorique, sa structure, le sens qu’elle accorde à la musique ainsi que les rapports que l’individu entretient avec elle. Nul doute qu’il faut combiner le niveau de l’appropriation individuelle, notamment dans le cadre de pratiques qui se veulent créatrices, et celui de la globalité d’une culture, dans les lignes de partage, limites et directions qu’elle prend.

L’éclectisme suffit-il à décrire cette culture ? Est-ce que réellement tous les genres peuvent être réduits à des traits culturels interchangeables, non ordonnés a priori, sans unité ? Nous posons l’hypothèse que ce n’est pas tant l’éclectisme qui caractérise cette culture mais le mélange des genres. Balandier avait bien noté que la modernité induisait « une rhétorique de l’appropriation par amalgame ou syncrétisme culturel : et celle-ci légitime le recours à l’hétéroclite, les procédés de création par collage » [Balandier, 1985 : 137]. Or ce que nous appelons plus prosaïquement le mélange des genres ne se fait pas dans n’importe quel sens : l’hypothèse d’une culture de guitaristes doit permettre de redessiner un monde qui n’a plus pour référent un genre en particulier, mais un faisceau de pratiques qui se structurent d’une certaine manière, autant par l’intérieur que par l’extérieur, c'est-à-dire par rapport à soi et par rapport aux autres. Si la question de Lahire « confusion ou mélange des genres ? » a toute sa pertinence, on

tentera de ne pas confondre mélange artistique et éclectisme des goûts, donc de ramener finalement cette question à celle de la légitimité des œuvres culturelles et de leurs relations : si le mélange des genres est « potentiellement une véritable formule génératrice des pratiques et des représentations » [2004 : 638] à un niveau global, on se demandera si ce métissage doit obligatoirement se structurer de la même manière partout, pour tous, ou s’il se structure différemment selon les cultures locales qui le mettent en pratique.

Il faut pour ce faire tenter de décrire les différents genres musicaux les plus représentés chez les guitaristes, voir ce en quoi ceux-ci s’y intéressent. L’enquête sur les pratiques culturelles des Français est trop imprécise du point de vue des catégories musicales utilisées pour espérer voir la moindre cohérence. A partir d’une description plus fine de ces genres musicaux, il sera possible de voir comment la pratique de la guitare définit un premier espace commun de relation à la musique.

Ce qui est en jeu dans la différence entre éclectisme et syncrétisme, c’est la logique des productions musicales : le premier renvoyant d’abord à une sociologie des goûts, le second à une logique de création. Il faut départager ces deux éléments pour l'orientation des pratiques musicales, entre reprises, compositions, arrangements, improvisation ; comme le montrent les statistiques, on connait très mal les pratiques des amateurs, s'ils doivent être définis d'abord comme des artistes ou des mélomanes avertis, dans quelles sociabilités ils s'inscrivent pour faire de la musique. Or il apparaîtra clairement que la logique d’une volonté de création de soi dans la pratique musicale ne va pas dans le sens unique d’une création ex nihilo d’une œuvre, ou d'une pure consommation musicale. La description des usages sociaux des genres et des modalités de pratiques doivent pouvoir nous aider à y voir plus clair.

1. Des musiques de guitaristes

Il ne s’agit pas ici, en présentant les différents genres musicaux les plus représentés, d’en faire l’histoire autonome. Il faut relever certaines tendances qui font que les guitaristes ont toujours plus de chance de se retrouver sur certains genres, qu’il y a des groupes identifiables pour des raisons « guitaristiques ». On s’efforcera de distinguer les genres qui sont typiquement des musiques « à guitares » et des genres qui contiennent une branche guitariste. Cette description ne

vise en aucun cas l’exhaustivité mais se fonde sur les différents terrains que nous avons pu explorer que ce soit de manière diffuse pour des concerts ponctuels, ou plus immergé pour des groupes intégrés.

Tableau 8: Répartition des styles les plus pratiqués par âges au moment de l'enquête Moins de 35 ans 35 ans et plus Total

Rock 7 3 10 Classique 0 5 5 Blues 3 2 5 Manouche 4 2 6 Chanson 6 4 10 Jazz 3 6 9 Traditionnel 4 3 7 Picking 1 5 6 Punk et hardcore 4 0 4

Pour traiter de la question des genres musicaux pratiqués, nous avons distingué les musiques par lesquelles les individus sont « passés », c'est-à-dire qui font partie de leur parcours, de celles qui sont pratiquées effectivement et de manière fréquente au moment de l'enquête. Dans le tableau ci-dessus, on peut voir la répartition des genres principaux pratiqués, que l’on définira au fur et à mesure de l’exposé. Ces chiffres sont à prendre pour ce qu’ils sont, c'est-à-dire des indications quant à la structure de l’échantillon restreint de guitaristes et non pour des statistiques permettant de fonder en objectivité des corrélations fiables. La somme des totaux va au delà de 42 pour plusieurs raisons : d’une part il a été impossible pour certains de distinguer un seul genre de prédilection et, d’autre part, parce que certains styles (comme le punk) fonctionnent comme sous-genre d’un plus grand ensemble (comme le rock), et font office de précisions. Malgré tout, dans le cadre du terrain, ces données renseignent sur une répartition approximative des guitaristes. Nous allons maintenant présenter les réalités qui se cachent derrière les genres en question.

1.1. Rock