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Épreuve à la marge n°2 : une autodidactique de l'objet ?

Le défaut de pédagogie n’explique pas tout. En effet, on va pouvoir observer à partir de témoignages comment certains individus ont investi cette place vide qu’était la contre-culture musicale de l’époque, tandis que d’autres ont préféré revenir à une transmission plus « classique ». Le choix va s’opérer dans la mobilisation des ressources musicales disponibles. Le témoignage de Andrès, qui se voit offrir une guitare dans les années 1940 est particulièrement intéressant :

« Alors mes premières armes … euh… quand mon frère m’a offert cette guitare… il m’a un peu expliqué quand même, car ça ressemble quand même à ce qu’il se passe sur le violon, à comment on met les doigts, pour faire des notes et j’ai rapidement essayé d’apprendre les petits duos que lui-même avait pour le violon. Donc lui jouait le premier violon et moi, enfin, et moi je jouais la partie de violon accessoire. Et comme ça j’ai commencé à travailler la guitare mais sans autre élément de formation. Après j’ai trouvé la méthode Cotin qui était un ancien guitariste du 19ème siècle presque, enfin début 20ème, et qui m’a ouvert des horizons sur le plan technique. Sur la formation des accords. Donc j’ai travaillé avec ça, parce que dans les parties de violon ça n’existe pas. Et ensuite à partir de ces accords là… j’ai rencontré un monsieur qui était accordéoniste, qui jouait d’oreille mais qui était très musicien, très doué, et je crois d’origine italienne, et qui m’a demandé de l’accompagner. Et je l’ai accompagné… Il connaissait pas la musique mais il connaissait le nom de ses accords, et c’était notre idiome pour communiquer, notre truchement. Et donc, il me disait l’accord et moi je jouais l’accord sur la guitare. Et donc, mon oreille s’est formée à accompagner une mélodie avec ce monsieur là. Après on a eu un groupe de camarades qui s’est formé et, avec mon frère, on a écrit des arrangements, on a essayé de faire des choses. Et je me suis un peu formé comme ça. Quand j’ai été appelé, et c’est là que j’ai appris la lecture, quand j’allais dans des formations à l’époque, y avait pas de parties de guitares d’écrites, et en fait y avait assez peu, tout au début de ma carrière de musiciens, de partitions avec les accords écrits, soit avec des lettres, soit Do7, enfin… les accords chiffrés. Mais on me donnait les parties de piano. Il a fallu que je lise les parties de piano. Je faisais une réduction, parce qu’on peut pas jouer le piano sur la guitare. Il fallait, en fonction des autres instruments, ce qui était le plus important de sauver, de faire une espèce de tri, d’analyse. Et donc ça m’a fait faire de l’analyse, et de l’exécution en lisant, ce que finalement peu de guitaristes faisaient à l’époque. Il y avait peu de guitaristes qui lisaient vraiment la musique, ils jouaient beaucoup en variété en faisant seulement les accords chiffrés.

Vous en connaissiez d’autres guitaristes ?

A l’époque, faut dire que j’en n'ai pas connu. Moi je n’ai rencontré de guitaristes que beaucoup plus tard. Mais à l’époque j’étais vraiment tout seul. Je me suis formé vraiment tout seul tout seul. » (Andrès, 78 ans, professeur de classique)

Andrès dit avoir appris vraiment « tout seul », ce qui est vrai pour la technique de la guitare. Mais son parcours est marqué par de nombreuses rencontres musicales quelles soient humaines (la famille, des amis musiciens…) ou matérielles (méthodes harmoniques et solfège). En l’absence de guitaristes et de ressources pour guitaristes, il a fallu pour jouer la musique existante mobiliser les acquis des autres instruments : le violon et le placement des doigts, l’accordéon et les accords, le piano et le solfège. La guitare n’est donc pas dénuée de toute transmission, encore a-t-il fallu prendre la guitare comme n’importe quel autre instrument. Ce parcours l’amènera à devenir professeur de guitare classique, et à utiliser la partition et le solfège comme n’importe quel enseignant de musique classique. Autrement dit, la guitare s’est rapatriée dans un monde existant, dans une institution musicale qui lui pré-existe. Il a lui même formé de nombreux professionnels de la guitare classique, après sa découverte de tout le répertoire pour guitare qui a été légué depuis les années 1750, écrit sur partition.

Le monde de la guitare classique est donc loin du rejet d’une transmission traditionnelle. Et le défaut de professeur de guitare n’a pas empêché de rapatrier la guitare dans l’institution « classique » de la musique. Il en va autrement pour ceux qui voulaient jouer de la guitare différemment. L’exemple précédent, à la marge, montre que les ressources étaient loin de manquer pour faire de l’apprentissage de la guitare un apprentissage comme un autre. Et que lorsque d’autres, plus tard, ont voulu faire de la guitare, le défaut de pédagogie reste encore marqué par une volonté culturelle particulière.

« J’apprenais rien du tout, y avait pas de prof, la guitare c’était le conservatoire. Point à la ligne. Y avait pas de prof de jazz ou de rock ou de quoi que ce soit. Y avait que dalle. Que dalle de chez que dalle.

Mais tu jouais des trucs, tu reprenais des choses ?

Non, je jouais rien en fait. C’était n’importe quoi. Tant que j’ai pas rencontré le copain à l’armée qui était guitariste, j’ai rien foutu. J’ai rien foutu. Par le fait, j’ai commencé la guitare à 18 ans. Enfin à 18 ans bien tassé. » (Éric, 59 ans)

Le passage d’une génération à une autre a provoqué quelque chose de particulier. Eric, dès ses 15 ans (c'est-à-dire au tout début des années 1960) veut jouer de la guitare. Il bricole dessus mais cela ne donne rien, voulant jouer du jazz et du rock, en l’absence de rencontres particulières. Le rejet d’un certain répertoire l’empêche de monopoliser les ressources disponibles (il faut noter que la guitare n’avait pas fait son entrée au conservatoire à l’époque). Mais le désir est ailleurs : il veut jouer du rock, il veut jouer de la guitare, et il n’envisage pas de monopoliser des ressources

extérieures à la guitare. Ce défaut de pédagogie est surtout là pour expliquer l’écart de niveau entre les anciennes générations et les nouvelles : « Maintenant ça va beaucoup plus vite pour… Quand tu débutes, t’as des profs partout. (…) y a vachement de bons guitaristes maintenant. Y en a même de trop à la limite. ». Il y a donc un choix qui s’est opéré malgré tout, un choix qui a produit des choses spécifiques.

« De plus en plus. De plus en plus, ouais. Les élèves, on essaye de les faire jouer ensemble, de les faire travailler par projet. Qu’ils s’écoutent, que l’enseignement soit pas strictement basé…. Mais ça c’est lié à la personnalité de chacun. Mais je crois que la guitare c’est un instrument où on n'a pas le choix. (…) c’est un instrument, déjà, qu’est un instrument de musique vivante. C’est un instrument qui est joué par toutes les couches de la population. Qui derrière un instrument qui... Déjà une guitare, ça veut rien dire, il y a des guitares, mais tout le monde dit « la guitare ». Derrière ce mot guitare, on peut … y a des réalités tout à fait différentes. Entre une guitare folk, une guitare manouche, une guitare électrique, une guitare classique, une guitare baroque… On a un instrument qui a les mêmes principes généraux, et a chaque fois, c’est une réalité différente. Donc, je crois que notre mission, dans un conservatoire, c’est de pouvoir donner la possibilité, un jour, de choisir. De faire son vrai choix. » (Julian, 46 ans, professeur en conservatoire)

Très clairement, la guitare impose (avec bien entendu l’absence de débouchés professionnels) de ne pas s’enfermer dans l’ancienne pratique de « dressage » du conservatoire. C’est un instrument où l’on doit avoir le choix, qui impose d’avoir le choix. Dès lors, le conservatoire, ou n’importe quelle formation de guitariste, doit pouvoir donner l’occasion de faire ce choix. La grande différence, est que la dimension du choix n’est pas immédiate dans le temps. Quelles que soient les volontés du « prof atypique », il regrette de ne pas recevoir de jeunes ayant fait le choix d’être en conservatoire. Il essaye de ne pas les enfermer, donc qu’ils aient encore le choix « un jour », puisqu’ils ne l’ont pas dans l’immédiat. La position « atypique » se joue ici dans la prise de conscience des critiques qui sont formulées à l’égard du conservatoire : écœurement, impression de ne pas avoir le choix (« s’il faut en passer par là, alors non ! »). La différence tient à ce que dans l'enseignement classique, l'autonomie est une fin, non un moyen.

L’autodidaxie est donc consubstantielle à l’apprentissage de la guitare, ce qui s’exprime au travers des institutions légitimes, mais aussi et surtout par une véritable mise à distance de toute hétéronomie. Cette liaison est présente même au conservatoire, le stigmate de l’enfermement dans le classique travaillant l’institution en son sein. Que penser de ce guitariste qui s’exclame de manière très spontanée : « Ah ! ouais, mais au conservatoire, ils apprennent le classique, ils apprennent pas la guitare ! » ? N’y a-t-il pas là un rejet d’une logique extérieure à l’idiosyncrasie

de la pratique elle-même ? Seulement, on peut aussi observer qu’il ne s’agit pas seulement du classique, l’autodidaxie se définissant dans une négation beaucoup plus globale.

Que ce soit la convergence des significations ou au contraire les rejets nous ramènent à l’idée qu’il y aurait une unité de la transmission qui se jouerait dans la possibilité d’avoir une transmission qui en ferait appel à une idiosyncrasie de la pratique de la guitare. En d’autres termes, ce qui se jouerait dans cet apprentissage spécifique serait peut-être d’abord l’autonomie de l’instrument lui-même. Reste à savoir comment la structure de la transmission, composée d’un vaste réseau de médiations hétérogènes ne fait pas obstacle à cette autonomie.

Personne n’impose le choix d’apprendre la guitare, il s’agit d’une intentionnalité de la personne. Une fois entré dans la pratique, la guitare elle-même impose par contre de choisir ses méthodes, c'est-à-dire qu’elle oblige à être autodidacte au sens de Tremblay ou de Verrier. Autrement dit, il est faux, paradoxalement, de dire que l’autodidacte est totalement libre dans le choix des contenus et des méthodes. Pour permettre de se penser en guitariste autodidacte, il a fallu faire le choix de constituer l’apprentissage de la guitare comme une culture spécifique, indépendante des autres modes d’apprentissage de la musique. L’autodidaxie en est la forme la plus radicale : bien que ce choix soit toujours renouvelé, on a cristallisé dans la guitare la nécessité de se penser en autodidacte.

En sciences de l’éducation, on parle de « didactique » pour désigner les méthodes d’apprentissage les mieux adaptées aux contenus : il semble que l’autodidaxie soit consubstantielle à l’apprentissage de la guitare, c'est-à-dire que l’autodidaxie du guitariste est la didactique de la guitare. On a jamais envisagé qu’une discipline pouvait s’enseigner elle-même : par exemple, Le Meur désigne par « autopraxis » cette « création de connaissances contenues dans les pratiques ». Pourtant, il semble qu’il y ait une auto-didactique de la guitare elle-même, au sens où elle impose et favorise selon les acteurs un apprentissage sans le recours à une pédagogie extérieure, elle s’enseigne elle-même sans recours au maître99. Or, pour que la guitare puisse représenter cette quête de l’autonomie, il a bien fallu le transmettre : pour le dire autrement, si les guitaristes revendiquent d’apprendre seul, c’est parce que la guitare s’enseigne par elle-même,

99 En effet, il n’y a pas lieu de faire redoubler le langage d’« autopraxis » pour parler les connaissances contenues dans la pratique, double quasi-objectif de l’autodidaxie : étymologiquement, s’enseigner soi-même, sans maître, peu s’appliquer au contenu lui-même ; il est entendu qu’il faut alors dire « par même » et non « à soi-même ». La tablature a par exemple rapidement été perçue comme un support autodidacte de la guitare, c'est-à-dire qui peut s’enseigner sans maître, ce que l’on retrouvera d’une manière globale dans le modèle ethnographique de la transmission guitariste.

non pas à elle, mais aux autres, et que cette autonomie de l’instrument fait l’objet d’une transmission symbolisant l’autonomie du guitariste.

2. Les médiations et l’objet de la transmission

Il faut prendre auto-didactique comme un terme à double sens qui désigne autant l’action du sujet que de l’objet. Le terme est d’une ambivalence étymologique implacable : désigne-t-on l’autonomie de l’objet de la transmission, ou l’autonomie du sujet ? Historiquement, pour créer une autodidaxie guitariste, il a fallu considérer l’objet comme un instrument ayant sa propre didactique qui est l’autodidaxie. Autrement dit, l’apprentissage de la guitare est selon les acteurs par essence autonome, à tel point qu’il est difficile de trancher. Est-ce le sujet ou l’objet qui est autonome ? Questionnement que l’on retrouve dialectisé sous la sociologie de la médiation, et qui contient sans trop le savoir une problématique maussienne du rapport symbolique des personnes et des choses, et qui s’applique à notre sujet : la première autonomie à laquelle on a à faire est celle d'une certaine culture supportée par la spécificité de l’objet transmis, qui en fait un symbole de cette même culture. Dans l’une ou l’autre des sociologies, il y a nécessité à explorer ces théories par une ethnographie des médiations de la transmission. Nous proposons de faire une comparaison entre des cours de classique au conservatoire et des cours dans des institutions moins prestigieuses (centre d’animation et cours particulier) afin de voir que le recours à un professeur ne remet pas en cause, dans le second cas, la revendication autodidactique.

2.1. La guitare au conservatoire : le professeur indispensable

Il faut préciser pour ce qui suit que les cours observés au conservatoire l’ont été à partir de la pratique de cet enseignant qui se pense lui-même atypique par rapport à l’institution. Il apprend en parallèle la guitare dans une association « guitares et flûtes » à partir de partitions, et en autodidacte en ce qui concerne le rock et le folk (les Beatles). A l’âge de 15 ans, son enseignante lui conseille de poursuivre une formation plus solide, et il part au conservatoire par choix personnel. Il ré-intègre donc un cursus professionnel traditionnel, qu’il prolongera d’une autre

formation en musique ancienne, au luth. Il est aujourd’hui professeur de guitare classique et de musique ancienne. Sa position est donc effectivement particulière puisque son goût pour la musique baroque l’a amené à retrouver la tablature, une certaine forme d’oralité −selon ses propres dires−, et donc déclare vouloir, dans ses cours, faire un mixte entre ces différents apports. Il critique vivement le conservatoire comme « lieu de dressage et de formatage », notamment à travers le rôle de la partition. Même s’il y a chez lui des apports d’autres formes que le solfège, c’est, comme il le dit, « toujours encadré par la partition ». On va plutôt assister à un jeu de distances avec la partition plutôt qu’à un véritable rejet.