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Doit-on réduire l'autodidaxie à une survivance romantique ?

« (...) l’autodidacte ignore le droit d’ignorer que confère les brevets de savoir et il serait sans doute vain de chercher ailleurs que dans la manière dont il s’affirme ou se trahit ce qui fait la différence entre l’éclectisme forcé de cette culture acquise au hasard des rencontres et des lectures, et l’éclectisme électif des esthètes qui aiment à chercher dans le mélange des genres et la subversion des hiérarchies une occasion de manifester la toute-puissance de leur disposition esthétique. » [Bourdieu, 1979 : 379].

A n’en pas douter, c’est à la rencontre du mélange des genres et de l’autodidaxie que l’on prend la mesure de l’autonomie de cette culture de guitaristes ainsi que sa signification. On ne sait pas très bien où placer ces guitaristes qui ont effectivement des parcours bricolés sans qu'ils soient simple désordre ; le mélange des genres domine l'éclectisme sans que l’on puisse faire des guitaristes des esthètes purs. Une dizaine d’année plus tôt, le sociologue avait pourtant déjà repéré cette différence entre les autodidactes « ancien style » et « nouveau style », c'est-à-dire la différence entre l’autodidaxie du 19ème siècle, principalement ouvrière, et l’autodidaxie de la contre-culture émergeant dans les années 1960 [Bourdieu et Passeron, 1970 : 91-92].

Cet autodidacte nouveau style se retrouve particulièrement dans le rock, dans son rejet plus que sa déférence à l’égard des structures traditionnelles de la transmission musicale : on a même pu écrire que le rock ne s’apprenait pas, tellement la pratique semblait en porte-à-faux avec la vision légitime de l’enseignement [Bennett, 1980]. D’autres ont bien montré que le rock faisait l'objet d'un apprentissage, c'est-à-dire qu’il prenait part à un processus d’appropriations de connaissances et de techniques dont le disque reste le médium principal [Green, 2005].

Concernant notre objet d’étude, on a déjà vu que la majorité des guitaristes se pensaient encore aujourd’hui en autodidactes, c'est-à-dire en ayant appris seuls.

Mais cette revendication d’autodidaxie pose problème aux sociologues, car elle est traversée par un paradoxe : non seulement on apprend autant avec des pairs que tout seul86, mais le développement de cette tradition amateur a favorisé l’émergence d’une matière pédagogique foisonnante, qu’elle soit matérielle, humaine ou institutionnelle. L’hétérogénéité des modalités d’apprentissage rend difficile le partage de ce qui revient au musicien ou aux autres dans la constitution de connaissances et de savoir-faire, ce que l’on explique généralement par la nécessité idéologique pour l’artiste de se présenter comme seul responsable de ses compétences [Menger, 1983], en vertu de la croyance dans la figure même de l’artiste comme « créateur incréé »87, ou comme produit d’un don c'est-à-dire de compétences innées [Papadopoulos, 2004].

La déclaration d’autodidaxie serait alors une nécessité biographique de l’artiste pour se maintenir dans un « régime de singularité », résultat de la croyance dans le mythe fondateur de l’identité d’artiste. Quelque chose dérange dans cette explication : l’illusion romantique du créateur ex nihilo a d’abord été utilisée pour définir une élite artistique et construire l’autonomie du champ artistique propre à la culture savante [Heinich, 2005]. N’est-ce pas aller un peu vite en besogne que de reprendre cette explication dans le champ des musiques populaires88? Est-il si certain que cette croyance soit passée d’une culture à une autre sans subir de changements notables, sans modification de son sens ? Le chapitre précédent était déjà l'occasion de relativiser les prétentions artistiques des guitaristes.

L’autre manière d’envisager le problème, en tentant de rendre compte de ces modalités d’apprentissage, est de retrouver toute l’hétérogénéité des pratiques. Dans cette logique, la monopolisation de ressources hétéroclites, à coté d’un apprentissage en solitaire, peut se désigner sous la logique du « presque autodidacte » [Hein, 2006 : 265 et s.]. Mais le « presque » est là précisément pour masquer une hétérogénéité dont on ne saisit pas le sens ou la cohérence : « L’apprentissage expérientiel est donc traversé par des logiques multidimensionnelles dont un grand nombre d’entre elles restent probablement cachées. » [id. : 267]. Même s’il est dit ici que

86 Confusion que les statistiques entretiennent en recouvrant sous une même modalité de réponse « seul ou entre amis ».

87 Cf. les textes « Mais qui a créé les créateurs ? » [Bourdieu, 1984] et L’image de l’artiste [Kris et Kurz, 1987]. 88 On peut le remarquer chez Hein, mais elle fait consensus en sociologie du rock et des musiques populaires, notamment dans la littérature anglo-saxonne qui en parle comme le produit de l’idéologie de l’authenticité du rock, sans nécessairement d’ailleurs voir les rapports historiques avec l’imaginaire romantique.

l’on ne sait pas grand chose, le retour de l’autodidacte « ancien style », voué à l’anarchie et l’aléatoire d’un parcours bricolé n’est pas très loin.

N’y a-t-il pas au contraire une logique unitaire, ou a minima cohérente, de cette nouvelle revendication autodidacte ? Le rejet des circuits traditionnels de l’apprentissage, « l’expérientiel », « l’informel », ne sont-ils pas des éléments propre à une culture donnée qui produit ses propres modes de transmission ? Nous poserons l’hypothèse qu’une logique unitaire est au principe de la revendication autodidacte, logique qu’il faut replacer dans une tendance plus globale que la seule identité d’artiste. On verra en quoi la réflexivité assez forte, tournée vers les différents apprentissages possibles, est traversé par des motivations à rapprocher d’autres phénomènes d’autodidactes en dehors du champ artistique, donc d’un phénomène social profondément ancré dans la modernité de nos sociétés, dont l’identité artistique n’est qu’un segment parmi d’autres –souvent privilégié, certes. Autour de la définition de ce que l’on peut entendre dans le champ des musiques populaires par « autodidacte », il est possible d’observer une culture en partie autonome.

Cette hypothèse, consolidée principalement à partir du discours des acteurs, doit être éprouvée au contact du terrain. Par la description et la comparaison des modèles de transmission dans la guitare classique et dans la guitare populaire, on tentera de rendre compte du paradoxe d’une autodidaxie qui « fait école », en espérant faire ressortir quels sont les moyens et les objets de celle-ci. Ce n’est qu’à partir de la reconstitution d’une nouvelle tradition en partie sédimentée et en voie d’institutionnalisation que l’on rendra compte de cette configuration.

1. Une revendication de l'ignorance

Au cœur de l’apprentissage de la guitare, on va donc trouver un fort rejet de toute hétéronomie. Il y a un paradoxe, non pas comme le pense les sociologues de l’art parce que la présence et l’usage de ressources pédagogiques toujours plus nombreuses rentrent en contradiction avec le discours des acteurs, mais parce que l’autodidaxie est devenue une tradition au point de faire école. On tentera principalement ici de définir ce que l’on peut entendre par autodidaxie ou par « apprendre seul », autant d’un point de vue conceptuel que dans la vision qu’en ont les autodidactes revendiqués.

1.1. Pathos de la musique : une transmission sans objet ?