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Le cours se rapproche donc d’une interaction de face-à-face médiatisée par la guitare elle-même et le corps. Il peut être considéré comme une extension d’une configuration de transmission plus globale, dans laquelle c’est d’abord la pratique qui compte. Dans le même temps, à coté de l’acquisition de techniques, l’apprentissage de la guitare n’est pas exempt de conventions musicales et de théorie. Or on va pouvoir décrire comment cet apprentissage reste dans la même logique. L’apprentissage de la guitare fait le pari de ne pas se servir d’une médiation qui entrave l’acquisition des gestes. La théorie va rester dans le cadre des gestes associés à la guitare.

Le manche de la guitare tend à matérialiser de façon visuelle tout ce qui relève de la théorie. Le manche divisé en frettes d’égale valeur est bien entendu une rationalisation mais qui permet en quelque sorte de se passer de l’écrit. Ainsi, lorsque l’on commence la guitare, un des rudiments est de distinguer un accord mineur d’un accord majeur. Bien que l’on utilise un vocabulaire propre à la structure musicale, on va retraduire cela sur le manche de la guitare en disant que la différence entre les deux se fait en « enlevant un doigt sur le manche, et puis c’est tout », ce qui se visualise très bien à partir des diagrammes d’accords (illustration 4).

Concrètement, le diagramme indique que pour passer d’un accord de Mi (« E » étant la notation dite « anglo-saxonne ») à Mi mineur, il faut enlever l’index. Le schéma sera exactement le même une case plus loin pour l’accord de Fa, encore faut-il rajouter le barré, et c’est donc le majeur qui fera la différence. On voit aussi sur les diagrammes que la guitare permet assez facilement la transposition. Faites glisser votre main gauche en gardant la même position et vous aurez tous les accords de la gamme de case en case, de demi-ton en demi-ton. L’idée que la guitare est facile à apprendre découle du fait de cette facilité de transposition : il suffit de connaître trois positions pour faire tous les accords sur le manche, ce qui justifie d’ailleurs l’image selon laquelle il suffit d’apprendre « trois accords » pour savoir jouer.

C’est d’abord en terme de positions que l’on apprend les accords et donc, par extension, l’harmonie et les gammes (illustration 5). Car de la même manière, l’apprentissage des gammes, donc d’une certaine structuration musicale, se fait aussi en terme de position de la main gauche. Bousson parle de « chemin à parcourir » ce qui est effectivement le cas. Si on regarde la figure ci-dessous, on a un schéma du manche et les endroits où mettre les doigts (le rond blanc étant la fondamentale). Cette image ne donne même pas d’indication sur le numéro des frettes, l’essentiel étant de connaître la position et non pas le nom de la gamme ou des notes : bien que l’on connaisse le plus souvent la correspondance des notes sur le manche, il suffit de repérer la première pour ne pas avoir à connaître les suivantes. Si on doit jouer en La majeur, je jouerai cette position en case 5.

Illustration 5: 1ère position (possible) de la gamme majeure

A partir de ces diagrammes, il va être possible de manipuler la plupart des gammes correspondantes aux accords d’un morceau : c’est énormément utilisé dans la mesure où l’improvisation et les solos sont une des modalités principales de la pratique, comme on a pu le voir précédemment. Si nous rangeons cela sous la catégorie de « théorie », c’est parce que l’on n’est plus tout à fait dans de la pure pratique instrumentale : la formation des accords, les harmonisations, les cadences et les gammes font partie d’une structuration de la musique en théorie. Pourtant il serait faux de conclure que les individus se mentent à eux-mêmes en déniant l’apport théorique  donc hétéronome  dans leur apprentissage. Il faut plutôt considérer que cette théorie n’est pas une structuration rivale de la gestuelle de la guitare.

Il faut de ce point de vue distinguer solfège et harmonie : le solfège est une convention d’écriture, tandis que l’harmonie est une convention musicale. Dans une approche classique, solfège et harmonie ne sont jamais totalement indissociables dans la mesure où la partition structure et matérialise les règles harmoniques110. Par rapport à ce que nous avons décrit, il ressort que l’apprentissage de l’harmonie se passe de solfège dans la transmission entre guitaristes. C’est directement sur le manche de la guitare que va se matérialiser et se structurer l’harmonie, en fonction de positions et de gestes techniques.

« par exemple lui, c’est un mec qui sait pas lire non plus, qui sait pas lire le solfège. Donc je vais te dire … Il fait prof de gratte, il sait pas lire le solfège. Par contre… mais y a pas besoin du solfège. C’est juste une écriture différente des tablatures. Mais l’harmonie en soit, les constructions d’accords, les gammes tout ça, tu peux les transcrire en tablature, et c’est la compréhension qui compte de tout ça. Et lui c’est un monstre là dessus, sur les constructions de gammes d’accords, de ci de ça, notamment en impro jazz. C’est dur d’expliquer des trucs comme ça, mais il y arrive en 5 minutes, juste en te montrant deux plans. (il prend la guitare en montrant sur le manche, main gauche positionnée, l’autre indiquant) « tu vois, tu fais ça et ça, oh, t’as les deux mêmes notes ». Plutôt que l’autre il va te dire « là t’as une quinte en si bémol, alors que là tu repasses en troisième … ». Fait chier ! Fait chier ! » (Pierre)

D’ailleurs, lorsque les guitaristes reprennent plus tard des cours de musique, il s’agit le plus souvent de cours d’harmonie. Cela fait partie le plus souvent d’un processus de professionnalisation, que ce soit pour être musicien ou enseignant. Les professionnels reprennent des cours qui n’ont, semble-t-il, plus aucun lien avec la guitare. Dans le même temps, les amateurs quant à eux, continuent à prendre des cours sur la guitare. Le professeur doit donc refaire le lien entre ses acquis dans le domaine de l’harmonie et le re-traduire sur le manche de la guitare. C’est ici que se situe une des différences entre les professionnels et les amateurs, différence qui doit être la légitimation de la position d’enseignant :

« Dans les années 80-85, je commence à m’intéresser vraiment à la technique. D’ailleurs à mettre un nom sur les choses, parce y a un tas de choses que je savais faire, mais je savais pas comment ça s’appelait. Alors pour communiquer, c’est meilleur de savoir… Mais je me suis aperçu beaucoup plus tard que c’est qu’à moitié vrai. L’important, c’est ce qu’on sait faire… l’important c’est ce qu’on fait, pas ce qu’on explique. Ça c’est un travail de pédagogue, c’est quelque chose que je fais par exemple dans mes cours de guitare que je donne. » (Jeff, 50 ans, professeur de guitare en MJC)

Le cours de guitare est une forme de transmission orale. La tablature et le disque, formes d’écriture, ne font pas partie des médiations essentielles de l’apprentissage. Pourtant, elles sont utilisées comme extension de cette oralité : le disque fait appel à l’oreille et aux sons tandis que la tablature renvoie au regard et au geste. On peut inverser le rapport en disant que la transmission orale est une cristallisation sociale du rapport autodidacte que favorise le disque et la tablature, souvent complémentaires. Même si le professeur tend à parasiter l’essai-erreur comme modalité d’auto-apprentissage, la notion d’erreur est toute relative dans cette pratique. Ce qui compte, c’est finalement de considérer la guitare comme le moyen de sa propre transmission, ce que l’on tentera de systématiser maintenant.

2.3. Symbolisation et transmission

Contrairement à l’enseignement qui est un retour perpétuel à la partition, l’apprentissage de la guitare est un retour perpétuel à la guitare elle-même, à la pratique : « l’important, c’est ce qu’on sait faire » et pas ce que l’on sait, en sorte que le professeur légitime sa position non pas par des connaissances en plus, mais par sa capacité à ne pas faire rentrer en conflit la structure gestuelle avec la théorie. Nous voudrions montrer maintenant que cette forme de transmission

repose sur toute une symbolisation, c'est-à-dire sur la production et l'usage de médiations qui organisent un horizon de sens spécifique ou, pour le dire autrement, une structuration à la fois matérielle et signifiante qui fait de la guitare une ressource autodidactique.