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Repères historiques de la gouvernementalisation

CHAPITRE 1 – Problématisation, contexte, démarche de recherche et d’analyse

1.2 Contexte d’analyse

1.2.1 Repères historiques de la gouvernementalisation

Si j’avais adopté le point de vue de l’épistémologie historique dans cette thèse, j’aurais fait remonter les antécédents du projet du The Lancet sur les mortinaissances et les programmes et stratégies qu’il génère depuis à l’OMS et à l’ONU, à son point d’émergence le 25 janvier 1662, date de la publication, à Londres, des Observations naturelles et politiques,

répertoriées dans l’index ci-après et faites sur les bulletins de mortalité (Rollet 1998 ; Le

Bras 2000). J’aurais souligné comment ce document inaugure l’idée de la mortalité comme phénomène collectif observable et mesurable, comment il fait usage pour la première fois d’une table de mortalité, peu après l’émergence de l’idée de la probabilité (1660), et fonde la statistique et la démographie comme domaine de connaissance (Hacking 1975 ; Dûpaquier 1996 ; Rollet 1998 ; Le Bras 2000). J’aurais fait de John Graunt (réputé auteur de ce document) et William Petty (promoteur du document et fondateur de l’arithmétique

politique) les figures emblématiques du rapport entre « il y a » et « il faut » qui émerge dès lors et de manière durable à la confluence des discours de la science et du politique (Hacking 1975 ; Le Bras 2000).

J’aurais souligné dans le détail comment la probabilité fut la réponse donnée au problème de l’induction autour de 1737 (Hacking 1975). J’aurais clarifié l’émergence et l’adoption dans la deuxième partie du XVIIIe siècle du concept de population pensée comme problème. J’aurais montré comment il a permis le déblocage des arts de gouverner et fit advenir un art nouveau du gouvernement ; cette technologie naissante du pouvoir qui fera de l’économie une sphère propre et visera la sécurité de l’ensemble d’un territoire par rapport à ses dangers internes, à commencer par les rapports entre sexualité et reproduction (Foucault [1978] 2004 ; Paltrinieri 2010). J’aurais insisté sur l’institutionnalisation des bureaux de statistique et mentionné que le premier bureau national de statistique est institué en Suède en 1749 et que la première table de mortalité nationale fut établie en 1766 par l’astronome suédois Pierre Wargentin (Dûpaquier 1996).

J’aurais détaillé l’émergence de la médecine des organes autour de 1800 et la formation progressive de collection de données (collection de cas individuels) qui, associées au raisonnement probabiliste et à l’analyse statistique (à l’échelle populationnelle), vont permettre le déblocage épistémologique de la médecine (Canguilhem [1943] 1966 ; Foucault 1963, 1975 ; Hacking 1990). J’aurais plus particulièrement suivi, à la même période, l’émergence, en Allemagne, du domaine de l’obstétrique et comment elle est devenue une science (Schlumbohm 2002, 2005). Un accent important aurait été mis sur la nouvelle bureaucratie chargée de compter dans les années 1820-1840 (Hacking 1982). J’y aurais situé la fondation du The Lancet par Thomas Wakley en 182333. L’exportation des

idées techniques de ce qui est normal vers la politique par Auguste Comte dès 1828 aurait été soulignée (Hacking 2005c). J’aurais rappelé l’idée d’un terme moyen de gestation de 280 jours par l’obstétricien Franz Karl Naegele en 1836, connu comme la règle de Naegele (St- Amant 2015). De même, pour les régularités des nombres et l’idée de l’homme moyen par

Adolphe Quetelet en 1844, la tenue de la première session, à Bruxelles, du Congrès international de Statistique en 1853, l’idée des écarts par rapport à la moyenne par Francis Galton en 1879, ainsi que la loi des probabilités d’erreurs, dont Pierre-Simon de Laplace et Carl Friedrich Gauss ont donné des formulations mathématiques définitives, nommé la courbe normale par Karl Pearson en 1896 (Fagot-Largeault 1989 ; Hacking 1990, 2005c). Puis, suivant la théorie de la défense de la société apparue en Belgique autour de 1880, j’aurais discuté de comment nous en sommes venus à prétendre défendre la société (par exemple : médicalisation des criminels, purification de l’espèce) depuis la fin du XIXe siècle (Foucault [1975] 1999 ; Foucault [1976] 1997). C’est non sans rapport que va advenir la notion de seuil de pauvreté autour de 1887, la division de l’espace urbain en secteur riche et en secteur pauvre et l’obligation sociale envers les pauvres issus de l’industrialisation (Foucault [1977] 2001 ; Hacking 2000). Le couple population-richesse, qui lie les techniques de pouvoir sur la vie et les vivants aux techniques de production économique, y trouve un certain point d’aboutissement, terreau fertile à l’institutionnalisation des sciences humaines et sociales et à la mise en place de politiques publiques nationales, d’orientation, d’organisation et de contrôle des forces productives et reproductives (Foucault 1966, 1975, 1976, [1978] 2001, [1982] 2001).

J’aurais abordé la professionnalisation réussie des médecins aux alentours de 1900, non sans rapport avec le développement de la médecine d’État tout au long du XIXe siècle et la place qu’ont pris les hygiénistes à la fin du XIXe siècle (Foucault [1977] 2001, Beck [1986] 2003). J’aurais accordé une place importante aux organisations internationales, des associations savantes à celles des travailleurs et jusqu’à la Société des Nations qui au lendemain de la Première Guerre mondiale va faire émerger un nouvel espace global, une gouvernementalité non seulement nationale, mais aussi transnationale (Grenier 2009). Ainsi a pu apparaître l’idée de la paix dans le monde (et ses dérivés : la population, la sécurité et la santé mondiales – et non seulement sur un territoire donné). Les années 1930-1940 auraient été l’objet d’un développement concernant l’émergence du néolibéralisme américain et de la théorie du capital humain qui prolonge la rationalité quantitative (par exemple : calcul coûts- bénéfices) à toutes les sphères de la conduite humaine, y compris la reproduction humaine et l’éducation (Foucault [1979] 2004 ; Feher 2007 ; Paltrinieri 2013). Puis au milieu de la

Deuxième Guerre mondiale, en 1942, l’importance décisive de la publication, en Angleterre, de Social Insurance and Allied Services par William Henry Beveridge, connue comme le

Plan Beveridge, dans lequel est développée l’idée de l’universalité de la protection sociale

par la couverture étatique de toute la population et de tous les risques sociaux (Foucault [1976] 2001). Une discussion détaillée aurait été menée concernant la définition de la santé de l’OMS édictée pour le monde entier dans sa Constitution, signée en 1946 et entrée en vigueur en 1948. J’aurais documenté comment depuis 1945, et avec l’OMS, la santé et le droit à la santé sont devenus des enjeux de luttes politiques et comment la santé des populations et le bien-être des individus se sont imposés en tant qu’horizon collectif (Foucault [1976] 2001 ; Rose 2006). L’idée de mortalité évitable par David Rutstein et son équipe en 1976 aurait été considérée, comme la place de l’évaluation de la performance des services de santé qui lui est associée. Enfin, au-delà de la mortalité, mon histoire du présent aurait considéré l’idée de qualité de vie et le calcul du fardeau (économique, mondial) de vivre avec une condition particulière (par exemple : le fardeau d’une maladie ou ici le fardeau du deuil) ; des recherches publiées depuis 1947 à sa traduction administrative par la Banque Mondiale en 1993 concernant l’évaluation et la rentabilité des investissements, particulièrement en santé (Fagot-Largeault 2010 ; Wahlberg et Rose 2015).

Tout au long de ce long processus de gouvernementalisation de la vie, du vivant, de l’État et du monde, ce sont présentés des points de résistance à la fois comme cibles du pouvoir et comme modalités de luttes, de la Saint-Lundi, à la grève des ventres et jusqu’au droit de tomber malade, de se soigner et de mourir (Thompson 1967 ; Foucault [1977] 2001 ; Rosin 1980). Ces formes de résistance, et bien d’autres contre-conduites, ont parfois été très localisées, mais se sont aussi déployées, et se déploient toujours, à l’échelle mondiale, transnationale.

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Une synthèse généalogique exhaustive de la gouvernementalisation reste à faire, mais l’intérêt de ce bref survol est d’en dégager quelques repères. C’est dans l’édifice et ses

niveaux, l’édifice du gouvernement par la science, que logent les idées-clés que je viens d’évoquer : la probabilité, la mortalité, le normal, l’universalité de la protection sociale, la santé, la mortalité évitable, la qualité de vie. Elles sont ce par quoi nous sommes gouvernés ; ce par quoi nous sommes rendus connaissables et administrables. Il s’agit non seulement d’idées, mais de façons de penser qui à leur tour génèrent des manières d’agir. C’est là la forme de rationalité dans laquelle va s’inscrire une pléthore de projets, généralement présentés sous le signe du progrès ou sous celui connexe du développement. Dans cette thèse, j’ai choisi d’aborder un de ces nombreux projets de l’actualité mondiale.