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Débusquer la diversité. Sur les personnes interrogées

En complément de l'observation, quarante-deux entretiens semi-directifs ont été effectués de février 2006 à juin 2007 en parallèle du terrain, d'une durée très variable allant d'une heure à trois heures, soit environ soixante heures d'enregistrements intégralement retranscrits. La composition de cet « échantillon », ainsi que les difficultés à le constituer, sont en soi des données sociologiques à interroger. Comme ces données n'ont pas leur place ailleurs, nous les présentons ici. Nous présentons ces guitaristes en fonction de l'âge et de leur statut, les autres variables n'étant pas significatives avec un si petit échantillon.

Tableau 7: Distribution des enquêtés par âge et statut (effectifs)

Intermittents Professeurs Amateurs Total

20-24 1 / 5 6 25-34 3 1 10 14 35-44 5 2 2 9 44-59 2 4 5 11 60 et + / 1 1 2 Total 11 8 23 42

Nous reviendrons plus tard sur la disproportion sexuée (une seule femme). 20 guitaristes ont moins de 35 ans, c'est-à-dire la moitié de l’échantillon, les deux classes d’âge étant les plus importantes sont les 25-34 ans et les 44-59 ans (ce qui correspond à peu prés au surnombre de 1997 portant sur les 35-44 ans). Les plus de soixante ans (c’est-à-dire ici des retraités) ne sont quasiment pas représentés et vivent des réalités largement différentes (un à 60, l’autre 78 ans).

La distribution par statuts permet de comprendre la constitution de cette population, entre l’arbitraire du sociologue et les contraintes du terrain. Il y a 19 professionnels pour 23 amateurs. La première remarque consiste à dire que cet « échantillon » n’a rien de représentatif d'un point de vue sociographique, les professionnels étant largement sur-représentés. De ce point de vue, on ne travaille pas tant la représentativité au niveau quantitatif que qualitatif : souvent plus engagés dans la pratique, ils ont un rapport privilégié avec leur instrument. Pour autant, peu de différences sont notables dans les discours, mis à part les effets de la professionnalisation sur le parcours. Mais on verra qu’il est difficile de séparer les professionnels des amateurs, comme le suggérait Perrenoud, car la plupart des professionnels ont été amateurs et n’ont pas un cursus de professionnel comme c’est le cas pour un professeur du conservatoire (dont le récit de son parcours ressemble beaucoup plus à un CV que pour les autres).

Les amateurs sont une population relativement homogène, en tout cas facilement définissable. Il s’agit d’une population faisant de la musique de manière plus ou moins occasionnelle, sans objectif de « ne faire que ça », ne gagnant pas d’argent avec cette activité, à part l'un d'eux qui vit dans sa voiture, fait la manche dans la rue en chantant et s’accompagnant à la guitare. S’il a été ici classé dans les amateurs, c’est de manière arbitraire, puisque sa pratique musicale est finalement relativement exclusive ; lui même ne se définit pas comme un professionnel de la musique. Deux autres amateurs ont effleuré la carrière de musicien selon des modalités différentes. Plusieurs épousent (ou ont épousé) le rêve, plus ou moins facilement avoué, de gagner leur vie de leur passion.

Le terme « professionnel » recouvre une réalité beaucoup plus hétérogène, en tout cas d’emblée duale. Ainsi, on range sous la catégorie de professeur les individus dont l’activité principale (en terme de temps, de source de revenus, et d’auto-définition de soi) est l’enseignement de la musique, en l’occurrence de la guitare. Ces enseignants se retrouvent dans des institutions différentes, telles que les MJC, les centres d’animations, les écoles de musiques, les magasins de musique, le conservatoire, les structures associatives initiées par des musiciens. David (38 ans) est en centre d’animation, et a d’abord une formation d’animateur ; il donne des cours collectifs de guitare à des adolescents. Charlie (28 ans), jazzman, a une bonne partie de son activité de musicien qui tourne autour de l’enseignement. Permanent d’une MJC, il donne aussi des cours via le Camion Jazz, structure mobile qui propose concerts et cours de jazz. Roland, 50 ans, donne des cours (principalement de classique) à des enfants dans une école de musique en

milieu rural. Il enseigne la guitare, mais anime également des ateliers de chorale. Il ont une identité de professeur par la reconnaissance institutionnelle qu’apporte le cadre de leur activité. Ils se distinguent des musiciens en ce qu’ils n’ont pas toujours une activité musicienne soutenue (ce qui est malgré tout rare). Pour le dire autrement, les professeurs ont une place institutionnalisée, même s’ils développent presque tous une activité musicale en dehors. A l’extrême, nous avons rencontré un professeur (Alexandre) associé à un magasin de musique qui définissait sa pratique comme amateur en dehors du cadre enseignant. Il dissociait totalement les deux. La distinction professionnel/professeur est en partie subjective. Peut-être que rencontrés dans d’autres cadres (en situation de concert), ils seraient apparus aux yeux du sociologue comme étant des musiciens donnant accessoirement des cours. La plupart de ces professeurs donnent des concerts, la différence étant qu’avec leur situation institutionnalisée, ils n’ont pas besoin du régime d’intermittence pour vivre. Les musiciens professionnels donnent quasiment tous des cours (c’est aussi le cas de certains amateurs), mais ils se définissent d’abord comme musiciens. La différence, en partie subjective, se repère dans les entretiens : certains parlent plus volontiers de pédagogie quand d'autres parlent uniquement de leur activité musicienne.

Plutôt que de parler de professionnels, nous parlerons donc d’intermittents même si, là encore, les situations peuvent être plurielles, du plus intégré au marché du travail musical au plus précaire (touchant le RMI). L’activité principale de cette population est la production musicale (et non plus l’enseignement), le plus souvent multipliant les scènes et les situations de concerts, parfois aussi l’expérience de studio. L’hétérogénéité est donc de mise : Mick (44 ans) est sur le créneau des casinos, c'est-à-dire qu’il propose un spectacle, seul, avec sa guitare acoustique, reprenant le folklore américain (du blues à la country en passant par le rock and roll) et tente aujourd’hui de reformer un « groupe de compo(sition) ». Joe (44 ans) est la figure du musicos intégré, électron libre proposant ses services à des chanteuses à succès, montant des groupes de jazz, de blues… Pat (35 ans) est une sorte de célébrité locale, qui « tourne » avec toujours plus ou moins les mêmes musiciens mais dans différentes formations (autour du jazz manouche, du jazz contemporain), reste sur des scènes locales grâce à la diversité des spectacles qu’il propose. Ce dernier est également un professeur recherché, conseillé par un magasin de musique, mais donnant ses cours hors institution. Eric (59 ans) joue du blues, a plusieurs groupes, et touche le chômage. Marty (29 ans) est ingénieur du son, guitariste de scène dans différents groupe de metal, et est aussi Disc Jockey.

Cette catégorisation ne s’intègre pas dans une sociologie des professions. Il s’agit d’un domaine particulier qui mérite que l’on s’y consacre entièrement. Les distinctions sont en partie arbitraires, mais elles décrivent à la fois la réalité des acteurs, autant qu’elles révèlent dans quel contexte les entretiens se sont déroulés. Certains parlent en pédagogues, d’autres en artistes ; certains amateurs sont très investis, d’autres beaucoup moins ; certains musiciens sont multi-instrumentistes, d’autres chanteurs, beaucoup ne font que de la guitare. Le monde de la guitare est donc extrêmement fuyant, tant il y a de contextes institutionnels différents, de degrés divers de relation à la guitare.

Mais la première difficulté du terrain est bien de trouver des guitaristes : la sur-proportion de professionnels en atteste, étant beaucoup plus visibles, facilement contactés et souvent, aussi, plus disponibles. N’ayant pas des horaires ordinaires de travail, leurs journées étant plus libres (la plupart travaillent le soir et la nuit), ils se prêtent plus volontiers aux contraintes de l’entretien. La contrainte temps a d’ailleurs été parfois très handicapante dans la relation aux amateurs, qui n’étaient pas souvent disponibles, à plus forte raison lorsqu’ils sont plus âgés et que le travail et la vie de famille empêchent de rencontrer le sociologue.

Les premiers contacts ont été pris auprès d'un professeur ainsi qu'un réparateur de guitare d’un magasin de musique (qui se définit comme un amateur vis-à-vis de la pratique musicale). Nous avons fonctionné selon le principe de l'échantillon « boule de neige » : une personne renvoie sur une ou plusieurs de ses connaissances, et ainsi de suite. Cette méthode ne pouvait fonctionner que dans la mesure où l’on multiplie, d’entrée de jeu, les « portes d’entrées » : de ce point de vue, le réparateur de guitare offrait une ouverture inespérée. Cette méthode a l’avantage de donner une image assez précise de réseaux de musiciens et de guitaristes, montrant par là qu’il existe des communautés de guitaristes, se connaissant parce qu’ils jouent ensemble ou partagent une même passion − parfois simples collègues. L’un des biais de la méthode est la pertinence des contacts proposés, révélant une sorte de figure idéale du guitariste chez certains : on ne renvoie jamais le sociologue vers des femmes, ni vers des amateurs. J’ai donc rencontré une forte résistance quant à mon souhait de rencontrer des amateurs, alors même que j’insistais très lourdement. Le premier réflexe est de vouloir donner le numéro de téléphone de tel ou tel guitariste connu et reconnu localement, voire nationalement (et même internationalement), parce que l’on suppose que ces figures de guitaristes seront plus intéressantes pour le sociologue, qu’ils auront « plus de choses à

dire », ce qui n’est pas forcément le cas d’ailleurs. Il a fallu beaucoup de patience et de persévérance pour qu’on me renvoie vers des amateurs.

Le fait mérite d’être noté. Certains sont près à se démener pour me faire rencontrer Michael Jones ou Sylvain Luc, mais ne pensent pas au plus proche, au copain qui joue en amateur. Face à la question de savoir ce qui pourrait bien intéresser un sociologue travaillant sur la pratique de la guitare, on y répond par la fascination pour ceux qui ont « du métier », qui « tournent », ou qui « passent huit heures par jour sur leur instrument », c'est-à-dire ceux que l’on imagine avoir une relation particulièrement forte avec la guitare. Ceci a conduit à la nécessité de multiplier les portes d’entrées, les lieux de sociabilités musicales, et ouvrir le terrain au-delà de la région bas-normande.

Cette détermination du terrain par l’imaginaire peut se retrouver par la structure du monde en question. Ainsi, le rapport amateurs/professionnels s’inverse à partir de 35 ans. Cela peut paraître évident, mais une des raisons de la poursuite de l’instrument, c’est bien la professionnalisation. Mais là encore, une raison incombant aux formes de la pratique peut être évoquée : plus on avance en âge, moins on a de chances que la pratique musicale s’inscrive dans des sociabilités étendues et denses, donc s’inscrive dans des lieux publics (concerts, salles de répétitions). Pour le dire plus simplement, plus on avance en âge plus la pratique s’individualise (ce qui se vérifie auprès des personnes rencontrées). Dès lors, on doit à une part de chance le fait d’en rencontrer : sur les 35-44 ans, il n’y a ici que deux amateurs. Les statistiques nous montraient qu’il existe beaucoup de guitaristes dans cette tranche d’âge en 1997 ; on ne peut alors que mettre cette absence sur le compte d’une invisibilité de la pratique. Dans le même sens que la contrainte temps, cette invisibilité joue contre l’enquête.

Cette pratique existe (jouer pour soi à plus de 35 ans), mais elle est donc difficile à débusquer, ce qui en soi est une donnée sociologique quant au mode de pratique et des sociabilités dans lesquelles elles s’inscrivent. Ces pratiques, largement privées à l’image de l’écoute d’un disque, le seul intermédiaire pourra être soit le magasin de musique, soit le fichier client des abonnés à un magazine de guitare56. Comme pour le disque, la sociabilité essentielle, c’est le marché. C'est pour cette raison que nous avons été obligé d'élargir le terrain à la Bretagne et au

56 Pour le magasin, il faudra y passer des semaines entières, car moins on pratique, moins on use les cordes, moins on va au magasin. Les sociabilités d’un magasin sont un peu comme celles d’un bar : il y a des habitués, le vendeur centralisant les amitiés et les familiarités, et des usagers occasionnels. On peut aussi y aller à plusieurs. Pour le magazine, il faudrait toucher à des données commerciales, ce qui pose problème en dehors d’un contrat avec l’entreprise.

Nord, car le tissu musical local à Caen ne permettait pas de découvrir des guitaristes plus âgés, notamment pour ce qui concerne le finger picking (voir chapitre suivant) ; précisément, il existe des structures associatives dans le Nord qui proposent concerts et festivals autour de la guitare, et nous en avons fait un terrain particulier. D'autre part, trois individus ont été contactés à travers une liste de diffusion internet fortement liée à ces événements.

Cette présentation de la population des guitaristes ne serait pas complète sans la mention faite de deux discriminations, l'une principalement du fait de l'enquêteur, l'autre du fait de la sociologie des guitaristes. Nous avons fait le choix de ne pas interroger de débutants, ce qui donne une population de guitaristes « confirmés », des individus sortis de l'adolescence et qui ont une certaine expérience de la musique. Du fait de cette hétérogénéité des genres musicaux présents chez les guitaristes, nous avons voulu neutraliser l'effet de l'âge sur les musiques représentées. Il est bien évident que ce choix détermine une bonne partie des résultats, en ce qui concerne une sociologie de la sortie de l'adolescence, et ce qui favorise de travailler sur une « ouverture » à d'autres genres musicaux. Nous aurons effectivement l'occasion de voir que la plupart des guitaristes sont passés par le rock avant de « s'ouvrir » à la diversité.

Les femmes sont bien sûr les grandes absentes de cette enquête. Il y aurait matière à faire un long travail sur la place des femmes dans la pratique de la guitare, même si ce trait culturel se retrouve dans la pratique musicale en général. Ainsi, lorsque l'on observe les femmes guitaristes des industries culturelles, elles jouent quasiment toutes avec une guitare acoustique, et sont d'abord considérées comme chanteuses. Il en va de même dans le monde du rock, même si une mutation certaine semble pouvoir s’observer, ainsi dans le monde du jazz où la qualité d'instrumentiste est clairement refusée aux femmes [Buscatto, 2007]. Le terrain n'a pas été propice à rendre compte de cette marginalité autrement que dans leur absence et les contextes dans lesquelles elles apparaissent. Les seules femmes rencontrées ont en fait été des adolescentes dans les cours de MJC, donc des débutantes qui ne rentraient pas dans le cadre de l'enquête. De plus, de ce qui a été observé et communiqué par nos informateurs (en l’occurrence, les professeurs de guitare), les filles semblent arrêter la guitare aux alentours de 15-16 ans, tandis que les garçons continuent au moins quelques années en plus, ce qui ne favorise pas la rencontre de guitaristes confirmées. Cette donnée est à prendre avec précaution en l’absence d’observation plus large. Quasiment jamais nous n'avons été renvoyé vers des femmes dans notre « boule de neige » ; sur trois dont nous avons obtenu le contact, une seule a été interviewée pour des raisons logistiques,

les autres se professionnalisant sur Paris. Le cas de ces trois guitaristes (professionnelles, rockeuses) était problématique parce qu'elles sont homosexuelles : soit la source des contacts avait sciemment choisi ces femmes là, soit il y avait quelque chose de l'ordre d'une réalité sociologique. En effet, au vu de la forte charge sexuée de la pratique, n’y avait-il pas là quelque chose de l’ordre du partage symbolique des instruments et des objets qui touchent jusque dans la sexualité des personnes, que ce soit d'un point de vue objectif, ou que cela fasse sens pour les hommes57 ? Les exemples d'un partage sexué de la pratique de la guitare ne manquent pas58. Mais par peur de s’aventurer sur un terrain que nous ne pourrions maîtriser autant par compétence théorique spécifique (sociologie des genres et de la sexualité) que par possible généralisation de cette observation localisée, il a été décidé de ne pas en faire un objet d’analyse, selon un soucis sociologique évident. Cela n'empêchera pas, au demeurant, de montrer chez les hommes la charge symbolique de la guitare en terme de sexualité. Nous n'aurons simplement pas d'épreuve à la marge sur ce terrain là, à part un entretien malgré tout fort instructif.