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Représentations de prothèses et d’orthèses

Dans le document Décrypter la différence (Page 112-116)

On appareille une personne handicapée quand on lui confectionne un substitut prothétique ou or- thopédique. On « prothétise » ainsi un amputé en lui réalisant un membre artificiel, tout comme on « or- thétise » un paralysé en lui fabriquant des attelles, comme c’est le cas de la femme gauloise de Bobigny (Seine-Saint-Denis) atteinte de spondylarthrite an- kylosante (LE FORESTIER, 2009) ou de l’égyptien poliomyélitique

figuré avec sa béquille sur une stèle égyptienne datée de 3000 ans avant J.-C. (fig. 3). De très nom- breux substituts ou aides corpo- rels ont ainsi été figurés à travers l’histoire de l’humanité, témoignant de l’absence de ta- bou lié au handi-

fig. 2 : Revers d’un denier d’argent représentant Marcus Sergius Silvius, cavalier casqué bondissant à gauche, brandissant une épée et tenant une tête coupée de la main gauche et de la main droite un bouclier. (Réf : B.1 (Sergia) – BMC/RR.512 – CRR.544. RRC.286/1 – RCV.163)

fig. 3 : Stèle égyptienne représentant un sujet atteint de poliomyélite (18ème dynastie / 1403-

1365 avant J.-C.)

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cap physique que l’on expose et représente de façon souvent très naturaliste, dans sa réalité abrupte et quotidienne, sans raillerie particulière ni stigmati- sation.

Le satyre appareillé

Les satyres, personnalités mythologiques, sont associés très tôt au cortège dionysiaque. êtres facé- tieux et débauchés ces démons du Péloponèse sont représentés sur une série de vases à figures rouges du IVème siècle avant J.-C. qui les dépeignent sou-

vent avec des cornes, des sabots et une queue de chèvre. Les artistes aimaient à montrer les satyres sous tous les aspects de la vie humaine ; on remar- que des satyres guerriers, athlètes, pêcheurs, et encore des portefaix, des musiciens… On observe aussi quelques motifs plus rares, tel ce satyre affligé d’une gibbosité ou tel autre, aveugle…

L’un de ces satyres infirmes est représenté sur un skyphos italiote, conservé au Musée du Louvre : sa

jambe droite, repliée sur la cuisse, est enroulée sur un long bâton. Il est possible que cette flexion tota- le, l’atrophie du membre et la dislocation du genou illustrent là encore les séquelles d’une poliomyélite. Le pied devait être maintenu par une courroie ou une sangle en cuir, permettant ainsi d’enserrer le bâton qui sert d’attelle et autorise la marche (fig. 4).

De même, un tesson mis au jour à Paris à la fin de 1862 dans les jardins de l’hôtel de Cluny repré- sente une chasse où l’on aperçoit un homme nu et musclé, assis sur le bord d’un siège an- tique aux pieds en griffes de lion. Son mem- bre inférieur n’est pas complètement étendu mais il affecte une légère flexion à angle très obtus. « Cette jambe, en effet, a du être mu- tilée par une amputation soit naturelle… ou une lésion quelconque, soit chirurgicale pratiquée au dessus du genou, à peu de distance du lieu d’élection. C’est ainsi que le moignon qui termine la jambe, légèrement enflé au niveau des muscles qui commencent le mollet, repose sur un véritable pilon d’une forme tout à fait spé- ciale… Droit et cylindrique dans sa partie moyenne, il s’élargit tout à coup et considérablement à ses

deux extrémités. En haut, pour former une sorte de plateau concave sur lequel la jambe doit être soli- dement fixée et prendre son point d’appui ; en bas, pour se bifurquer de façon à rendre la marche sinon plus facile du moins plus assurée » (FAJAL, 1972, p. 30).

Une prothèse Mochica (-200 à 600 après J.-C.) Dans l’art naturaliste précolombien, il existe un grand nombre de statues et de vases-portraits d’êtres humains présentant une malformation, que ce soient des nains, des bossus, des sujets souffrants de pieds-bots, des aveugles ou des individus atteints d’un bec-de-lièvre. Touchés par le sacré (huaca), on

considérait ces infirmes comme des inter- médiaires entre les Dieux et les hommes, illustration de la variété des métamorpho-

ses chamaniques. À ce jour, les collec- tions américaines publiées inventorient

presque cent céramiques montrant des individus amputés d’une extrémité (VERANO et al., 2000). Quelques uns

sont même représentés avec une sorte de petit « récipient » engainant et protecteur, fabriqué en céra-

mique, placé directement sur le moignon ; cette prothèse de fortune, par ailleurs nul- lement utilisée, facilitait, si besoin, la station verticale voire la locomotion (fig. 5) (STONE-MILLER, 2002).

fig. 4 : Skyphos italiote du IVème siècle avant J.-C (peintre du Primato) re-

présentant un satyre infirme appareillé (cliché H. Lewandowski, RMN)

fig. 5 : Vase-cruche mochica représentant

un individu amputé du membre inférieur gauche ajustant une prothèse engainante en céramique (Cat.# B/4919, Courtesy, American Museum of Natural History, Di- vision of Anthropology)

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«Décrypter la différence : lecture archéologique et historique de la place des personnes handicapées dans les communautés du passé» DELATTRE V. et SALLEM R. (dir) - CQFD/2009

Petits infirmes espiègles

Dans l’Occident médiéval, deux petits sujets infirmes, dont les prothèses en bois sont assez sem- blables l’une de l’autre (membre inférieur amputé replié sur une sorte de coque ou d’arceau en bois engaînant), ont été représentés, l’un sur une Bible et l’autre dans une scène profane de chasse mise au jour en contexte religieux ; ils sont pleinement re- présentatifs des dispositifs en matériau périssable déployés pour pallier une amputation :

- le premier, dessiné au VIIème siècle, est un pe-

tit sujet, amputé sous le genou du membre inférieur droit ; il est appareillé et son moignon est maintenu (membre amputé replié) sur une sorte de reposoir avec coussinet duquel part le pilon en bois destiné à la déambulation. Sa posture, ici plutôt acrobati- que, vise à représenter le « R », initiale de Rogamus

(« nous t’en supplions»), enluminure d’une page des « Commentaires sur les Épitres de Saint-Paul » de la Bible d’ Hermon d’Auxerre conservée au musée municipal d’Angers (fig. 6).

- le second figure en bonne place, sur une mo- saïque du XIIème siècle (aux fortes réminiscences

romaines) installée dans le chœur de la cathédrale Notre-Dame de Lescar (ALLèGRE, 1978). Les mo- tifs restitués présentent des sujets de chasse sur

deux bandes et, celle de gauche représente un âne tirant par un licol attaché à sa queue, un chien à lan- gue pendante. Devant eux, un petit chasseur, par- ticulièrement véloce, au sombre visage (d’aucuns veulent y voir la représentation d’un maure), son cor en bandoulière, est en train de bander son arc. Il est amputé du pied droit et son moignon est en- filé dans une sorte d’anneau en bois qui semble faire corps avec un pilon droit de marche (fig. 7).

Ces deux sujets sont pleinement inscrits dans la vie et ne semblent stigmatiser aucun groupe d’in- firmes marginalisés pour cause de handicap ; au même titre, de nombreuses figurations de prothèses en bois (« pilons ») identiques, rudimentaires mais pratiques pour la marche, ornent les chapiteaux ro- mans, évoquant la longue cohorte des humbles et des miséreux (de MECQUENEM, infra).

L’art figuratif va peu à peu multiplier la figure de l’infirme, de cet homme lourdement handicapé, associé à la mendicité urbaine, le plus souvent am- puté d’un ou des deux membres inférieurs. Dans « La

procession des infirmes », la précision chirurgicale de Jérôme Bosch (1450-1516) renseigne quasiment sur tous les types d’infirmités liées à l’amputation. Là encore, comme c’était déjà le cas depuis le haut- Moyen-Âge, la prothèse la plus fréquente, appa-

fig. 6 : Petit sujet infirme et appareillé figurant sur une Bible du VIIème siè-

cle (Angers, Bib. Mun., Rés. Ms 67, fol. 141 : cliché CNRS-IRHT, base Emluminures)

fig. 7 : Petit chasseur à l’arc amputé tibial de la mosaïque du XIIème siècle

de la cathédrale Notre-Dame de Lescar (cliché Jean-Pierre Aguer, Ville de Lescar, 2009)

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reillant le sujet amputé d’un seul membre inférieur, est en bois et constituée en deux parties : une demi- coque tibiale assez longue où vient s’appuyer la face antérieure du moignon (genou plié) et un pilon de bois qui lui est perpendiculaire.

Les amputés bilatéraux, plus compliqués à équiper, ont les deux moignons fixés sur des planches par des courroies de cuir et, sans doute pour aider au déplacement en diminuant

la douleur au niveau des ap- puis, ils emploient souvent des béquilles. L’ensemble des prothèses apparaît systéma- tiquement attaché par des sangles de cuir maintenues par des boucles en métal et en bois.

Mais c’est Bruegel, né vers 1528 et condisciple d’Am- broise Paré, qui offre le té- moignage le plus détaillé de l’ingéniosité des appareilla- ges inventés pour faciliter les déplacements des amputés. Dans « L’ire », un soldat fan- tastique, mi-homme, mi-bête, guerroie avec son pilon de bois (fig. 8). Il illustre, mieux qu’un long discours, les rava- ges des guerres meurtrières

qui ont décimé les armées et livré de nombreux in- firmes que, par ailleurs, Ambroise Paré eut à cœur d’appareiller au mieux.

Dans le « Combat entre Carnaval et Carême », peint en 1559, on remarque plusieurs infirmes éparpillés au milieu des réjouissances populaires ; l’un d’entre eux, les jambes atrophiées remontées derrière lui, rampe grâce à un seul morceau de tissus glissé sous lui qu’il tient avec des poignées.

C’est surtout dans « Les Mendiants » qu’il repré- sente des infirmes atteints de handicaps lourds se déplaçant avec des systèmes de béquilles mais aussi de planchettes de bois glissées sur les moignons (fig. 9). Comme relaté précédemment, il dépeint une sorte de coquille en bois sur laquelle repose le moignon (l’appui, lors du déplacement, se fait en grande partie sur la tubérosité tibiale). Deux barres transversales servent à stabiliser l’ensemble. Une autre prothèse semble, elle, taillée dans une grosse branche à l’endroit même d’un nœud naturel où un rameau secondaire permet de faire pilon avec le reste de l’emboiture ; cette utilisation pragmatique permet une sorte d’appui triangulaire (FRANCAS- TEL, 1995).

Ce même type d’appareillage, à savoir une demi-co- que munie d’un pilon dans laquelle repose le moi- gnon gauche solidement maintenu, système sans doute le plus communément usité, est également figuré sur une stalle du XVème siècle du chœur de

fig. 8 : Détail de « L’Ire » tableau peint par Bruegel en 1557, présentant un soldat à jambe de bois

fig. 9 : « Les Mendiants » tableau peint par Bruegel en 1558 présentant plusieurs infirmes amputés des mem- bres inférieurs

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l’église Saint-Sulpice de Diest (Belgique) ; outre cet appareillage récurrent, le mendiant figuré s’appuie lourdement sur deux béquilles, l’une est disposée sous son épaule droite et il tient l’autre, plutôt une canne courte, dans sa main gauche (fig. 10).

Les plus lourdement handicapés doivent rivaliser d’inventivité technique pour se mouvoir : dans les « Œuvres de Miséricordes » du Musée de Valencien- nes (milieu du XVIème siècle), est

ainsi représenté un appareillage complexe, dans lequel l’infirme sans membre inférieur s’installe dans une véritable carapace pro- tectrice en bois qu’il fait avancer à la seule force de ses bras. Dans la même veine, Fra Angelico peindra un cul-de-jatte avec ses prothèses de déplacement dans la chapelle de Nicolas au Vatican (STICKER, 2006, p29).

Jacques Callot (1592- 1635) des- sinateur et graveur lorrain, dont l’œuvre la plus connue est une série de 18 eaux-fortes intitu- lées « Les Grandes Misères de la Guerre », évoquant les ravages de la guerre de Trente ans, repré- sentera, à son tour en 1622, un mendiant avec une jambe de bois (fig. 11).

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