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Le rejet de la partition n’émane pas seulement de la présence d’une écriture, mais bien plus de ce qu'elle représente : non plus seulement une notation de la musique que l’on entend, elle devient un système musical autonome qui se suffit à lui-même et rend accessoire ceux qui l’incorporent. La tablature, originellement, n’est pas l’apanage de la guitare. C’est un terme qui désigne toute notation musicale spécifique à un instrument : c’est une schématisation des gestes techniques à effectuer. Il en existe principalement pour les instruments à cordes frettés, mais on en trouve aussi pour l’accordéon ou l’harmonica et maintenant également pour la batterie. Pour ce qui est de la guitare, ce qui reste l’utilisation la plus répandue actuellement, il s’agit de représenter les six cordes de la guitare par six lignes sur lesquelles on inscrit le numéro de la frette sur laquelle appuyer (illustration 6).

Illustration 6: Début de la « Marcellaise » de Marcel Dadi en tablature

La tablature ne s'affranchit pas du solfège rythmique, encore qu’il est possible de ne pas le noter, dans la mesure où l’utilisation d’une tablature implique généralement l’usage du disque : appréhender le rythme va alors se faire principalement en reproduisant ce que l’on entend, tandis que la tablature indique sommairement les gestes à effectuer. Sur internet, on peut trouver des formes de tablatures encore plus sommaires, généralement faites par des amateurs, souvent bourrées d'erreurs. Il s’agit d’un « format texte » facilement diffusable numériquement (illustration 7).

Db9 Db7b9 Bbm6 C7b9 Fmaj7 1 2 3 4 1 2 3 4 1 2 3 4 1 2 3 4 e---0--- B---8-7-6-5-4---3---6---2---1---1--- G---4-5---4---4---6---3---2--- D---3---3---5---2---3--- A---4---2---3---3--- E---6---Illustration 7: Extrait de « Nuages » de Django Reinhardt. Tablature en format texte

Sur ce genre de tablatures, les temps sont indiqués (les chiffres tout en haut, sous le nom des accords), mais le rythme n’est absolument pas figuré de manière précise : aucune chance de pouvoir le jouer sans l’avoir entendu. Il est inexact de dire que la tablature indique le geste à faire de manière précise : on a des indications sur la corde et la frette à jouer, mais le choix du doigté n’est pas forcément indiqué. Par contre, on peut trouver un certain nombre d’indications techniques, concernant principalement la main gauche, desquelles on peut difficilement se passer.

Sur l'illustration 8, ce qui est représenté comme un legato en solfège renvoie en fait à différentes techniques de jeu sur le manche qui sont presque toujours notées. Les flèches, par exemple, représentent un bend, c'est-à-dire un tiré de corde avec la main gauche afin d’altérer la

hauteur de la note frettée. La représentation graphique du bend schématise un geste dans l’espace et dans le temps. On le voit monter progressivement ou rapidement, descendre et remonter encore… On indique aussi le slide (glissé noté « sl » et « / »), les hammer on et les pull off (notés « h » et « p ») qui consistent à jouer la note en frappant la corde ou en la tirant avec les doigts de la main gauche, directement sur le manche111.

La tablature, si elle est une écriture, n’est pas considérée à l’heure actuelle comme un système musical autonome. Elle ne signifie jamais en premier lieu une note : elle indique partiellement un geste, un endroit où pincer une corde, et quelle corde pincer. Bien entendu, si on précise l’accordage de la guitare, on sait quelle note est jouée : on peut la nommer comme c’est le cas avec une partition. Mais l’on sait que c’est telle note non pas parce que le signe écrit y renvoie directement, mais parce que l’on sait que tel endroit pincé sur une guitare produira telle note. Les guitaristes connaissent le nom des notes sur le manche de la guitare, pas sur des lignes notées sur papier. En terme de décodage, l'activité est totalement inversée entre guitare classique et guitare populaire : les uns doivent traduire un signe musical en geste technique, tandis que les autres doivent faire le chemin opposé pour nommer une note à partir de la tablature.

Cette écriture fait donc intervenir un tiers qui est l’instrument de musique ; mieux, elle fait aussi intervenir le musicien qui effectue le geste prescrit. Seule la partition indique objectivement une hauteur (ou une fréquence) de note ; la tablature, en tant qu’elle indique objectivement un geste, est une substitution du couple guitare-guitariste. Adorno y voyait une infantilisation du musicien. C’est beaucoup plus la liquidation de la musique comme pure structure formelle de signes structurés en musique : il s’agit d’une redéfinition de la musique comme une discipline corporelle productrice de sons. Elle requiert et a pour finalité l’intervention de la médiation de la guitare dont elle est le raccourci symbolique. Il n'y a pas de raison de considérer comme infantilisant une raison graphique [Goody, 1979] qui en appelle à une dynamique corporelle inscrite d'abord sur l'instrument, qui organise l'interaction corps-instrument, plutôt qu'à la connaissance d'une pure structure formelle de signes organisant d'abord les sons en système avant que d'en faire appel au décodage humain. On peut par contre se demander ce que cette écriture structure réellement. Il nous semble ici que la tablature participe plutôt de l'installation de la transmission guitariste dans une culture de l'oralité où l'instrument reste le support primordial de la transmission.