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Procédures d’examen pour former des banques de données

Dans le document Être gouverné : entre science et politique (Page 187-193)

CHAPITRE 4 – Être gouverné : ce que cache l’intervention

4.2 Aspirer à normaliser les gens : mécanismes de surveillance

4.2.1 Procédures d’examen pour former des banques de données

« Plus de 40 millions de femmes accouchent sans surveillance à la maison chaque année » affirment les promoteurs du The Lancet (Samarasekera et al. 2016 : 6). Est-ce là une bonne ou une mauvaise nouvelle ? Est-ce trop peu ou beaucoup trop ? Est-ce une manière souhaitable de se comporter ou non à l’égard de l’idéal à suivre ? Que cela nous apprend-il à propos du système pour sauver les mères ainsi que les nouveau-nés ? Quels sont les liens entre la surveillance et les procédures d’examen ?

Accoucher sans surveillance c’est, pour les promoteurs du The Lancet, diminuer les opportunités d’amélioration d’un monde où chaque mère et chaque nouveau-né « are given the best chance to not only survive but also thrive » (Samarasekera et Horton 2014 : 108). C’est aller à l’encontre d’une conduite favorable à la réalisation du monde promu par l’UNFPA où « chaque accouchement est sans danger »101 et c’est entraver la vision portée

par l’OMS selon laquelle « every birth celebrated, and women, babies and children survive, thrive and reach their full potential » (OMS 2014 : 7). Par là, ces promoteurs cherchent à savoir qui obtient quoi, quand et comment ; ce qui est en jeu ce n’est pas de savoir si un accouchement sans trop de surveillance est souhaitable ou non (telle n’est pas leur question), mais de s’assurer de l’accès équitable aux soins et à un suivi pour chaque femme et chaque nouveau-né, dans l’objectif explicite de les protéger, voire de les sauver.

La surveillance de l’accouchement occupe une place centrale dans l’implantation du système de sauvetage des mères et des nouveau-nés. Rappelons d’abord qu’au chapitre 3 j’ai souligné l’importance de la catégorie des mortinaissances intrapartum. La mise en œuvre des mécanismes d’intervention et ceux de surveillance se fonde sur des recherches scientifiques, à commencer par des résultats statistiques : « Dans le monde entier, 1,2 million de mortinaissances surviennent pendant l’accouchement » (Lawn et al. 2011a : 3). Les interventions dont l’implantation est recommandée sont aussi fondées sur des recherches scientifiques (« evidence-based interventions ») : « We reviewed 35 potential interventions,

of which we strongly recommend ten for implementation » (Bhutta et al. 2011 : 1523, Key messages). Parmi les dix interventions recommandées pour réduire les mortinaissances (voir annexe 1), on retrouve « skilled care at birth » ce qui correspond plus exactement au « monitoring of progress of labour with a partograph, detection of complications, and infection control, with episiotomy if needed » (Bhutta et al. 2011 : 1527, panel 2). À cela s’ajoute la surveillance fœtale et plus particulièrement « la surveillance de la fréquence cardiaque du fœtus » (Samarasekera et al. 2016 : 7-8). La présence de personnel qualifié à la naissance pour assurer la surveillance et les interventions durant le travail et l’accouchement (y compris pour les naissances qui ont lieu à la maison) se retrouve au centre de la couverture dans le continuum de soins, ce que Mason et al. nomment « evidence-based packages for the focus of the Every Newborn Action Plan » (Mason et al. 2014 : 459).

La présence de personnel qualifié à la naissance passe ainsi de la recherche scientifique publiée dans le The Lancet vers une politique publique mondiale, celle mise en œuvre dans le Plan d’action de l’OMS, jusqu’à devenir un des dix « indicateurs de base pour [le plan d’action] Chaque Nouveau-né » et un des trois indicateurs de la « couverture de soins pour l’ensemble des mères et des nouveau-nés » (OMS 2014a : 9). Ce passage des résultats scientifiques vers des visées administratives constituent un usage de la science qui affecte directement la formation d’un certain type de gens. Il s’agit non seulement de normaliser l’assistance professionnelle à l’accouchement (je l’avais déjà souligné au chapitre 3), mais de rendre cette aide désirable pour les femmes enceintes qui accouchent et ainsi rendre ce système de sauvetage tout simplement incontournable. Accoucher sans surveillance participe au contraire du modèle repoussoir de la naissance ; il devient une conduite à éviter, voire un comportement irresponsable, jusqu’à être associé à « la figure de l’horreur »102. Cette figure

de l’horreur est celle de mort-nés jugés évitables, considérés comme le résultat de l’absence de personnel qualifié à la naissance. Le type de gens à produire est donc celui d’une femme qui veut accoucher sous surveillance.

102 Je réfère ici aux promoteurs du The Lancet quand ils affirment que « the truly horrific figure is 1,3 million

intrapartum stillbirths. The idea of a child being alive at the beginning of labour and dying for entirely preventable reasons during the next few hours should be a health scandal of international proportions » (Horton et Samarasekera 2016 : 515). J’ai déjà référé et analysé une telle position au chapitre 3.

Mais quel est l’objectif implicite de cette bienveillance ? Commençons par un détail significatif. Étonnamment peut-être, la visée du projet des promoteurs n’est pas seulement de sauver les femmes et les nouveau-nés et de prévenir les mortinaissances, mais « saving

and counting » (Lawn et al. 2011a : 5, je souligne). Les précédents chapitres ont montré que

les mécanismes de prévention des mortinaissances exigent en amont la comptabilisation des mortinaissances. Les promoteurs ne sont pas sans le savoir et ils incluent dans les thèmes de recherche prioritaires celui des données pour l’action et le suivi (lire : la surveillance) : « comptabiliser les mortinaissances incluant les recensements et renforcer l’implantation de l’enregistrement de routine pour les mortinaissances » (Lawn et al. 2011a : 6). Compter figure aussi, dans le numéro thématique de 2016, parmi les « priorités pour améliorer les données afin d’informer les actions vers 2030 » (Samarasekera et al. 2016 : 4). Les promoteurs du The Lancet soulignent que « l’enregistrement de toutes les naissances dans les structures de santé, les mortinaissances, les décès maternels, et les décès néonatals doit être amélioré » (Samarasekera et al. 2016 : 4). De la recherche aux politiques publiques, il s’agit dans le Plan d’action de l’OMS de l’objectif stratégique numéro 5 : « Chaque nouveau-né doit être enregistré, et les décès néonatals et maternels comme les mortinaissances doivent être comptabilisés » (OMS 2014a : 8). Au-delà du décompte des vivants et des morts, nos promoteurs ajoutent que « l’amélioration des données est particulièrement primordiale pour permettre le suivi du contenu et de la qualité des soins prénatals et intrapartum » (Samarasekera et al. 2016 : 4). « Améliorer la qualité des soins maternels et néonatals » figure comme l’objectif stratégique numéro 2 du Plan d’action de l’OMS (OMS 2014a : 8). Intervenir pour sauver les femmes et les nouveau-nés est ainsi un processus double qui engage la prévention et la comptabilisation.

La bienveillance qui consiste à sauver des vies a donc sa contrepartie. La bienveillance est à

double face : une face humaniste et une face néolibérale. D’une part, « la conviction que la

vocation de l’homme est de combattre l’ordre naturel, en protégeant les faibles, et en soignant les malades » ; d’autre part, l’évidence selon laquelle « la morale médicale est une morale de la bienfaisance, au sens technique d’un calcul risque/avantage » (Fagot-Largeault 2010 : 3, 4). Une telle bienveillance à double face engage la mise en place de mécanismes de surveillance, à la fois comme système de sauvetage et comme un système sous-jacent de

comptabilisation continue. C’est dans cette articulation que sont rendues explicites les procédures d’examen.

Les procédures d’examen sont ici des mécanismes de surveillance de la santé de la population qui visent, selon les analyses de Michel Foucault, à former un savoir, c’est-à-dire à rendre visible et à former un champ documentaire d’un certain type (Foucault 1975 : 219-224). La finalité explicite des procédures d’examen, protéger la santé des femmes et des enfants, contient son pendant trop souvent implicite : former des collections de données. Selon les analyses de Foucault, c’est précisément les procédures d’examen qui ont permis « le déblocage épistémologique de la médecine » (Foucault 1975 : 217, 219). Hacking précise que « pathology became the study of unhealthy organs rather than sick people. One could investigate them in part by the chemistry of the secretions of living beings – urine, for example » (Hacking 1990 : 164). Collecter des données équivaut en ce sens à prendre des mesures au niveau des organismes ; du corps, de ses organes et de ses substances – urines, sang, muqueuses. Mais la formation de collection de données ne se limite ni à l’examen de cas ni aux données relatives aux organes individuels. Cette démarche dite inductive ne peut mener à des généralisations. C’est la probabilité qui a été la réponse donnée au problème de l’induction (Hacking 1975) et la maîtrise du hasard celle donnée au problème de la population (Foucault [1978a] 2004 ; Foucault 1976 ; Hacking 1990). Ainsi, la formation de collection de données vise à atteindre le niveau populationnel (de l’espèce, sa population et ses processus – fécondité, natalité, morbidité, mortalité). Dans ce sillon émergent les recherches et les analyses statistiques, démographiques et épidémiologiques. Mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est que ces procédures d’examen sont des mécanismes de surveillance qui visent non seulement à former un savoir, à rassembler des dossiers individuels et des banques de données populationnelles, mais aussi à produire, par la constitution même de ce savoir, certains effets de pouvoir : ici, normaliser les gens et réguler la population (Foucault 1975 : 217-227 ; Foucault 1976 : 177-198). Le type de gens qui en résulte est non seulement une femme qui veut accoucher sous surveillance, mais qui accepte, voire sollicite, le suivi médical (prises de sang, analyse d’urine, échographies, etc.) tout au long de sa grossesse.

Ce déplacement analytique permet de prendre une distance face à l’argument promotionnel de l’accès aux soins. Les promoteurs du The Lancet considèrent en effet l’accès aux soins comme la solution des solutions : « La plupart des mortinaissances sont évitables avec des améliorations du système de santé : les mortinaissances sont évitables grâce à des soins prénatals et périnatals de haute qualité dans le continuum de soins pour les femmes et les enfants » (Samarasekera et al. 2016 : 2). De la recherche aux politiques publiques, il s’agit dans le Plan d’action de l’OMS de l’objectif stratégique numéro 3 : « Atteindre chaque femme et chaque nouveau-né pour réduire les inégalités. L’accès aux soins de santé de qualité dont chacun a besoin sans être exposé à des difficultés financières est un droit fondamental » (OMS 2014a : 8). Or, le droit à la santé suppose des devoirs, ou mieux, des comportements appropriés, qui sont rarement rendus explicites. Le pacte implicite de l’accès aux soins et du droit à la santé est le suivant : donnez vos urines, votre sang, des échantillons de votre chair, rendez votre corps et votre âme transparents, puis donnez à enregistrer et à organiser les événements de votre vie (par exemple la vie reproductive : conception, grossesse, naissance, mort), et vous aurez, en retour, la santé. La santé reproductive (par exemple une grossesse voulue), la santé obstétricale (par exemple un accouchement sans danger) et la santé de la population (par exemple le taux réduit de mortalité et de mortinatalité). Ce droit à la santé, ce n’est pas un droit de prise, un mécanisme coercitif de prélèvement, mais bien plutôt un mécanisme d’incitation qui invite chacun à donner103. Et pourquoi donner ? Pour s’améliorer,

au double sens de la conception humaniste et de la conception néolibérale. S’améliorer, c’est être compté pour compter pour autrui. D’où « se faire compter pour être pris en compte » (Filippova 2009 : 84). C’est ce que les promoteurs du The Lancet nomment le droit d’être compté : « a right to be counted, survive, and thrive wherever they are born » (Mason et

al. 2014 : 455). Rappelons ici seulement la phrase conclusive de l’auteur de La volonté de savoir : « Ironie de ce dispositif : il nous fait croire qu’il y va de notre “libération” »

(Foucault 1976 : 211).

Je propose qu’un système de santé qui vise à assurer l’accès aux soins est aussi un système de santé qui cherche à s’assurer un accès aux données. En ce sens, la bienveillance qui

prétend accorder à chaque femme et à chaque nouveau-né un accès aux soins se traduit dans la formation de cas sous examen. Chaque femme et chaque nouveau-né devient « un objet pour une connaissance et une prise pour un pouvoir » (Foucault 1975 : 224). Si, de plus, l’accès aux soins s’inscrit dans un continuum de soins, c’est l’accès continu aux données qui est en jeu. La face cachée de l’accès aux soins c’est l’accès aux données. D’où la possibilité de la surveillance continue sans résistance de la part des personnes concernées qui y voient un moyen d’améliorer leur capital santé.

Dans un système de santé qui prétend à des interventions fondées sur les recherches scientifiques et dont les mécanismes de financement sont basés sur les résultats, la question de l’accès aux données est le nerf de la guerre et l’accès aux soins le processus stratégique

de pacification, c’est-à-dire le moyen d’accéder aux données, ici, via des procédures

d’examen qui couvrent la finalité recherchée. En d’autres mots, l’accès aux soins est ici un incitatif stratégique pour avoir accès aux données.

Les promoteurs du The Lancet jugent que les dix interventions recommandées pour réduire les mortinaissances « sont fondées sur suffisamment de données pour être implantées dans les systèmes de santé actuels » (Lawn et al. 2011a : 4). Or, les auteurs de l’article en question sont beaucoup plus nuancés : « Despite the paucity of information, our report provides evidence that several interventions effectively reduce stillbirths, especially those that relate to the intrapartum period, and can be implemented within health systems » (Bhutta et

al. 2011 : 1534, je souligne). Plus précisément, les auteurs formulent les précautions

suivantes :

We identified few studies in which interventions clearly reduced stillbirths. In particular, almost no studies reported disaggregated data for antepartum or intrapartum stillbirths, and only one study was an effectiveness trial. These limitations impede definitive judgment of the effectiveness of interventions that benefit both mothers and neonates. For several interventions, especially those that relate to serious maternal and neonatal complications and comprehensive emergency obstetric care, the scarcity of information on stillbirth outcomes points to the need for targeted research to fill these evidence gaps. A major recommendation of this report, and of preceding reviews, is for stillbirth measurements to be included in all existing surveillance sites with pregnancy

detection and outcome tracking. Furthermore, instruments such as those for verbal autopsy, need to be urgently developed to allow accurate tracking of gestational age for stillbirths. Characterisation of stillbirths into antepartum and intrapartum needs to be improved to better assess the effect of interventions. (Bhutta et al. 2011 : 1533-1534)

En effet, il y a une marge importante entre l’attitude assurée des promoteurs pour qui ces interventions sont fondées sur suffisamment de données pour être implantées, et la multiplication des précautions formulées par les auteurs de l’article scientifique où sont soulignées la pénurie d’informations, la nécessité de combler ces manques par des recherches ciblées, l’urgence de développer des instruments de collecte de données et les limitations des études scientifiques en cours qui empêchent de former un jugement définitif sur l’efficacité réelle des interventions. De la pénurie d’informations à la suffisance de données, il y a un raccourci qui ne manque pas d’impressionner. Ainsi, les mécanismes de surveillance de la santé de la population sont peut-être d’abord et avant tout des moyens de s’adresser à et de redresser la problématique de la pénurie d’informations : « A major recommendation of this report, and of preceding reviews, is for stillbirth measurements to be included in all existing surveillance sites with pregnancy detection and outcome tracking » (Bhutta et al. 2011 : 1533-1534). D’où l’importance d’étudier les procédures d’examen pour former des collections de données avant d’interroger les procédures de gestion pour administrer des groupes à risque formés de gens qui possèdent un faible capital humain (pauvreté, santé fragile, milieu défavorisé, etc.) ou qui refusent le suivi médical.

Dans le document Être gouverné : entre science et politique (Page 187-193)